Notes
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[1]
Le droit foncier traditionnel englobe plusieurs situations : droit d’appropriation collectif, droit éminent sur les terres exercé par le chef de terre, droit d’exploitation et d’usage individuels ou collectifs (LeRoyet al. 2016).
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[2]
La littérature sur les droits fonciers est vaste, à titre d’exemple, voir Houdeingar (2009), LavigneDelvilleet al. (2017 : 132-136).
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[3]
Localité située à environ 35 km au nord-ouest de la capitale du Burkina Faso.
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[4]
Interview de feu M. Salif Diallo, ancien ministre de l’Agriculture, de l’Hydraulique et des Ressources halieutiques, « La politique agricole au Burkina Faso », Le Pays, 18 juillet 2002, p. 22.
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[5]
On distingue deux monastères bénédictins à Koubri. Un monastère de moines bénédictins : le monastère Saint-Benoît (objet de notre étude) et un monastère de moniales bénédictines : le monastère Notre-Dame-de-Protection. Les deux monastères ont une histoire commune, cohabitent sur le même espace mais chaque monastère est indépendant vis-à-vis de l’autre.
-
[6]
Registre du suivi de l’organisation foncière de la commune de Koubri, Mairie de Koubri, Burkina Faso, 2019.
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[7]
Il s’agit de la communauté des moniales bénédictines de l’abbaye de Pradines en France.
-
[8]
Elle était composée de l’abbesse (mère Brigitte de Larminat), de la cellérière de Valognes (mère Hildegarde Trabarel), du père Placide Pernot (venus de Toumliline) et du père Grimaud (vicaire général de Mgr Paul Zoungrana, archevêque de Ouagadougou).
-
[9]
Entretien avec N. Y., 14 août 2017, Koubri.
-
[10]
Entretien avec N. Y., 20 août 2017, Koubri.
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[11]
Entretien avec Z. M., 7 juillet 2017, Ouagadougou.
-
[12]
Entretien avec J. M. M., 12 août 2017, monastère.
-
[13]
Archives de Koubri (Lettre missionnaire de Koubri, 2006). Produites depuis la première année à Koubri, les lettres missionnaires sont des nouvelles annuelles de la vie de la communauté de l’abbaye. Ces lettres sont également souvent appelées « Nouvelle de Koubri ». En l’absence d’archives monastiques bien structurées et codifiées sur place, ces lettres missionnaires permettent de mieux suivre et comprendre certaines activités du monastère.
-
[14]
Entretien avec K. E., 15 août 2017, Ipélcé.
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[15]
Entretien avec T. P. D., 10 août 2017, Naaba Zana.
-
[16]
Entretien avec S. H., 24 juillet 2017, Koubri.
-
[17]
Entretien avec O. I., 14 décembre 2016, Koubri.
-
[18]
Il faut préciser que l’exploitation des ressources renouvelables (bois mort, plantes médicinales) et la commercialisation des produits forestiers non ligneux (néré, karité, raison, et autres) procuraient des revenus substantiels aux différents acteurs, surtout aux femmes.
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[19]
Il s’agit des jeunes des villages ou des ayants droit des propriétaires terriens que les nouveaux acquéreurs recrutent comme gardiens. Ces derniers se chargent de la sécurité et de la protection des domaines fonciers nouvellement acquis.
-
[20]
Entretien avec F. G., 14 décembre 2016, Koubri.
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[21]
Entretien avec N. Y., 14 août 2017, Koubri.
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[22]
Entretien avec Y. C., 26 août 2017, monastère.
-
[23]
Entretien avec H. B., 20 janvier 2017, Nakamtenga.
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[24]
Entretien avec O. F., 14 septembre 2017, Koubri.
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[25]
Entretien avec D. A., 15 août 2017, Napaghatenga.
-
[26]
Entretien avec K. Z., 14 septembre 2017, Ouagadougou.
-
[27]
Ibid.
1La métamorphose des maîtrises de terre détenues collectivement en propriétés foncières marchandes individuelles est un évènement majeur dans l’histoire du Burkina Faso. Un peu partout dans le pays, et dans la sous-région ouest-africaine en général, la pression sur les ressources foncières conduit à une individualisation, une privatisation, voire une marchandisation des droits fonciers traditionnels [1] ainsi qu’à une mutation du caractère inaliénable et imprescriptible des terres (Lavigne Delville et al. 2001 : 24). Il s’agit là d’une remise en cause généralisée du système foncier traditionnel dans des zones où l’économie repose essentiellement sur des activités agropastorales. Cette remise en cause se caractérise par la transformation des règles d’héritage, des formes d’appropriation et des modes d’exploitation de la terre, de même que des droits détenus et transmis par les acteurs fonciers, suscitant en conséquence des débats sur les droits fonciers, notamment entre privatisation et sécurisation des terres.
2La première perspective de ce débat considère le passage par la propriété privée et par la formalisation des droits comme étant incontournable pour le développement rural. La seconde affirme que l’accès à la terre passe par l’appartenance à des réseaux sociaux et doit nécessairement donner lieu à des négociations afin d’aboutir à des règles de gestion et des droits acceptés par tous les acteurs et, ainsi, à une exploitation durable des ressources [2].
3D’une théorie à une autre, on assiste au développement inexorable du phénomène de démantèlement de la maîtrise foncière lignagère, occasionnant ainsi une quasi-disparition des réserves foncières lignagères et une accumulation au profit d’une poignée d’individus nantis.
4Non loin de la capitale du Burkina Faso, dans la commune de Koubri où se situe le village du même nom [3], le paysage socioéconomique a connu une transformation importante due à plusieurs facteurs : l’influence de deux monastères bénédictins implantés à Tanvi-Nakamtenga en 1963, la promotion de l’agrobusiness depuis 1990 et, récemment, la création de projets immobiliers. En effet, depuis 1990, l’agrobusiness est considéré par les autorités politiques nationales du Burkina Faso comme le type d’agriculture moderne, compétitive et qui, intégré au marché, devrait améliorer les exportations et contribuer à lutter contre la pauvreté en milieu rural [4]. C’est pourquoi l’accès au foncier rural par des gros investisseurs fut facilité par une interprétation souple des dispositions de la loi sur la Réforme agraire et foncière (raf), puis par des mesures législatives nouvelles comme la loi 034-2009 portant sur le régime foncier rural (Tallet 2009).
5Cependant, cette volonté politique de modernisation et de professionnalisation de l’agriculture par la valorisation de l’agrobusiness entraîna très rapidement une course à la terre, une ruée vers l’acquisition des maîtrises des terres, un accroissement démesuré de la pression sur la ressource et, de façon symétrique, des conflits inhérents à la gestion et à l’exploitation de la terre. L’agrobusiness, promu au départ comme un instrument de développement du monde rural, devint par conséquent générateur de tensions et de conflits fonciers ruraux.
6Plusieurs auteurs ont montré que les groupes stratégiques (Bierschenk & Olivier de Sardan 1994) habituellement impliqués dans des conflits fonciers sont autochtones, migrants et investisseurs étrangers (Le Meur 2002 ; Mathieu et al. 2004 ; Colin 2005). La particularité du groupe des allochtones/migrants du village de Koubri est qu’il compte deux communautés monastiques [5], initialement composées de moniales et de moines européens et aujourd’hui exclusivement africains. Les deux monastères bénédictins, indépendants l’un de l’autre conformément aux exigences de la règle bénédictine, partagent pourtant le même terrain de 250 hectares qui a été mis à leur disposition par les autorités coutumières de l’époque. Les données sur l’exploitation des terres dans le village de Koubri sont révélatrices du phénomène de marchandisation des terres rurales : sur 1 126 hectares de superficie, 380 sont occupés par des projets immobiliers, 325 par l’agrobusiness, 250 par le terrain des monastères, 120 par l’agriculture familiale et 56 par des individus [6]. On peut alors se demander comment la marchandisation de la terre, les transactions foncières et la formalisation des droits fonciers influencent les relations entre les monastères bénédictins qui détiennent un quart de la superficie et la population environnante qui ne peut exploiter que 120 ha du territoire ?
7À partir d’une approche ethnographique des interactions entre les religieux et les différents groupes de la population environnante centrée sur les conflits et tensions (Bierschenk & Olivier de Sardan 1994), j’ai analysé comment les règles d’accès à la terre changent lorsque le contexte évolue et que la pression sur la terre s’accroît. Quels sont les impacts des changements du marché foncier sur le climat social autour des monastères bénédictins ? Quelle est la place des monastères dans cette constellation sociale ?
8Mon analyse des interactions entre les religieux et les populations locales s’appuie sur des enquêtes conduites à Koubri et dans sept villages environnants (Tanvi, Nakamtinga, Napaghatenga, Naaba Zana, Badnogo, Poedogo, Ipelcé) en février, mai, août et septembre 2017, ainsi qu’en mars et avril 2018. Au cours de mes multiples passages d’une journée ou de mes séjours de trois à dix jours, j’ai mené 35 entretiens semi-directifs enregistrés et de nombreuses discussions informelles avec des personnes âgées, les détenteurs du pouvoir traditionnel (tengsoaba), les responsables des structures villageoises (président et autres membres des Conseils villageois de développement), des ouvriers et des anciens employés des monastères, des jeunes des concessions environnantes et, enfin, des moines. Ces échanges ont révélé l’existence de conflits internes aux familles détentrices de la maîtrise des terres et la baisse considérable des œuvres socioéconomiques du monastère en faveur des populations environnantes.
9Dans la première partie de cet article, je décris l’évolution de la situation foncière autour du village de Koubri en insistant sur le processus d’immatriculation du terrain des deux monastères et sur les tensions que ce processus génère. La deuxième partie donne un aperçu de l’économie monastique et de son impact sur le développement socioéconomique de la localité. Finalement, la troisième partie analyse le phénomène de marchandisation des terres au prisme de l’expansion massive de l’agrobusiness et de l’enjeu de la propriété collective monastique.
De la maîtrise foncière traditionnelle à la propriété collective monastique
10À Koubri comme un peu partout au Burkina Faso, la maîtrise foncière traditionnelle qui englobe les droits d’usage, les droits d’exploitation et de contrôle de la terre ainsi que de ses ressources se fonde sur la propriété coutumière collective régie par le droit coutumier (Bouju 2009). Ces niveaux de maîtrise foncière appartiennent aux lignages autochtones mais peuvent être attribués et délégués à différents types d’acteurs allochtones et autochtones. Le terroir était divisé entre les lignages autochtones et seuls les chefs de ces lignages pouvaient donner la terre à des étrangers qui en faisaient la demande. Autorité compétente en matière foncière, le tengsoaba (chef de terre ou maître de la terre) assure des fonctions religieuses, juridiques et gère la terre pour le compte de la collectivité. Sous la tutelle du tengsoaba, la mise à disposition de parcelles de terre en faveur d’individus ou de groupes étrangers aux communautés locales se pratiquaient sous forme de prêts à durée illimitée et de dons (Chauveau et al. 2006 : 16). Traditionnellement, ces transferts de droits sont enchâssés dans des relations sociales et religieuses qui s’expriment sous la forme du tutorat. Cette institution agraire générale aux sociétés paysannes ouest-africaines définit les règles en matière de transfert durable de droits fonciers, c’est-à-dire les relations réciproques entre les partenaires de la transaction, leurs droits, les obligations et la durée (transgénérationnelle). Bien que le tutorat puisse comporter une compensation monétaire, les relations de tutorat s’opposent à l’achat/vente qui clôt définitivement les relations interpersonnelles et collectives entre les partenaires (Jacob 2003 ; Chauveau 2006). Telle était la situation à Koubri dans les années 1960 lorsque les moniales et moines bénédictins avaient le projet de s’installer dans la région. Ce projet monastique bénédictin s’explique par les encycliques papales (Rerum Ecclesiae, Fidei Donum), le concile de Vatican ii et par le fait que les évêques européens implantés en Afrique invitaient les communautés à fonder des monastères sur le continent. C’est suite à cette invitation que la communauté des moniales bénédictines de l’abbaye de Valognes en France décida de fonder un monastère à Bouaké en Côte d’Ivoire. Mais, suite à un concours de circonstances, l’évêque de Bouaké avait aussi invité une autre communauté de moniales [7] à s’implanter sur le même terrain. Les moniales de l’abbaye de Valognes s’orientèrent donc ensuite vers Bobo Dioulasso en Haute-Volta où les invitait Mgr André Dupont avant de se diriger, faute d’avoir trouvé un terrain adéquat dans ce diocèse, vers l’archidiocèse de Ouagadougou, où le projet de fondation féminine se mua en double fondation de moniales et de moines bénédictins (Martin 1961 : 10).
11C’est le terrain de Koubri qui attira l’attention de l’équipe de prospection [8]. L’emplacement, qui était à cette époque situé dans la « grande brousse », offrait la solitude indispensable à la vie contemplative. L’endroit n’était pas non plus très éloigné de la ville de Ouagadougou ; ce qui devait permettre aux chrétiens de la capitale de venir facilement se ressourcer dans le cadre de la vie monastique et d’écouler la future production monastique. La proximité avec un point d’eau était également déterminante pour le choix du lieu. En effet, le site des monastères bénédictins de Koubri, formée d’une bande de terres arables, est situé en aval du cours du marigot qui alimente les barrages de Boulbi ainsi que le point kilomètre (pk) 25 sur lequel le plan d’équipement hydraulique du gouvernement de la Haute-Volta (Burkina Faso) avait prévu la construction du barrage de Napaghatenga, achevé en mars 1962. Ce site permettait donc aux moines et moniales de développer une économie agricole monastique tout en contribuant par l’exemple au développement des techniques de productions agricoles chez les paysans voisins (Martin 1961 : 12).
12Après avoir trouvé cet emplacement idéal pour une installation monastique, Mgr Paul Zoungrana, archevêque de Ouagadougou, et les bénédictins sollicitèrent le terrain auprès des coutumiers et notables de Koubri. Le 2 décembre 1961, celui-ci fut gracieusement attribué au Conseil d’administration des biens de l’archidiocèse de Ouagadougou par les propriétaires terriens représentés par le tengsoaba de Tanvi-Nakamtenga, grand-père de l’actuel tengsoaba qui revient sur la procédure :
C’est mon grand-père (feu Naaba Boulga) qui donna gratuitement la terre pour la fondation des monastères en 1960. À cette époque et comme toujours, la coutume veut qu’on montre à l’usager la partie à exploiter sans aucune autre forme de tracés rectilignes ou de lignes droites suivant un bornage précis. Les éléments matériels de délimitation étaient soit des arbres, un point d’eau, un relief, etc. L’espace actuel des monastères a été délimité par les moines eux-mêmes [9].
14L’acquisition du terrain sans paiement monétaire est également confirmée par le père Denis Martin (prieur de Toumliline, considéré comme le fondateur de Koubri) :
Les populations du village, à travers le chef de terre, nous donna gratuitement la terre pour l’implantation des monastères à Koubri. C’est le fils ainé du Naaba qui nous montra les limites de ce qui était mis à notre disposition. En contrepartie, elles attendaient du monastère des œuvres socioéconomiques comme la construction d’écoles, de centre de santé, de forages, etc. que nous nous sommes attelés, avec l’appui de nos amis et des bienfaiteurs, à mettre en œuvre après l’installation à Koubri (Martin 1961 : 6).
16Cette citation suggère que la relation foncière entre les villageois et les monastères est certes de nature économique, mais relève d’une vente « incomplète » qui s’accompagne d’un devoir de reconnaissance pérennisé des monastères à l’égard des cédants, avec des droits et des obligations implicites et probablement renégociables. La citation du père Denis Martin indique que les moines ont parfaitement saisi les caractéristiques du transfert de droits en forme de tutorat dont la dimension foncière est indissociablement liée à une dimension sociale.
Fig. 1. — Cartedelasituationdelazoned’étude
Fig. 1. — Cartedelasituationdelazoned’étude
Source : Base nationale de données topographiques (BNDT), Institut géographique du Burkina (IGB).18À Koubri et dans les villages environnants, la politique de promotion de l’agrobusiness ainsi que la vague de transactions foncières qui a suivi ont eu un impact considérable sur les fonctions coutumières du tengsoaba. Le rôle de celui-ci se limite désormais à un rôle symbolique. En conséquence, de nombreuses transactions foncières échappent à son contrôle, sauf dans les cas où celles-ci donnent lieu à des conflits. Le tengsoba actuel (N. Y.) parle de mise à l’écart des acteurs de la gestion coutumière du foncier lorsqu’il affirme que les terres de Koubri et des villages environnants appartiennent symboliquement aux lignages de la chefferie de terre de Tanvi et de Koubri mais que ni la première ni la seconde ne sont informées des différentes transactions foncières entre les nouveaux acteurs du foncier. Acheteurs et vendeurs ne font recours à eux qu’en cas de litiges ou de contestations [10]. Les entretiens avec les différents acteurs confirment ce témoignage et soulignent que les conflits sont nombreux et récurrents autour du foncier. En effet, certains membres des lignages autochtones vendent des terres familiales à l’insu des aînés, voire cèdent des terres n’appartenant pas à leur famille, ou vendent la même parcelle à plusieurs acheteurs. Les contreparties symboliques (chèvre, coq, tabac, cola, dolo, etc.) du système foncier traditionnel ont été progressivement remplacées par des sommes forfaitaires, variables selon les zones et les acquéreurs.
19La forte pression foncière environnante et les impératifs de sécurisation des infrastructures poussent les communautés bénédictines à construire des murs et des grillages pour protéger les monastères et les terrains environnants. Un ressortissant de Koubri explique :
Si le terrain des monastères n’était pas sécurisé, les monastères n’existeraient plus aujourd’hui car les ayants droit des propriétaires terriens, avec en tête le tengsoaba, allaient tout retirer et vendre aux nouveaux acteurs, tellement il y a une flambée des prix à l’hectare de nos jours [11].
21En 2007, les moines et moniales s’engagèrent alors dans le processus de sécurisation qui aboutit à l’obtention du titre foncier de leurs domaines en 2010. L’immatriculation de l’espace monastique favorisée par les politiques successives en matière foncière et l’obtention du titre foncier confèrent désormais un droit de propriété aux monastères, donc un droit d’accès, d’usage et de contrôle de la ressource foncière. Le terrain des monastères acquis par don en forme de tutorat passa, par conséquent, d’une maîtrise foncière coutumière à une propriété collective monastique.
Économie monastique et influence sur le développement local
22Afin de comprendre l’émergence du marché foncier autour des monastères de Koubri, il est indispensable de préciser l’économie monastique et son influence sur les habitants des environs.
23Isabelle Jonveaux (2011, 2013) souligne l’importance de prendre en compte les dimensions matérielles des institutions religieuses, notamment des monastères, pour comprendre leur fonctionnement interne et leurs relations avec leur environnement immédiat. Le travail des moines et des moniales, exigé par la règle de saint Benoît et nécessaire à la survie de la communauté, leur permet en même temps d’entrer en relation avec les habitants des environs. L’économie monastique devient, dans cette perspective, un lieu essentiel d’échange entre la société et le monde des religieux.
24L’impérieuse nécessité d’asseoir les conditions indispensables à la contemplation et d’assurer la subsistance de leur communauté conduit les moniales et moines bénédictins de Koubri à entreprendre. La communauté de moniales voisine a développé diverses activités économiques dont la plus importante est la fabrication de yaourts à grande échelle (Langewiesche 2015, 2017). Quant à eux, les moines ont favorisé la production agropastorale à l’instar du milieu environnant. Mais l’agriculture monastique s’est progressivement modernisée, contrairement à celle des villageois voisins auxquels les moines enseignèrent par la suite de nouvelles pratiques et méthodes de culture et d’élevage : technique de l’attelage (notamment la traction asine), semis en ligne, assolement triennal et utilisation d’engrais chimiques et organiques). Cette modernisation était certes nécessaire pour intensifier les rendements et satisfaire aux besoins de la communauté grandissante mais aussi afin d’assurer une économie suffisamment performante (Jonveaux 2013 : 165) pour rendre le monastère financièrement autonome. S’appuyant ainsi sur l’emploi d’ouvriers externes, les moines de Koubri entreprirent une agriculture doublée de productions vivrières (sorgho, mil, maïs) et de rentes : maraîchage, arboriculture, riziculture, culture fourragère, apiculture, et la production de sirops et confitures (goyave, mangue, banane, fraise, orange, tomate, etc.). Grâce à la production marchande, le monastère s’intégra dans le marché local en écoulant ses productions par l’intermédiaire d’acheteurs locaux qui se servaient directement au monastère ou par celui de grossistes de Ouagadougou qui se faisaient livrer.
25L’économie monastique des moines repose également sur la production pastorale : élevage de poulets de chair, de poules pondeuses et de vaches laitières. Construite en 1972, la ferme des moines est la première ferme moderne implantée au Burkina Faso et constitue une ferme d’école pour de nombreux acteurs qui se sont lancés dans l’élevage des vaches laitières. La ferme laitière des moines de Koubri accueille même des stagiaires (laïcs comme des moines) venant des pays voisins tels que le Mali, la Côte d’Ivoire, le Togo. Elle est intégrée à l’économie locale et nationale grâce à la vente du lait frais et des produits dérivés comme les fromages (blanc, camembert, tome, ricotta), à la boutique du monastère, dans la capitale Ouagadougou et dans certaines provinces. La ferme laitière des moines possède de nos jours plusieurs espèces bovines importées (jersiaise, brune des Alpes, tarentaise, charolaise, jirlando, holstein, salers et montbéliarde) qui ont subi des inséminations artificielles avec des races locales pour obtenir un troupeau adapté au climat du pays [12]. La communauté des hommes et celle des femmes ont développé deux économies différentes gérées de manière complètement autonome bien qu’elles soient implantées sur le même terrain.
26L’action des moines de Koubri s’étendit au domaine des ressources en eau. De 1964 à 2006, le monastère réalisa et remit en état plus de 106 retenues d’eau, grâce à des soutiens extérieurs [13]. Ces ouvrages contribuèrent explicitement au développement de l’agriculture par la vulgarisation de la production irriguée. Les paysans des environs entreprirent des cultures de contre-saison et certains, notamment les jeunes hommes et les femmes, s’adonnèrent au maraîchage. La culture des arbres fruitiers, pratiquée avec succès par les moines, se développa également de manière importante dans la localité. Ces réalisations furent perçues par la population comme une réparation des dommages inhérents à l’occupation de l’aval du barrage de Napaghatenga par le monastère et furent donc considérées comme des contre-dons du monastère à la société dans laquelle il était implanté. Les retenues d’eau réalisées ou remises en état dans la région ont également favorisé le développement de l’activité pastorale. Par exemple, beaucoup d’éleveurs nomades peuls se sont sédentarisés pour mener à bien leurs activités.
27En dehors de ces changements environnementaux et culturaux, les bénédictins et bénédictines de Koubri ont initié et financé des infrastructures sanitaires et éducatives importantes pour améliorer le niveau de vie des habitants (écoles rurales, centres d’alphabétisation, centre de santé, dispensaires) (Halpougdou 2005 ; Langewiesche 2015 ; Ouedraogo 2016).
La spéculation foncière et son impact sur les relations entre le monastère et la population environnante
28L’économie agropastorale monastique et les œuvres de développement socioéconomique en faveur des populations environnantes contribuèrent à la modification en profondeur du paysage social, économique et environnemental local. La conjonction avec les politiques de décentralisation et de promotion de l’agrobusiness, l’abondance des ressources en eau, la proximité de la localité avec la capitale Ouagadougou entraînèrent une ruée des citadins vers les terres agricoles, principalement autour des monastères bénédictins de Koubri, comme c’est le cas de cet opérateur agricole :
Nous nous sommes installés à Koubri pour bénéficier de l’expérience des moines en matière de productions agro-pastorales et surtout à cause du milieu naturel. Point de problèmes d’eau pour le développement des activités agricoles et pastorales, et cela constitue un atout pour qui voudrait contribuer à sa manière à l’autosuffisance alimentaire et à la croissance économique du pays par le biais de l’agrobusiness [14].
30Cette affluence des citadins et des opérateurs immobiliers vers les terres agricoles ou constructibles donna un coup d’accélérateur au phénomène de marchandisation brutale et quasi généralisée du foncier à Koubri. En effet, entre 2009 et 2010, la ville de Koubri a délivré 161 certificats de propriété dont plus de la moitié pour des « nouveaux agriculteurs » de la capitale (Sanou 2011). On observe ainsi une évolution très nette vers des transferts de terre de plus en plus monétarisés et indépendants des autorités foncières villageoises. Cette marchandisation foncière est l’œuvre des aînés dans certaines familles ou des plus jeunes des lignages dans d’autres. Un seul village échappe pour l’instant au phénomène de marchandisation des terres dans la commune rurale de Koubri : Naaba Zana, situé au sud-est du monastère de Koubri. Dans ce village, les aînés qui représentent les familles détentrices des droits d’accès à la ressource refusent catégoriquement la vente d’une parcelle dans ce village. La procédure d’acquisition reste l’emprunt par le système du tutorat. Les familles terriennes accordent des droits d’usage aux membres de la collectivité autant qu’aux étrangers qui en font la demande selon les règles coutumières qu’ils s’engagent à respecter. La terre y reste jusque-là une propriété collective :
Dans notre village, il n’est pas question de vendre la terre à un individu quelconque pour quoi que ce soit. Nos ancêtres l’ont refusé et nous y veillons aussi. On ne laissera pas un de nos enfants vendre les terres qui appartiennent à tous pour s’acheter une mobylette, ou juste pour « faire la vie », c’est-à-dire pour s’amuser deux jours [15].
32Dans le village Naaba Zana, il semble que la perception de la raréfaction des terres et la restriction des opportunités d’emploi hors agriculture constituent des freins importants à la vente de terre. Le patrimoine lignager est perçu ici comme une assurance sociale dans un environnement incertain et une logique de sécurisation familiale.
33La marchandisation des maîtrises foncières à Koubri et ses environs a créé de nouveaux métiers comme les « démarcheurs ». Dans un contexte où les institutions existantes sont incapables de traiter les problèmes de rareté de la terre, des jeunes villageois désœuvrés se positionnent comme des intermédiaires entre les vendeurs et les acquéreurs. Ils sont en quête de nouveaux terrains et poussent certains propriétaires terriens à la vente de leurs patrimoines en leur faisant des propositions alléchantes.
34Le prix à l’hectare des terres, notamment celles proches des monastères, s’est envolé : de 250 000 fcfa en 2014, l’hectare est payé en 2019 entre 4 000 000 et 5 000 000 fcfa, soit une augmentation de 20 % en cinq ans. Cette situation pousse les ayants droit à la parcellisation et à la vente des terrains, comme le reconnaît tristement un cultivateur de Koubri :
J’ai exploité cette terre depuis 1987 et c’est le grand-père des propriétaires terriens qui m’avait concédé le droit d’usage. Un jour, j’ai vu des gens (une femme et un homme) venir avec deux petits-fils du vieux qui me firent comprendre qu’à la mort de leur père, ils ont hérité la parcelle sur laquelle je cultivais et qu’ils l’ont vendue pour construire une maison pour leur maman et développer leurs activités de commerce. La suite de mon rapport avec la terre ne dépendait plus d’eux mais du nouveau propriétaire. Mon corps s’est glacé et j’ai compris que je n’allais plus vivre de l’agriculture mais d’autres choses, d’où ce cabaret [16].
36Cette citation illustre que le déroulement des générations entre tuteurs cédant et récepteur favorisent la renégociation des relations foncières, surtout si la personne qui a cédé son terrain décède avant le récepteur. La spéculation foncière et le bradage des ressources foncières ont également compromis la cohabitation pacifique au sein des familles et dans la communauté (Bertrand 2000 : 45).
Notre oncle a vendu la grande partie du patrimoine foncier collectif qui appartient aujourd’hui, grâce aux titres fonciers, à des individus. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’autres choix que de nous mettre à la disposition de ces nouveaux propriétaires si nous voulons même profiter du bois mort des arbres situés sur le terrain. La famille est divisée à ce jour à cause de cette affaire de terres [17].
38Dans certaines familles, comme dans celle de notre interlocuteur ci-dessus, l’augmentation de la pression foncière et la monétarisation des productions ont favorisé la segmentation des maîtrises foncières collectives. Les terres ancestrales furent purement et simplement partagées entre tous les héritiers bénéficiaires, c’est-à-dire les descendants directs du même lignage. Mais, loin d’être la solution au problème, cette distribution des terres au sein des membres du lignage peut aggraver la spéculation foncière. En effet, les héritiers désœuvrés, devenus propriétaires d’espaces fonciers, vendent facilement leurs parcelles aux agrobusinessmen, dans un contexte de flambée des prix des terrains provoquant l’accélération des processus de spoliation, de réduction des surfaces cultivables et des pistes de transhumance.
39Les difficultés d’accéder et de prélever des ressources foncières (ressources renouvelables, produits forestiers non ligneux [18], etc.) sur des terres, devenues propriétés privées individuelles et protégées par des ouvriers agricoles [19], poussent les populations à convoiter le domaine préservé par le monastère. Un domaine qui dispose, du fait des actions de préservation de l’écosystème initiées par les bénédictins, d’un milieu naturel varié et diversifié. La réserve monastique a en effet subi de fréquentes agressions de la part de la population, obligeant les moines et moniales à imposer des restrictions. Ces mesures sont critiquées par la grande majorité des populations jeunes du village de Tanvi-Nakamtinga qui soutiennent à l’unanimité que « les fondateurs, à savoir les “Pères Blancs”, ont transformé un terrain coutumier et ancestral acquis gratuitement en bien commun privé » [20].
40Pour d’autres, les mesures de protection prises par les bénédictins sont les manifestations de l’accaparement et de l’expropriation. Au sein de certaines familles, on regrette le temps des moines-fondateurs. Contrairement à ces derniers, les nouveaux acteurs fonciers ne sont pas venus aider des familles pauvres, mais sont des « capitalistes » venus pour chasser les gens de leurs terres et les occuper de façon impitoyable. L’arrivée des agrobusinessmen a alors contribué à revaloriser les monastères et leur économie respectueuse de l’environnement et de la population.
41Une autre conséquence de la spéculation foncière autour des monastères demeure les contestations des limites du terrain monastique. En effet, une partie du terrain, jadis exploitée par le centre agricole du père Chaix est sujette à dispute entre les moines, qui y construisent actuellement une école, et le tengsoaba de Tanvi-Nakamtinga (Naaba Yinbolbo) dont le grand-père avait octroyé la terre pour l’implantation des monastères. Interrogé sur la question, le tengsoaba apporte des éléments de réponse en ces termes :
Les moines actuels sont totalement différents des fondateurs européens qui avaient le sens du partage, de l’ouverture et du soutien. Ils font du commerce, sinon je ne vois pas en quoi vous pouvez occuper un terrain qui ne vous appartient pas sous le faux prétexte que vous faites du social. Si on cherche bien, les moines ont vendu le terrain à une personne nantie mais ils me trouveront en temps opportun [21].
43Mais sur la même question, la réponse du monastère est sans équivoque et sans ambiguïté :
Le tengsoaba de Tanvi-Nakamtinga nous accuse d’expropriation d’une terre qui fait partie intégrante du domaine monastique selon le certificat de bornage. Seulement, c’est un terrain à usage communautaire et nous avons eu une opportunité de construction d’une école au profit des populations donc nous sommes allés pour l’informer et mettre notre projet en application. Mais hélas, il semblerait qu’il développait un projet similaire avec une organisation ou quoi. Du coup, il nous reproche de couper l’herbe à ses pieds et d’être des marchands de terre [22].
45Par ailleurs, Koubri se caractérise actuellement par la quasi-disparition des réserves foncières lignagères. Ce qui remet en cause l’avenir des jeunes générations dans un contexte où l’agriculture et l’élevage restent les grandes perspectives en matière d’emploi pour les ruraux.
46Les enquêtes ont révélé également que les relations de proximité entre moines et populations environnantes s’amenuisent progressivement. Les populations environnantes reprochent aux moines d’être repliés sur eux-mêmes car leurs œuvres sociales sont moins importantes que du temps des moines « blancs » et leurs contacts avec les populations sont réduits.
Le monastère n’est plus comme avant. On s’y rendait chaque jour, on y passait toute la journée. Les moines nous donnaient à manger, à boire et on participait à beaucoup de choses. Aujourd’hui, on ne peut même plus traverser le monastère. Même le dimanche, jour de prière, la voie d’accès la plus courte qui passe du côté de notre village est bloquée puisqu’ils [les moines] ne veulent pas qu’on traverse l’espace du monastère. Les vielles personnes sont obligées de faire le grand tour pour accéder à l’église des moines [23].
Les moines et les moniales ne veulent plus nous voir dans le monastère au point que nous aussi, nous nous méfions des habitants du monastère. Sinon comment comprendre que les sœurs vont jusqu’à chercher des fossoyeurs depuis la capitale Ouagadougou pour creuser et enterrer une moniale décédée à Koubri. C’est une forme de communication pour nous montrer qu’il n’existe rien entre nous et qu’ils n’ont pas besoin de nous [24].
48Il semble indéniable que les évolutions de la question foncière et des ressources naturelles ainsi que le départ des fondateurs et fondatrices ont changé les relations avec les populations autour des monastères. Les individus ou les collectifs familiaux restreints ont tendance à dissocier les avantages directs tirés des transferts de droits aux moines et les avantages collectifs de ces transferts pour la communauté à travers des œuvres sociales. Des voix discordantes se lèvent au sein de la population, tandis que d’autres estiment que les reproches faits au monastère par rapport au foncier sont un faux problème. À ce propos, un habitant de Napaghatenga, aîné d’une famille témoigne :
Peut-on vraiment avoir une dent contre le monastère si on regarde ce qu’ils ont fait pour Koubri et les villages environnants ? Sans les monastères, Koubri ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Ces jeunes, qui parlent haut et fort, parlent pour parler. C’était à eux de ne pas vendre les terres de leurs ancêtres mais de s’inspirer de l’exemple des moines pour se développer [25].
50Ce témoignage souligne la nouvelle donne foncière qui pousse la jeune génération à une spéculation effrénée des terres, dans le seul souci d’avoir de l’argent. La nature de la richesse ayant changé, cela affecte les relations entre les moines et certaines couches de la population (les détenteurs de terres) qui semblent regretter d’avoir donné gratuitement de la terre qui pourrait leur rapporter aujourd’hui des millions. Le domaine foncier monastique suscite la convoitise non seulement des lignages de la gestion coutumière du foncier, des jeunes autochtones en manque d’argent, mais aussi des agrobusinessmen qui instrumentalisent parfois les premiers.
51Des observateurs de la situation foncière à Koubri extérieurs aux groupes stratégiques concernés soutiennent les monastères dans leurs efforts de protection du domaine monastique et de ses ressources contre les différentes agressions :
Même si le monastère ne demandait pas un titre foncier, l’État burkinabé avait le devoir de sécuriser cet espace. Au lieu de poursuivre les individus à qui ils ont vendu à vil prix leurs terres, ils pointent les moines parce qu’ils sont des religieux. Que les religieux fassent recours à la loi pour sévir certains comportements dégradants ; qu’ils utilisent des méthodes souples contre les actions de dégradationdu milieu naturel préservé au sein du monastère ; le clivage entre les religieux et certaines populations environnantes autour du foncier est une préoccupation permanente [26].
53Selon cet interlocuteur : « il faut préserver le domaine monastique qui fait par ailleurs la fierté de Koubri » [27]. Le défi auquel le monastère doit faire face pour sécuriser ses droits sur ses terres est donc double : il lui faut tout à la fois identifier de manière socialement acceptable les droits issus des transferts fonciers passés et sécuriser les conditions futures de reconnaissance de ces droits, dans un contexte où la valeur marchande de la terre augmente et où le déroulement générationnel contribue à une distanciation constante avec la population locale.
54Le cas des monastères de Koubri témoigne de l’intérêt de mener une analyse parallèle de l’économie monastique et des marchés fonciers locaux au prisme des relations sociales qui se déploient autour des droits et de la gestion de la terre. Le développement socioéconomique apporté par les communautés monastiques depuis 1963 — comme les aménagements agricoles, la modernisation et la vulgarisation des pratiques agropastorales, le développement de l’irrigation et la promotion de la culture maraîchère — a transformé le paysage agricole et pastoral de la région. L’augmentation des infrastructures rurales, l’intensification agricole et l’adoption de nouvelles technologies initiées par les deux monastères ont été suivies par les différentes vagues des réformes agraires, les politiques de décentralisation, la promotion nationale de l’agrobusiness depuis 1990 et des implantations immobilières récentes.
55Les mutations sociales, économiques et environnementales locales qui découlent de ces processus ont modifié en profondeur l’accès à la terre, laquelle est devenue un bien marchand, vendu tantôt à l’insu des aînés ou à plusieurs acheteurs, tantôt par les aînés à l’insu des coutumiers, en totale contradiction avec les règles coutumières. La quasi-totalité des terres agricoles de la région de Koubri a ainsi subi les ravages du dynamisme des transactions foncières généralisées. Coincés dans ce paysage de marché juteux autour du foncier agricole, les moniales et moines bénédictins de Koubri travaillent à une sécurisation de leur maîtrise foncière. Cela passe par la certification foncière dont les monastères disposent autant que certains acquéreurs dans la zone et par une préservation du milieu naturel et des écosystèmes existants au sein de l’espace monastique. La formalisation des droits fonciers des terrains monastiques a des effets d’exclusion d’une partie des populations rurales qui ne peuvent plus prélever du bois ou chasser comme avant. Dans le contexte actuel d’épuisement des réserves foncières, de déboisement, de problème d’accès aux ressources foncières et aux pâturages inhérent à l’appropriation privée des terres, le domaine monastique de Koubri suscite la convoitise d’une certaine catégorie de la population, notamment des jeunes autochtones qui condamnent l’accaparement et l’expropriation. Tous ces éléments montrent que le développement socioéconomique apporté par les monastères de Koubri n’a pas uniquement des impacts positifs mais génère aussi bien souvent des tensions. Ce cas confirme que tout aménagement du territoire augmente la compétition pour l’accès aux ressources. Il illustre l’importance de prendre au sérieux les tensions et de répartir les bénéfices tirés de l’aménagement (Lavigne Delville 2000). En effet, les populations locales reprochent aux moines la fin de l’accès au domaine monastique pour couper du bois et le déclin de leurs œuvres sociales. La diminution des donations actuelles des moines, comparées à celles des fondateurs, a pour conséquence que les œuvres de bienfaisance ne concernent de nos jours plus qu’une poignée d’individus, principalement des personnes âgées et des orphelins.
56Cependant, en dehors d’une divergence de vue concernant une portion du domaine monastique bénédictin, mes enquêtes n’ont pas révélé un conflit ouvert entre moines et populations autour de la question de la délimitation du terrain monastique et de son immatriculation par un titre foncier. Un constat se dégage de cette analyse : le phénomène de marchandisation quasi généralisée des terres autour des monastères alimente les tensions entre les acteurs stratégiques de la question foncière. La monétarisation des rapports fonciers contribue également au transfert des terres cultivables des agrobusinessmen vers les promoteurs immobiliers pour la création de villes imaginées au profit d’une classe moyenne émergente en croissance rapide. Cette situation risque à terme de compromettre la contemplation monastique bénédictine qui se veut une vie entièrement consacrée à Dieu, « hors du monde », dans l’isolement et le silence.
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Mots-clés éditeurs : conflit foncier, monastères catholiques, Burkina Faso
Date de mise en ligne : 14/09/2021.
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.34879Notes
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[1]
Le droit foncier traditionnel englobe plusieurs situations : droit d’appropriation collectif, droit éminent sur les terres exercé par le chef de terre, droit d’exploitation et d’usage individuels ou collectifs (LeRoyet al. 2016).
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[2]
La littérature sur les droits fonciers est vaste, à titre d’exemple, voir Houdeingar (2009), LavigneDelvilleet al. (2017 : 132-136).
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[3]
Localité située à environ 35 km au nord-ouest de la capitale du Burkina Faso.
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[4]
Interview de feu M. Salif Diallo, ancien ministre de l’Agriculture, de l’Hydraulique et des Ressources halieutiques, « La politique agricole au Burkina Faso », Le Pays, 18 juillet 2002, p. 22.
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[5]
On distingue deux monastères bénédictins à Koubri. Un monastère de moines bénédictins : le monastère Saint-Benoît (objet de notre étude) et un monastère de moniales bénédictines : le monastère Notre-Dame-de-Protection. Les deux monastères ont une histoire commune, cohabitent sur le même espace mais chaque monastère est indépendant vis-à-vis de l’autre.
-
[6]
Registre du suivi de l’organisation foncière de la commune de Koubri, Mairie de Koubri, Burkina Faso, 2019.
-
[7]
Il s’agit de la communauté des moniales bénédictines de l’abbaye de Pradines en France.
-
[8]
Elle était composée de l’abbesse (mère Brigitte de Larminat), de la cellérière de Valognes (mère Hildegarde Trabarel), du père Placide Pernot (venus de Toumliline) et du père Grimaud (vicaire général de Mgr Paul Zoungrana, archevêque de Ouagadougou).
-
[9]
Entretien avec N. Y., 14 août 2017, Koubri.
-
[10]
Entretien avec N. Y., 20 août 2017, Koubri.
-
[11]
Entretien avec Z. M., 7 juillet 2017, Ouagadougou.
-
[12]
Entretien avec J. M. M., 12 août 2017, monastère.
-
[13]
Archives de Koubri (Lettre missionnaire de Koubri, 2006). Produites depuis la première année à Koubri, les lettres missionnaires sont des nouvelles annuelles de la vie de la communauté de l’abbaye. Ces lettres sont également souvent appelées « Nouvelle de Koubri ». En l’absence d’archives monastiques bien structurées et codifiées sur place, ces lettres missionnaires permettent de mieux suivre et comprendre certaines activités du monastère.
-
[14]
Entretien avec K. E., 15 août 2017, Ipélcé.
-
[15]
Entretien avec T. P. D., 10 août 2017, Naaba Zana.
-
[16]
Entretien avec S. H., 24 juillet 2017, Koubri.
-
[17]
Entretien avec O. I., 14 décembre 2016, Koubri.
-
[18]
Il faut préciser que l’exploitation des ressources renouvelables (bois mort, plantes médicinales) et la commercialisation des produits forestiers non ligneux (néré, karité, raison, et autres) procuraient des revenus substantiels aux différents acteurs, surtout aux femmes.
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[19]
Il s’agit des jeunes des villages ou des ayants droit des propriétaires terriens que les nouveaux acquéreurs recrutent comme gardiens. Ces derniers se chargent de la sécurité et de la protection des domaines fonciers nouvellement acquis.
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[20]
Entretien avec F. G., 14 décembre 2016, Koubri.
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[21]
Entretien avec N. Y., 14 août 2017, Koubri.
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[22]
Entretien avec Y. C., 26 août 2017, monastère.
-
[23]
Entretien avec H. B., 20 janvier 2017, Nakamtenga.
-
[24]
Entretien avec O. F., 14 septembre 2017, Koubri.
-
[25]
Entretien avec D. A., 15 août 2017, Napaghatenga.
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[26]
Entretien avec K. Z., 14 septembre 2017, Ouagadougou.
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[27]
Ibid.