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Article de revue

Lucia et son album de famille

Pages 39 à 48

1Pour les trois générations qui précèdent les adolescents d’aujourd’hui, l’album de famille a représenté la mémoire des liens intrafamiliaux et de l’intimité des bonheurs partagés. On y voyait en noir et blanc la grand-tante déguisée en arlequin au carnaval de 1926 et les grands-parents endimanchés posant l’air grave et fixant l’objectif du photographe professionnel ; puis, quelques décennies plus tard, des clichés moins bien cadrés et en couleurs, souvenirs de vacances en bord de mer où le sourire était de règle...

2Ces albums de famille ne sont plus consultés et ne jouent plus leur rôle de support de transmission de l’histoire familiale. Les photos numériques les ont supplantés ; si faciles d’accès, elles se démultiplient et se transmettent dans une instantanéité qui efface les notions de durée et de distance. Ces progrès font écho au temps de l’adolescence où le moment présent et toutes les premières expériences prennent une intensité particulière.

3Mais l’adolescent engagé dans un processus de séparation-individuation a besoin de repérer ses appartenances ; il éprouve la nécessité de savoir d’où il vient, quels liens de dépendance l’ont mené jusque-là, pour mieux s’en dégager et se faire l’auteur-compositeur de son propre récit de vie. Nous repérons dans nos consultations que la présence et le rôle des grands-parents sont de plus en plus prégnants ; ils offrent souvent une écoute bienveillante et apaisée qui permet à l’adolescent de trouver des réponses à ses questions.

4Nous proposons, à partir d’une consultation en centre médico-psychologique (CMP), d’aborder cette question de la transmission de l’histoire familiale comme une sorte d’album de famille reconstitué dans le dialogue. L’adolescente que nous présentons ne pouvait pas interroger directement ses grands-parents et elle avait besoin de remettre de l’ordre dans le récit décousu qui lui avait été transmis, où elle percevait beaucoup de souffrance et de silences ; elle a interrogé les zones d’ombre et a permis, nous le pensons, une évolution et un réajustement des postures de chaque membre.

5Dans ce sens, nous croyons que l’adolescence est une chance pour l’individu et son groupe familial de reprendre les points de blocage. Dans sa façon d’amener un symptôme bruyant (une tentative de suicide par exemple) sur « la place publique », l’adolescent interpelle, sonne la fin du huis clos et obtient l’ouverture au tiers professionnel.

6Lucia nous a été adressée par un service de pédiatrie où elle avait été hospitalisée à la suite d’une tentative de suicide. Le travail qu’elle a alors entrepris lui a permis de s’extraire du passé familial et de s’affirmer comme individu à part entière, à la fois bien inscrite dans la filiation, suffisamment portée par sa famille et libre de s’inventer son propre avenir.

7Lucia a 14 ans quand nous la rencontrons ; c’est une jolie jeune fille dont l’importante chevelure lui permet d’éviter le contact immédiat et de cacher ses émotions. Nous découvrirons au fil des entretiens qu’elle a de bonnes capacités d’insight et ne présente pas de troubles psychopathologiques. Nous avons pour habitude de recevoir l’adolescente avec ses parents lors de la première consultation et l’adolescente seule pour les suivantes. Mais informée par la pédiatre que Lucia avait consulté deux autres thérapeutes avant nous et était restée mutique et repliée sur elle-même, nous avons pensé qu’il fallait d’abord accueillir son silence. Ses parents ont exprimé immédiatement une telle culpabilité qu’il fallait de toute façon leur donner la parole pour mesurer l’impact de cette culpabilité sur leur relation avec Lucia. Puis ils ont spontanément commencé à parler de leurs liens avec les différents membres de la famille élargie et j’ai perçu un changement d’attitude chez Lucia : elle était très attentive. Elle est intervenue à plusieurs reprises sur un mode agressif, signifiant qu’elle ne se contentait pas d’idées reçues, de faux-semblants et d’explications romanesques. Elle a donné le ton d’un dialogue sincère. Mais elle a affiché une indifférence teintée d’hostilité à mon égard, jusqu’au moment où nous avons interrogé les réactions de son petit frère à ses hospitalisations. Nous avons introduit celui-ci dans un deuxième entretien familial.

Consultation en CMP

8Son père l’a accompagnée jusqu’à la salle d’attente mais Lucia entre seule comme nous en avions convenu lors du précédent entretien. Elle marche d’un pas décidé ; ses cheveux sont cette fois relevés en arrière. Elle regarde droit dans les yeux.

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Il y a eu deux entretiens familiaux avant cette rencontre au cours desquels Lucia a laissé une grande place à ses parents pour raconter l’histoire familiale.

10Je l’interroge sur les deux premiers entretiens : comment les a-t-elle vécus ? « Le deuxième a été dur, me dit-elle, parce que mon frère a pleuré. »

11Lucia a toujours eu des attitudes maternelles envers Alex, son petit frère. Nous reprenons ce qui avait amené les pleurs de celui-ci : il se plaignait de ne plus avoir de jeux d’imagination avec elle. Il aimait qu’elle invente des histoires. Lucia convient que c’est normal que leur relation évolue et que cette perte-là est nécessaire.

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Dans l’histoire familiale des deux côtés, on retrouve la place du petit frère qu’il faut protéger. Monsieur, troisième d’une fratrie de trois, a été confronté au décès brutal de son père à l’âge de 11 ans ; sa mère a alors été préoccupée par des problèmes financiers qui se sont ajoutés au deuil et monsieur s’est trouvé livré à lui-même. Sa scolarité en a été gâchée. Quant à madame, elle a appris à l’adolescence le secret familial : son père avait deux enfants adultérins. Il fallait ne rien dire au petit frère.

13J’aborde alors la question de la tentative de suicide pour laquelle elle a été hospitalisée. Elle repense tout de suite à son petit frère silencieux et résigné à ne pas poser de questions. « Je ne peux pas dire à Alex pourquoi j’ai avalé des médicaments », me dit-elle. J’avais pressenti au cours de cet entretien qu’elle se mettait cet objectif et pour cette raison, j’avais abordé la question de la mort.

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Lors du premier entretien familial, ses parents avaient exprimé une forte culpabilité « Il a fallu aller jusque-là pour qu’on comprenne » disait madame sous-entendant que le père de Lucia, du fait de son autorité et des interdits qu’il posait en était responsable.
Mais c’est quand ils avaient parlé du petit frère qui s’isolait dans sa chambre depuis, que j’avais perçu la culpabilité de Lucia ; elle s’était mise à pleurer. J’avais alors proposé d’inviter Alex au deuxième entretien pour que des explications simples lui soient données et que Lucia en soit soulagée.

15Je lui réponds que, en lui demandant devant son frère quelle représentation elle avait de la mort, j’avais compris qu’en fait elle voulait changer de vie. Elle m’avait en effet répondu que lorsqu’on était mort, on allait soit en enfer soit au paradis. Elle pensait ainsi retrouver Johan, le deuxième enfant adultérin de son grand-père maternel recueilli par le couple parce qu’il était un enfant malheureux.

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La mère de Johan avait demandé aux grands-parents de Lucia d’accueillir son fils quand il avait 6 ans parce qu’il souffrait de ne pas vivre près de son père. La grand-mère paternelle a été jugée « sans caractère » par ses propres enfants, parce qu’elle avait accepté. Johan atteint d’un cancer quand il était jeune adulte est venu finir sa vie chez les grands-parents de Lucia. Par sa mort il occupe une place centrale dans l’histoire familiale.

17Mourir ou se suicider sous le regard de quelqu’un semble assurer à Lucia une sorte de pouvoir grâce à son acte.

18La tentative de suicide et les deux hospitalisations (novembre 2018 puis février 2019 à sa demande) ont eu des effets bénéfiques pour Lucia. Elle m’explique qu’après chaque séjour à l’hôpital quelque chose a changé à la maison. Après la première, ses parents « l’ont moins enfermée ». À la deuxième, « sa mère a décidé de s’exprimer quand elle n’est pas d’accord avec son père ».Lucia me semble avoir compris beaucoup de choses. Les conflits sont exprimés sans détour, bien identifiés par cette adolescente de 14 ans. Elle m’explique que « sa mère est restée très proche de sa propre mère ». Puis elle précise : « Elle n’a pas fait d’adolescence parce qu’elle devait se taire ; ne pas révéler à son petit frère que leur père avait deux enfants de l’adultère. » Lucia est au fait des problèmes de la famille de sa mère. Dans ce sens, elle prend une place de digne héritière, après trois femmes courageuses. Sa mère qui vire de bord et décide de s’opposer à son mari, lui vole la vedette : Lucia aurait certainement préféré être l’héroïne, celle qui ose contredire et s’opposer. De cette manière, elle aurait pu vivre son amour œdipien pour son père un peu fouettard. Néanmoins, elle trouve aussi formidable que sa mère entre en scène et fasse alliance avec elle contre le père. D’où son ambivalence envers sa mère.

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Dans les revendications exprimées par la mère de Lucia lors du premier entretien, il avait été question du rôle alloué aux femmes et qui se limitait aux tâches ménagères, le soin aux enfants et la soumission au mari. La grand-mère maternelle de madame a été veuve jeune : « Une sainte : jamais un mot plus haut que l’autre. » Madame ajoutant qu’elle admirait Lucia parce qu’elle savait que « elle au moins, elle ne se laisserait pas faire ».

20Je reprends ensuite les propos de Lucia concernant la deuxième hospitalisation qu’elle avait demandée. Elle avait exprimé qu’elle avait « besoin de couper avec le monde », et qu’hospitalisée elle avait fait la connaissance d’autres jeunes qui l’avaient aidée. Elle reprochait à sa mère de raconter ce qu’elle lui confiait.

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Sa mère avait répondu à Lucia qu’elle aimerait tant avoir une relation aussi belle avec sa fille que celle qu’elle entretient avec sa propre mère.

22Au cours de cette consultation, Lucia me donne l’impression de vouloir atténuer ses propos pour que je ne pense pas qu’elle rejette sa famille. « Je voulais aussi me couper de mes copains. J’aimerais vivre toute seule, n’avoir de liens avec personne. »

23Elle me reparle spontanément de sa mère. « Elle était très choquée à 15 ans d’apprendre que son père avait une deuxième famille. » Elle veut aussi préciser à propos de Johan (demi-frère de madame) : « Au début quand mes grands-parents l’ont accueilli chez eux, ma grand-mère ne l’a sûrement pas aimé tout de suite. C’est avec le temps qu’elle l’a aimé. » Cette fois la générosité de sa grand-mère maternelle, sa grandeur d’âme et ses qualités maternelles pour un enfant qui finalement était de la famille, apparaissent plus évidentes et Lucia peut s’inscrire dans cette filiation de femmes dignes.

24Pour autant c’est elle et elle seule qui a assez de cran pour contredire son grand-père maternel « ce monsieur je sais tout ». Elle s’amuse à le provoquer et quand elle rit pour s’en moquer « il dit que je ris comme une dinde ». À table, il lui demande de ne pas s’asseoir en face de lui parce qu’elle a de grandes jambes. Lucia fait exprès et allonge ses jambes. Elle me semble dans cette attitude surtout défiante, venir aussi tester ses capacités de séduction auprès d’un homme qui séduisait les femmes.

25Dans cette famille, je perçois deux fortes personnalités : le grand-père que personne n’ose remettre en question – même quand il sert les plats froids, me dit Lucia – et Lucia qui engage avec courage son adolescence, astucieuse et créative.

26Quel rôle me fait-elle jouer ? Celui de passeur ? Celui de témoin-interprète ? Elle me dépose toute son histoire familiale en me signifiant qu’elle a envie maintenant d’avoir la sienne. Elle a utilisé ses séjours d’hospitalisation comme moyen de rencontrer quelqu’un qui pose des questions à ses parents et qui aussi, lui accorde à elle un certain pouvoir : celui de s’opposer, de se différencier, de rêver son avenir et surtout de se débarrasser de ses dépendances. Créer un lien avec moi le lui permet.

La prise en charge des tentatives de suicide (TS)

27En France, depuis une vingtaine d’années, la prévention du suicide des jeunes est devenue une priorité nationale en santé publique.

28En Vendée, c’est à l’initiative de la CPAM en 1998 que les professionnels des institutions accueillant des adolescents ont développé des réseaux à partir de ce sujet fédérateur qui concernait autant les services hospitaliers de pédiatrie et de psychiatrie de l’adolescent, que les foyers d’hébergement, l’Aide sociale à l’enfance, la Protection judiciaire de la jeunesse, l’Éducation nationale ou les éducateurs de rue engagés auprès des municipalités.

29La MDA 85 (Maison départementale des adolescents) a relayé ces actions de formation et de mise en réseau dès sa création en 2007 et a amélioré le dispositif. Une campagne de sensibilisation auprès des médecins généralistes a été menée pour qu’aucun geste suicidaire ne soit banalisé. Il nous semble encore aujourd’hui que l’hospitalisation de quelques jours dans un service de pédiatrie ou de médecine de l’adolescent reste la meilleure prévention de la récidive dont on connaît la spirale de l’aggravation. Un pédopsychiatre vient évaluer la symptomatologie à deux reprises pendant ce séjour. Entre 2004 et 2010, nous avons pu repérer que 85 % des adolescents hospitalisés en pédiatrie pour TS, ne présentaient pas de troubles psychopathologiques nécessitant un recours à la pédopsychiatrie hospitalière.

30Dans d’autres études, 25 % des jeunes suicidants présenteraient une maladie mentale. Quoi qu’il en soit, il doit être systématiquement proposé et organisé un rendez-vous après l’hospitalisation ; la MDA est un dispositif de prévention qui nous semble bien adapté et les CMP pouvant répondre dans des délais de deux à trois semaines sont de toute évidence aussi une très bonne réponse. Nous avons constaté que trois à cinq rencontres avec l’adolescent étaient suffisantes pour donner du sens à la crise suicidaire.

31Les TS représentent une grande diversité de gestes et de sens. Parfois l’adolescent se fait l’ambassadeur d’une tragédie ; c’est la mort qu’il recherche et le danger est majeur. Il ne veut pas se manquer. Dans d’autres cas, si la dépression n’est pas repérable dans l’urgence de la TS, il faut la garder à l’esprit et beaucoup conseillent une nouvelle évaluation dix-huit mois après le geste. Car fréquemment les affects dépressifs émergent bien après.

L’espace de soin

32L’espace de soin fonctionne comme tiers propice à la symbolisation et à l’élaboration. Dans un premier temps il sert d’espace de consultation familiale. Le cadre de la thérapie se veut souple et adaptable, pouvant passer d’un abord systémique à une thérapie d’inspiration psychanalytique L’introduction du petit frère dans le deuxième entretien est quelque peu surprenante ; mais cette malléabilité a ouvert une brèche et permis à l’adolescente de s’affirmer en démontrant à ses proches ce qu’elle sait et peut faire, facilitant aussi la propre évolution de ses proches, en particulier celle de sa mère.

Approche psychothérapique

33À cet âge, en dehors de toute pathologie, le « jeu » avec la mort prend un sens spécifique ; comme si vivre, c’était d’abord apprendre à mourir. C’est le cas en particulier lorsqu’un adolescent n’arrive pas à s’inscrire dans sa généalogie, on observe alors ce détour par la prise de risque de mourir.

34Dans le cas de Lucia, on perçoit d’emblée la pertinence symbolique du geste qui permet qu’un travail d’élaboration soit possible. Elle se fait auteur-compositeur pour sa famille. Sa tâche est de remplir les trous noirs et de mettre de l’ordre dans l’histoire familiale ; c’est par le narratif que Lucia et le thérapeute vont pouvoir aborder les zones d’ombre.

35Que penser de la demande de ré hospitalisation par Lucia elle-même, trois mois après celle qui s’est imposée lors de son geste suicidaire?

36On peut imaginer que l’adolescente a bien compris qu’elle avait trouvé des alliés pour relayer son attaque du père. Tous les reproches qu’elle lui faits sont le renversement d’un Œdipe bien actif. Cet homme anxieux, par ailleurs stressé par de nouvelles responsabilités professionnelles, ne cesse depuis la TS de sa fille de l’interroger à la moindre bouderie : « Est-ce de ma faute ? » Ce à quoi Lucia se garde de répondre, entretenant la culpabilité de son père.

37Nous proposons de rapprocher de cette problématique œdipienne, la pulsion scopique pour l’adultère commis par le grand-père maternel. Nous avons en effet été surpris par la référence fréquente à cette histoire dans le discours de Lucia, et par la captation que l’adultère exerce sur l’adolescente. Il est possible que par voie de conséquence, l’inceste soit dénié et ne permette pas d’accomplir l’Œdipe jusqu’à l’interdit ; gagnant ainsi d’autres registres. Nous avons constaté la tendance de Lucia à manipuler son entourage. Elle veut inquiéter, mobiliser, utiliser. Elle dicte ses règles : ses parents n’osent plus lui demander à quelle heure elle envisage de rentrer et ne se permettent pas de vérifier ses résultats scolaires. Elle fait à peu près tout ce qu’elle veut. Elle est souvent absente des cours (48 heures au troisième trimestre, m’a-t-elle annoncé sur le ton du défi) et ne donne aucune explication. Elle maintient de très bons résultats et force l’admiration.

38 Cette forme de toute-puissance nous fait évoquer ce que F. Marty (2001) nomme « transition perverse de l’adolescence ». En parlant de potentialités perverses, l’auteur met l’accent sur la plasticité de l’évolution et sur la qualité transitoire et constructive de cette organisation. Il s’agit en fait de défenses dont Lucia se pare.

39Nous avons aussi évoqué dans notre présentation que se suicider sous le regard donnait une sorte de pouvoir. Et nous l’avons associé au décès de Johan. Cet oncle est un mythe dans sa famille et il en a toute l’étoffe : enfant bâtard, malheureux, jeune adulte malade d’un cancer qui le ronge et le tue ; il a tout pour entrer dans la mythologie.

40Retrouver Johan à travers la mort, c’est s’identifier au mythe. Pour Philippe Jeammet (2002), c’est un moyen que trouve l’adolescent pour reconstruire son narcissisme sur fond d’aménagement de la dépendance.

41La tentative de suicide de Lucia convoque toute la frayeur de la famille et surtout celle de sa mère. Celle-ci nous avait confié comment elle s’était tenue à l’écart de la mort de son demi-frère auquel elle était très attachée, parce qu’elle ne supportait plus de le voir se transformer physiquement.

42Dans une dernière entrevue, elle avait mis Lucia encore bébé dans ses bras ; Yohan ayant déclaré que cette enfant lui donnait une raison de se battre contre la maladie. Michel de M’Uzan (1983) parle de travail de trépas et écrit à ce propos : « C’est précisément ce mouvement “phagocytant” que l’entourage du mourant a de plus en plus de mal à tolérer... Comment se rendraient-ils compte qu’ils sont, en tant qu’“incorporats”, au service d’une dernière passion grâce à laquelle le mourant devrait pouvoir ressaisir et assimiler toute une masse de désirs instinctuels dirigés vers eux que, jusque-là, il n’a pu qu’incomplètement intégrer. »

43Yohan meurt un mois plus tard et la mère de Lucia ne l’a pas accompagné dans ce moment ultime. Quant au grand-père paternel qui est décédé brutalement dans un accident, il n’y a pas eu non plus de travail de trépas possible. Ainsi, le père et la mère de Lucia sont dans une sorte de déni qui empêche le portage transgénérationnel de ces âmes. Et l’on peut penser que le geste suicidaire de l’adolescente agit cette faille.

Conclusion

44Les premiers entretiens à visée d’investigation ont pris d’emblée une dimension thérapeutique. Lucia a donné la parole à ses parents et a fait en sorte que l’histoire de sa famille devienne un récit faisant sens. Cette appartenance soulignée, elle pouvait ensuite se dégager de la gangue familiale pour construire sa propre identité narrative, prendre conscience de ses compétences et revendiquer l’unicité de son existence.

45Le transfert, le lien avec elle, l’accueille dans une neutralité engagée qui crée les conditions d’un échange intime et personnel, une co-construction où peut s’élaborer la traduction des messages que ses parents n’ont su lui dire et qu’ils lui ont transmis sans s’en apercevoir. Elle a poursuivi seule la psychothérapie, nous étonnant par ses capacités d’insight et par le plaisir qu’elle exprimait à penser, rêver et associer.

46Elle avait fait en sorte que ses parents soient là pour reprendre avec elle l’album de famille ; elle y avait remis de l’ordre, de la clarté et du sens pour redonner à chacun sa place. Chaque photo des membres de sa famille amenait un commentaire qu’elle pouvait désormais partager.

Bibliographie

  • Jeammet, P. 2002. « Jeunes en grande difficulté : prise en charge concertée des troubles psychiques », Circulaire/dgs/dgas/dhos/dpjj, 3 mai.
  • Jeammet, P. ; Bochereau, D. 2007. La souffrance des adolescents. Quand les troubles s’aggravent : signaux d’alerte et prise en charge, Paris, La Découverte.
  • Marty, F. 2001. « Potentialités perverses à l’adolescence », Cliniques méditerranéennes, Filiations I, n° 63, p. 263-279.
  • M’Uzan, M. de. 1983. De l’art à la mort, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : Œdipe, Adolescence, portage transgénérationnel des âmes, histoire familiale, tentative de suicide, pulsion scopique, identification au mythe, transition perverse de l’adolescence, narratif

Date de mise en ligne : 19/11/2019

https://doi.org/10.3917/cead.002.0039

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