Notes
-
[1]
16. Voire de clinique éducative, telle que j’en parlais dans le rapport remis en 2002 à la direction de la pjj : « Propositions cliniques pour les mineurs auteurs de violences ».
-
[2]
17. Ce concept a été présenté dans le rapport remis à la directrice de la pjj en 2002, à la suite de travaux qui ont regroupé 40 professionnels du soin, de l’éducation, des administrations centrales et territoriales de la pjj et des ddass, de 1997 à 2002. Il s’agit de reconnaître dans la pratique éducative de vraies observations du quotidien des enfants et des troubles qu’ils manifestent puis, en les mettant au travail avec les psychologues de leur service ou avec des médecins consultants, d’en faire un diagnostic concerté en vue d’évaluer sur un spectre allant de l’absence de pathologie jusqu’à une pathologie ce qui relève d’une souffrance. Cette clinique éducative permet d’élaborer un projet éducatif et thérapeutique concerté avec son propre spectre d’actions : travail éducatif en hébergement ou en ambulatoire, placement familial ou en microfoyer, médiations éducatives, accompagnements vers les structures de soins, travail éducatif à l’intérieur des structures hospitalières, travail éducatif et thérapeutique en établissement pénitentiaire pour mineurs, modalités de travail avec les parents et la fratrie, thérapie familiale, entretien familial, groupes de paroles, travail scindé avec les parents.
-
[3]
Selon Alain Rey, « forclusion », formé d’après « exclusion », est un terme de droit, réintroduit par Jacques Lacan pour traduire l’allemand Verwerfung, « rejet », employé par Freud en relation avec la psychose. Mécanisme distinct du refoulement.
1C’est à partir de notre expérience nomade dans les institutions de la protection de l’enfance et de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) que nous soumettons à votre réflexion ce qui suit. Trois institutions sont concernées : l’ase, la pjj, le secteur associatif habilité. La longévité de cette activité nomade est de 38 ans.
2Le travail du psychiatre avec les équipes éducatives de la protection de l’enfance s’est profondément modifié ces vingt dernières années, à la suite de deux évènements majeurs et d’une modification du contexte culturel en France :
- l’arrêt presque complet des missions de protection relevant de la loi de 1970, confiées à la pjj (ministère de la Justice) depuis 2005. Elles ont été transférées vers les services du conseil départemental (ase) ;
- l’émergence d’un public dans les missions de la protection de l’enfance marqué par une caractéristique : l’enfant confié à l’ase ou aux équipes éducatives du secteur associatif habilité a un ascendant malade, soit somatique grave et chronique soit psychiatrique.
- un point aussi remarquable soulignant l’évolution anthropologique actuelle : la problématique des violences impliquant des mineurs victimes ou auteurs a pris une part importante à partir des années 2005-2010 : violences familiales, harcèlements entre mineurs, enfants témoins de violences conjugales. Contrairement aux décennies de l’après-guerre où les mineurs impliqués étaient des adolescents de plus de 16 ans, aujourd’hui les faits de violences sont observables en nombre chez des enfants à partir de 10 ans. Ces cas de figures existaient auparavant mais pas à cette fréquence. Or, nous savons que violences et troubles de la santé sont intriquées, tant chez les sujets en relevant que dans l’appréciation qu’en ont les travailleurs sociaux. Notons encore que, du côté des soignants, plus particulièrement les psychiatres, cette intrication a différents points de vue, elle est donc à géométrie variable.
4Or le transfert de la protection aux services départementaux était censé confier les enfants au profil destructeur à une institution, et les enfants au profil victime à une autre. Pas de chance : au moment de la mise en œuvre de ce travail institutionnel scindé, la problématique sociétale des violences et agitations, conduites antisociales, refus scolaires, addictions précoces, a gagné aussi la population suivie au « civil », à savoir les enfants confiés à l’ase.
5Pour résumer ces propos introductifs, nos travaux cliniques et éducatifs [1] actuels sont adossés à une société et à des institutions différentes d’il y a quarante ans sur les questions en jeu. Pour dire cette différence : la destructivité individuelle a des marges de progression autrement plus déployées et accélérées dans la vie groupale avec des moyens de communications d’une rapidité inédite, certes, aux effets d’emprise sur les enfants, certes, mais aussi une éducation beaucoup plus animée par un phénomène de double négation : moindre construction du processus de pare-excitation. Principal effet en conséquence : la capacité individuelle à apprivoiser sa violence (au sens de l’énergie) est amoindrie et déroutée. La destructivité est aujourd’hui plus manifeste dès la période de l’enfance, qu’on avait appelé l’âge de latence.
6Le travail avec les équipes missionnées (ici celles de l’association L’Essor) a systématiquement un protocole multidisciplinaire tant dans le suivi que lors des évaluations. Ainsi, éducateurs spécialisés, assistantes sociales, psychologues, chef de service, ont une activité continue dans le réseau qui implique les acteurs de l’Éducation nationale et les services de soins (pédiatrie, pédopsychiatrie), ainsi que les éducateurs de la prévention spécialisée (« éducateurs de rue »). Le temps des évaluations qui suivent l’arrivée de l’ordonnance du magistrat, ou précèdent le rapport présenté par l’équipe multidisciplinaire à la famille avant d’être rendu au magistrat, est donc un temps multi-disciplinaire mettant à l’épreuve les différents points de vue sur les enfants concernés.
7Il faut encore dire que les préoccupations que les éducateurs spécialisés mettent au travail avec le psychiatre dans les réunions hebdomadaires, dans le cadre de protocoles multidisciplinaires, gagnent en intensité, par une préoccupation sur la santé du mineur ou de ses ascendants, ou encore de sa fratrie (voir l’entretien H. Davtian dans ce numéro) est dorénavant présente. Aujourd’hui, il ne se passe plus une réunion sans que nous ayons à aborder une ou plusieurs situations de ce type. Disons encore que cette complexité gagne par le fait que les violences et les souffrances sont déterminées et comprises tant dans les faits que par les analyses de paramètres culturels eux-mêmes très variables, suivant les origines des familles, certes, mais surtout au regard des emprises qui s’exercent par certains sur d’autres dans les quartiers à haute activité délictogène où interviennent les éducateurs. Une autre allure totalement discrète de ces troubles existe cependant dans des quartiers où la culture est plutôt à la dissimulation de ces différents faits : l’emprise est alors intrafamiliale.
8Dans la suite de cette contribution, nous nous intéresserons uniquement aux enfants et adolescents qui sont confiés par des aemo, des aed ou des placements familiaux (pf), qui ont un ascendant malade ou souffrant, de la Protection de l’enfance pour les trois premières vignettes, et une quatrième en amont des décisions judiciaires.
9Ces enfants sont donc accompagnés par les éducateurs dans les temps impartis par le mandat judiciaire. C’est ce qu’on a appelé à un moment « l’aide contrainte » dans laquelle, comme tout acte de justice, il y a un premier jour et un dernier jour pour les contenus des décisions d’un tribunal, en relation avec la Convention des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’enfant. On observe cependant que, pour ces enfants, le temps judiciaire est long par les renouvellements successifs des ordonnances des juges des enfants (je).
10En effet, les motifs de l’action judiciaire pour ces enfants sont de les protéger de l’incurie ou des agirs du ou des parents concernés.
11Nous pouvons citer ainsi les troubles que nous observons le plus souvent chez ces ascendants : dépressions, paranoïas, psychoses évolutives, addictions, incuries, maladies somatiques graves et chroniques à évolution mortelle, Sida, vascularites, pneumopathies, etc.
12Jeanne est née il y a 18 mois. Sa mère n’en voulait pas. Elle est agitée, pleure beaucoup les premières semaines et elle a des difficultés pour se nourrir. Arrivée en pf, elle reprend peu à peu un développement de qualité, commence à sourire, à jouer. Sa maman a déjà une première fille de 4 ans qui a été placée en pf après la naissance. En effet, cette maman présente des troubles psychotiques qui sont plus exacerbés dans la période puerpérale. Le papa de Jeanne ne vit pas avec la maman. Cependant, il entretient la relation avec elle en venant à son domicile. C’est lui qui a souhaité qu’elle donne naissance à cet enfant. Elle-même ne le souhaitait pas et est complètement indifférente à ce bébé, plus que comme étranger : c’est comme s’il n’était pas là. Elle ne veut pas voir Jeanne. Étrangement, cette maman se dit préoccupée par la fille aînée et désireuse de la retrouver. On ne sait pas qui est le papa du premier enfant. Elle bénéficie de visites médiatisées et il est projeté des hébergements le week-end. L’aînée évolue bien en pf, est épanouie et ses acquisitions sont de qualité. La maman est suivie en psychiatrie avec des traitements psychotropes. Elle vient aux rendez-vous avec les éducatrices, qui observent une femme au regard figé, dévisageant l’interlocutrice, sans affect à propos de Jeanne. Le travail consistera donc à accompagner cette maman sans influencer le cours de ses décisions. Il faut s’organiser pour le travail éducatif et de protection de Jeanne, depuis l’hypothèse où la maman pourrait « n’être » à sa maternité et l’abandonnerait, jusqu’à celle où, dans quelques années, la mère pourrait « naître » à sa maternité. Travailler avec le psychiatre de la maman au cmp est interrogé : attend-on que la maman donne son accord ?
13Khalid a 8 ans. L’école a généré des informations préoccupantes puis fait des signalements alors qu’à plusieurs reprises il a été observé des traces de violence sur son corps, dans un premier temps (hématomes sur les bras, traces de main sur ses fesses), puis sa propre agitation d’allure incoercible dans la classe. La brigade des mineurs est intervenue aussi au domicile à la demande des voisins. Il a deux sœurs aînées de 12 et 14 ans qui avaient aussi fait l’objet de ce même type d’observations peu de temps auparavant. Le père a quitté le domicile il y a un an tant sa femme était violente. Cette maman est très proche des délinquants de son quartier, très impliqués dans la vente de drogues. Récemment ils se sont retournés contre elle en brûlant sa voiture, une nuit. Les mesures éducatives (aed puis aemo judiciaire) qui ont commencé il y a plusieurs années ont été empêchées par l’obstination de la mère à ne pas laisser les éducateurs venir chez elle, et en s’opposant à des rendez-vous dans le service et à l’école. Un renouvellement d’aemo en changeant de service éducatif n’a eu aucun effet favorable sur le suivi. La maman est connue des services de police, le temps de gardes à vue pour des faits de violence, elle aussi étant une consommatrice de drogues dont le crack. Elle passe d’un état d’agitation violente sur les autres à des propos effrayants pour ceux à qui elle s’adresse. La police hésite à se déplacer au vu de l’absence de réponse judiciaire. Pourtant, en dix ans, ce sont les seuls à avoir pu entrer dans le logement pour vérifier que les enfants étaient bien là ! Elle ne se rend pas aux expertises demandées par le tribunal. En audience devant le juge des enfants avec ses enfants et le père, aucun d’eux ne dira un mot qui serait compris « contre » elle. La magistrate ordonne alors un non-lieu pour le renouvellement de l’aemo judiciaire, sans illusion aucune, considérant que les principaux intéressés en présence de cette femme et de son avocat ne s’expriment pas. La discussion avec l’équipe après cette audience est houleuse, du fait de la décision de non-lieu prise par le magistrat. En effet, elle est dépitée par ce refus de renouvellement qu’elle demandait pour protéger ces enfants, alors que je défends le point de vue que je suppose être celui du magistrat : l’inefficacité des réponses judiciaires à ce jour renforce la toute-puissance et la violence de cette mère, sans aucun intérêt pour les enfants. Le magistrat renvoie ainsi, par son refus de renouvellement, à la responsabilité de cette femme et de son avocat ainsi qu’à celle du père qui se tait.
14Djamel a 12 ans. Il est déscolarisé depuis deux ans. Il s’est fait remarquer pour des violences sur les enfants de sa classe à l’école primaire. Il est le quatrième enfant de la fratrie, le plus jeune. Les trois aînées sont des sœurs, dont deux ont quitté la maison. Le père a une deuxième épouse et six enfants qui vivent tout près de leur domicile. Cependant, depuis quelques mois les violences de Djamel se sont retournées contre sa famille, sa mère principalement. Son père se manifeste peu, occupé qu’il est à aider son fils aîné de la fratrie latérale à gérer des affaires sur le continent américain. Les garçons de cette fratrie ont tous eu maille à partir avec la justice française. Mais ils ont accompli pour chacun les peines auxquelles ils ont été condamnés. Djamel est le seul garçon de la deuxième fratrie. Ses apprentissages à l’école sont chaotiques. Ses frères sont parfois intervenus violemment contre lui pour l’arrêter dans ses actes transgressifs, souvent en lien avec un réseau de dealers qui l’utilise comme « mule ». Djamel a bénéficié de la possibilité d’une approche psychothérapeutique à orientation transculturelle, mais sans jamais s’y rendre. Sa maman y est allée cependant et a travaillé à son histoire. Pour le consultant du cmp où elle se rend, elle est déprimée. Elle ne souhaitait pas cet enfant qui va être conçu alors qu’elle avait le projet de reprendre ses activités professionnelles laissées derrière elle en Algérie. Elle est aujourd’hui dans un mariage traditionnel arrangé entre les deux familles, qui vivent dans une région rurale de l’Algérie. Elle n’a connu la France qu’après le mariage. Elle a commencé des études supérieures en Algérie et ne les a arrêtées que pour venir en France après le rituel. Son mari s’était engagé à l’aider pour ses études en France. Mais rien en ce sens ! Il est observé à l’occasion des séances transculturelles puis multi-disciplinaires que la relation de cette maman avec ses filles est tranquille, apaisée, pleine de confiance. Elles grandissent bien, sont belles et mènent bien leurs études. Mais en ce qui concerne la relation avec Djamel, elle est enferrée dans la paradoxalité. Ainsi, les moments de violences de Djamel, surtout sur sa mère, sont précédés d’expressions très ambivalentes de celle-ci avec lui, ou de moments de soumission quand il développe des exigences, tyranniques le plus souvent, d’allure matérielle. Djamel va multiplier les vols de scooter, les accidents, arrivera souvent aux urgences par ses conduites à risque ou devant les psychiatres quand il menace de se tuer. Toutes les modalités éducatives et thérapeutiques ont été mises à mal jusque-là. Le travail d’évaluation multidisciplinaire va commencer alors que Djamel est placé dans une structure éducative qui entretient un lien 24h/24, 7j/7 à distance de la maison. Les éducateurs vont ainsi obtenir un apaisement remarquable de Djamel dans les premiers temps. Au moment où nous les rencontrons, il y aura cependant une tension particulière entre eux et nous. Ils défendent le projet que leur travail doit aboutir à un retour progressif à la maison auprès de la maman. Nous leur disons que ce retour est une provocation à l’évolution favorable de ce garçon près d’eux quand il n’est plus exposé à la paradoxalité de sa maman, qui ne se développe qu’avec lui, et à la violence de ses frères par alliance. Après un premier essai qui confirme nos dires, ils abandonneront cette idée, sauf à accompagner Djamel à la maison avec un éducateur en permanence. Le travail éducatif évoluera ensuite favorablement, y voyant même un léger retour d’intérêt et de présence du papa. Il durera tout de même plusieurs années avec une reprise des apprentissages par les remédiations cognitives (Feuerstein).
15Nous choisissons ici volontairement des vignettes de clinique éducative correspondant à des enfants et non à des adolescents. La caractéristique commune de ces enfants est qu’en l’état où ils sont quand les juges les confient à la protection de l’enfance, il n’y a pas de diagnostic psychiatrique mais une observation concertée d’enfants souffrant au contact d’adultes chez qui nous pouvons interroger l’existence d’une pathologie.
16La première, la maman de Jeanne, souffre de troubles psychotiques à forte expression dans le temps de la puerpéralité. La deuxième, maman de Khalid, relève d’une addiction sévère à des drogues diverses et hyperaliénantes qui peuvent avoir eu à l’origine un déterminisme d’automédication. La troisième, maman de Djamel, est prise dans une évolution dépressive avec de forts enjeux culturels comme facteurs aggravants. Dans ces trois cas la réponse aux besoins de l’enfant est une prise de distance par les décisions judiciaires, dans un contexte de travail multidisciplinaire qu’on peut aussi relier au concept de clinique éducative [2].
17La place des hommes et des pères est souvent marquée par la forclusion dans son sens initial juridique [3] : le détenteur du droit n’exerce pas son droit. Dans ces trois exemples, nous sommes à même de constater cette annihilation dans le temps où elle est agie par ces hommes. Trois variantes : la première pour Jeanne, l’homme exige qu’elle naisse mais n’est ni auprès de la mère ni auprès d’elle les premiers temps. La deuxième, l’homme s’efface, se dissout dans sa terreur de son épouse, y compris devant une autorité judiciaire. La troisième, l’homme a dix enfants de deux épouses. Il ne prend de place que comme compagnon de jeux avec son aîné du premier lit. Tous ces garçons passent par des parcours chaotiques faits de destructivités. Franchissant la majorité grâce à des éducateurs, ils n’ont pas exclu le signifiant paternel et ils progresseront alors cahin-caha. Ils échappent tout de même à ce qui aurait pu s’opérer en eux d’une forclusion, cette fois-ci, du nom du père, qui les aurait fait entrer dans la psychose plus encore que là où on les trouve.
18Cependant, ces trois vignettes sont loin de résumer l’aspect massif de la présence, dans le champ de la protection, de la descendance des enfants de parents malades. Nous avons noté dans nos travaux lors des relations avec les soignants des parents, tant dans les spécialités somatiques que psychiatriques, que ceux-ci n’abordaient d’aucune manière la situation des enfants. Ce n’est qu’au moment où les éducateurs les appellent qu’il y a un éveil professionnel de leur part, dont le premier mot est d’invoquer le secret professionnel. Lors de la réunion d’évaluation qui suit, passé le temps de la houle et de l’aigreur, nous prenons en général ce relais spécifique et appelons nos confrères généralistes ou psychiatres pour mettre au travail la place des enfants pendant les soins, certes, mais aussi pendant le temps des déstabilisations des liens sociaux de ces parents du fait des symptômes. Nous opérons aussi un relais vers ces professionnels pour leur permettre de mieux comprendre la place des éducateurs et l’esprit de la loi par laquelle ils opèrent : aide à la parentalité.
19En consultation aussi :
20Madeleine a 78 ans. Elle vient seule à ma consultation. Son mari, 82 ans, souffre d’une évolution de maladie de Parkinson et a vécu un épisode dépressif majeur quand il avait 40 ans. Elle vient me parler de ses petits-enfants, âgés de 10 ans et 13 ans : deux filles nées de l’union de sa fille et d’un homme qui aborde une phase gravissime d’un cancer métastasé fulgurant. Elle s’inquiète car elle trouve sa fille très débordée et peu cohérente. Elle est inquiète pour elle depuis plusieurs semaines par son agitation. Elle observe que ses petites-filles sont souvent laissées à elles-mêmes à la maison alors qu’elle passe 24h/24 à l’hôpital auprès de son mari. Elle me demande conseil. Je lui propose de revenir avec sa fille dès que celle-ci aura une disponibilité. Les grands-parents vivent à Paris, mais les parents et petits-enfants sont à 300 km. Au rendez-vous suivant, elle revient en fait seule. Son gendre est décédé la veille. Sa fille est restée auprès de lui et Madeleine pense que ses petites-filles ne savent pas que leur père est décédé. Elle me demande conseil. Je l’invite à dire à sa fille qu’elle les informe elle-même de ce décès, et qu’elles viennent après les obsèques du père. J’invite aussi la grand-mère à prendre contact avec l’école et le collège pour s’assurer d’une attention sur ses petites-filles et de la possibilité d’être jointe si nécessaire. La grand-mère est très éprouvée par les évènements, mais également inquiète de communiquer si peu avec sa fille. La consultation suivante : elle a invité sa fille et ses petites-filles à venir à la maison. Elle apprend que sa fille commence un traitement anti-dépresseur prescrit par le médecin de famille et qu’elle a un arrêt de travail de deux semaines. La mère, sur le conseil de la grand-mère, avait informé ses enfants du décès de leur père. Elles étaient présentes à la cérémonie d’adieu à l’hôpital mais non au cimetière. La consultation suivante avec la grand-mère, qui vient seule : le jour de la reprise du travail, la maman a accompagné ses filles à l’école et au collège. Puis elle est rentrée chez elle et s’est pendue. Les entretiens avec la grand-mère se poursuivent principalement à propos du soutien à apporter à ces deux jeunes filles. La grand-mère les reçoit chez elle. Nous sommes pendant les vacances de printemps. Elles font leur rentrée scolaire près du logement des grands-parents. Celle-ci se passe bien. Mais, au moment des week-ends, le ton de l’aînée monte. Elle a une demande de retourner voir ses amies du collège « d’avant ». La plus jeune est plus dans le repli, affichant de la tristesse.
21La grand-mère, pourtant très accaparée par les suites du décès de sa fille et de son gendre, arrive à maintenir une attention sur ces enfants. Son mari est dans un état stable pour l’évolution neurologique mais doit subir des soins en milieu hospitalier. J’observe cependant sa fatigue croissante. Elle ne se plaint de rien. Elle travaille parfois à la question de la bipolarité soulevée par le neurologue de son époux, et le fait que sa fille en ait peut-être souffert durant ces derniers mois. Elle se demande ainsi si l’accaparement par la santé de son mari ne l’a pas laissée trop à distance de sa fille au moment de l’adolescence difficile de celle-ci, qui la lui a ensuite reproché. Elle pense ainsi que les relations entre elle et sa fille étaient tendues, cette dernière la rejetant à plusieurs reprises dans ses entretiens téléphoniques. Dans le dialogue avec cette dame, nous tissons deux fils : l’un étant d’organiser le lieu de vie de ses petites-filles alors qu’elle souhaite les garder à la maison et que s’y accomplisse le deuil ; l’autre qui est l’hypothèse de sa propre disparition, qu’elle travaille elle-même et pour laquelle je l’enjoins de travailler en conseil de famille et de penser à une forme de tutelle pour elles dans ce cas de figure. Sur le premier fil je lui conseille de travailler à la recherche d’un internat pour que les sœurs soient ensemble mais proches de son domicile. Je lui explique que, selon mon expérience, une éducation à temps plein par des grands-parents est souvent exposée à des vulnérabilités qui compliquent le développement des enfants. En ce sens, une proximité de l’internat la soulagerait du quotidien nécessaire pour ces deux enfants, mais en même temps favoriserait par sa proximité des échanges simples avec ces deux enfants, et qu’en cas de besoin à caractère médical, les choses seraient aussi plus simples. Sur le deuxième fil je lui conseille de travailler avec le conseil de famille à la procédure de protection pour ses petites-filles et de la mettre en place sous son contrôle du temps de son vivant et de sa bonne santé pour qu’elle en vérifie le bon accomplissement elle-même. La rentrée suivante se fera dans ces conditions avec un internat. La grand-mère organise une partie des vacances de son aînée en relation avec la mère de la grande amie de celle-ci, dans son premier collège.
22L’adolescence de l’aînée sera quelque peu agitée, émaillée de conflits qui rappellent à cette grand-mère ceux qu’elle eut avec sa fille. Je lui conseillerai de se rapprocher du centre médico-psychologique près de chez elle. Des consultations se dérouleront là pendant une année.
23Dans les années qui suivront je reverrai cette grand-mère, mais peu souvent. J’apprendrai que ses deux petites-filles franchiront l’adolescence et mèneront des études universitaires. L’aînée se rendra très vite indépendante de sa grand-mère par des hébergements institutionnels de type universitaire. La cadette sera beaucoup plus proche d’elle, l’aidant volontiers dans différentes étapes, dont le vieillissement difficile du grand-père puis son décès.
24En conclusion : ces quatre vignettes témoignent de l’importance d’un accompagnement réel et spécifique des enfants d’adultes malades. Elles révèlent l’absence de considération qu’en ont les thérapeutes de ces adultes, et le grand risque qui s’ensuit. Sauf exception opportuniste, ces enfants sont au risque de perte des « enveloppes » éducatives. Un des étayages des dernières décennies a été la création d’associations de familles d’adultes malades (unafam, et plus récemment Les Funambules pour les fratries). Dans ces associations sont désormais recrutés, grâce à l’aide des agences régionales de santé, des psychologues fortement préparés à ces situations, qui accumulent aujourd’hui des compétences à mettre en valeur et à travailler en vue de la transmission aux soignants des adultes malades.
Mots-clés éditeurs : placement familial, Protection de l’enfance, maladie mentale, adultes soignants
Date de mise en ligne : 26/02/2021
https://doi.org/10.3917/cead.004.0115Notes
-
[1]
16. Voire de clinique éducative, telle que j’en parlais dans le rapport remis en 2002 à la direction de la pjj : « Propositions cliniques pour les mineurs auteurs de violences ».
-
[2]
17. Ce concept a été présenté dans le rapport remis à la directrice de la pjj en 2002, à la suite de travaux qui ont regroupé 40 professionnels du soin, de l’éducation, des administrations centrales et territoriales de la pjj et des ddass, de 1997 à 2002. Il s’agit de reconnaître dans la pratique éducative de vraies observations du quotidien des enfants et des troubles qu’ils manifestent puis, en les mettant au travail avec les psychologues de leur service ou avec des médecins consultants, d’en faire un diagnostic concerté en vue d’évaluer sur un spectre allant de l’absence de pathologie jusqu’à une pathologie ce qui relève d’une souffrance. Cette clinique éducative permet d’élaborer un projet éducatif et thérapeutique concerté avec son propre spectre d’actions : travail éducatif en hébergement ou en ambulatoire, placement familial ou en microfoyer, médiations éducatives, accompagnements vers les structures de soins, travail éducatif à l’intérieur des structures hospitalières, travail éducatif et thérapeutique en établissement pénitentiaire pour mineurs, modalités de travail avec les parents et la fratrie, thérapie familiale, entretien familial, groupes de paroles, travail scindé avec les parents.
-
[3]
Selon Alain Rey, « forclusion », formé d’après « exclusion », est un terme de droit, réintroduit par Jacques Lacan pour traduire l’allemand Verwerfung, « rejet », employé par Freud en relation avec la psychose. Mécanisme distinct du refoulement.