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Article de revue

Que sont devenus les albums de famille ?

Pages 7 à 12

1« Album » vient du latin album. Le mot lui-même dérive de l’adjectif latin albus qui signifie « blanc ». Chez les Romains, ce mot désignait un tableau blanchi au plâtre (d’où l’adjectif « blanc ») sur lequel on inscrivait le nom des personnages officiels de la République, sénateurs ou juges (wikitionnaire). Le tableau blanc (album) était exposé publiquement pour donner à tous la possibilité de lire le nom de ces grands personnages. Cette métaphore d’un simple support d’écriture possède deux détails qui ont leur importance. D’abord il est effaçable ou modifiable grâce à cette couche de plâtre, ensuite il se donne à voir en public. Le mot « album » existe dans toutes les langues indo-européennes, des langues latines aux langues anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves et slaves, sans modification. Il a acquis une universalité que beaucoup d’autres mots pourraient lui envier.

2Comme son ancêtre romain, l’album de famille est modifiable à souhait, en enlevant certaines photos, en en ajoutant de nouvelles, en plaçant une photo avec une autre (« Tiens, je trouve qu’ils vont mieux ensemble ! »). Même s’il retrace l’histoire imagée d’une famille et qu’il appartient au domaine privé, il n’est pas pour autant intime, personnel voire secret. Au contraire, il est là pour qu’on le montre aux invités et aux nouveaux entrants dans la famille. Il est universel, commun à bien des régions, des pays et des continents.

3Pourtant, l’objet est, sinon remis en cause, du moins doublement questionné.

4D’abord la technique de la photographie permit dans chaque famille de la bourgeoisie entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle la constitution de son album de famille. On y voit les événements majeurs qui scandent la vie d’un groupe d’humains. Ce sont les mariages, les naissances, les réunions de famille avec les ancêtres, les oncles et tantes, cousins et cousines. Puis avec l’amélioration du niveau de vie, apparaissent les albums de photos de vacances en famille. Il se généralise dans l’après-1945 à toutes les couches sociales. Mais la photo ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée d’un récit : « Tu vois, à ta naissance, il y avait la tante x. Oh elle ne voulait pas venir, en fait … » ou « Mais si, souviens-toi, ce jour-là, tu n’étais pas content, c’est pourquoi tu fais la gueule sur la photo et cela a fait toute une histoire… ».

5La famille s’est modifiée, les rituels de famille par conséquent également ; l’objet est devenu plus centré sur la vie du couple et des enfants et enfin il s’est vu supplanté par la technologie du numérique : on prend désormais des images en continu, à tout moment de la journée plus que de véritables photos. Ces milliers d’images viennent se stocker dans d’immenses nuages électroniques, les « clouds », gigantesques coffres à grenier de notre humanité. Quelques clics et l’affaire est bouclée, nos trois cents photos partent dans une mémoire quelque part, sans qu’il y ait eu besoin d’organiser un récit autour de chacune des images. Il y en a trop. Nous avons des collections infinies d’album de photos et de vidéos, à ne plus savoir qu’en faire.

6Pourtant, les couples demandent toujours un album de famille lors d’un mariage, d’une naissance ; Au Brésil, par exemple, dans chaque appartement ou maison, à l’entrée, sur une table spéciale, on trouve exposées les photos de toute la grande famille, ancêtres comme nouveau-nés. De même chez les couples jeunes, des cadres joliment divisés regroupent les photos des moments importants de leur courte vie. En France, plus de trois millions de personnes fouillent des sites spécialisés sur Internet, celui des Mormons notamment, pour retrouver leurs ancêtres, leurs ascendants, leurs lointains cousins dans le temps. La passion de la généalogie permettrait-elle de se rassurer devant la disparition de l’album ?

7L’album de famille traditionnel permettait aussi un travail sur l’imaginaire comme sur le symbolique de chacun. On se trouvait des ressemblances avec quelqu’un ; des identifications s’alimentaient avec les photos au travers des générations, accompagnées du récit donnant sens à ces identifications. Ainsi se fabriquaient à la fois un idéal du moi en rapport avec les membres de cette collectivité familiale et une histoire familiale avec ses zones d’ombres et ses pages glorieuses.

8Et maintenant ?

9Derrière la transformation technique des supports d’image, ne faut-il pas s’attarder sur les transformations des familles, de ces lieux structurants où s’organise pour tout un chacun, au début de la vie, la fabrication de l’humain ?

10L’album de famille représentait auparavant, dans un imaginaire familial, une histoire collective à partir du modèle de la famille bourgeoise : les ancêtres paternels et maternels, les parents, les frères et sœurs, les cousins, oncles et tantes, les vacances, la maison…

11Comment un enfant de 2019 se repère-t-il dans les mutations familiales que nous connaissons ? Il peut être éduqué dans une structure familiale traditionnelle mais aussi vivre dans une famille recomposée, avec des parents adoptants, ou seul avec sa mère ou son père, ou bien avec des parents de même sexe ou encore passer son enfance dans une ou des familles d’accueil, dans un ou des foyers d’accueil. Au jeu des 7 familles de notre enfance, faudrait-il substituer une nouvelle forme de jeu des multiplicités familiales ? Les identifications et le récit familial pour cet enfant se feront certainement mais de quelle manière ?

12Dans les différents contextes familiaux, l’enfant va se représenter, décliner et nommer les personnes et les fonctions essentielles pour lui : les parents géniteurs, les parents juridiques, les parents reconnus socialement, ceux qui jouent les rôles du papa, de la maman… 

13Comment un enfant placé seul dans un foyer se représente-t-il la fratrie séparée pour cause de maltraitance ? Comment s’identifie-t-il aux multiples adultes autour de lui ? Comment élabore-t-il sa place, trouve-t-il des noms pour appeler chacun dans une position familiale ? Pour l’enfant placé, la famille d’accueil fait-elle famille recomposée ? Ou encore comment un enfant né sous le secret de sa naissance peut-il « faire avec » le vide de ses origines sans image ?

14Autant de cas où le professionnel, les équipes travaillant en institution vont contribuer à leur manière à aider l’enfant, le jeune à construire cet album de famille personnel.

15Dans son article « Que deviennent les albums de famille ? », Anne-Marie Martinez évoque quelques temps forts d’émotion et de réflexion sur la place des photos et des images familiales pour les enfants placés. De l’ancienne ddass à l’ase actuelle, comment un enfant tout jeune pouvait-il se figurer dans son récit de vie la place de son temps de vie dans la famille d’accueil par rapport à ses propres parents ? Comment les pratiques ont-elles évolué en laissant toujours ouverte cette question ?

16En partant de la loi du 17 juillet 1978 sur l’obligation de laisser tout citoyen libre de consulter son dossier administratif à l’album de vie de Ségolène Royal ou la loi de 2016, Martine Dubocq précise toutes les difficultés pour les enfants à se réapproprier leur histoire fractionnée, malgré les textes réglementaires en vigueur.

17Anne-Marie Royer nous fait part de son expérience en tant que médecin pédopsychiatre dans une unité permettant l’accueil de jeunes ayant fait notamment des tentatives de suicide à l’adolescence. Dans le cas précis qu’elle relate, l’adolescente, comme si elle venait feuilleter son album de famille, se fait l’auteur-compositeur de son histoire familiale, interrogeant les liens, les dépendances et les zones d’ombre, et traduisant ainsi les messages que ses parents lui ont transmis à leur insu.

18Patrick Alecian prendra l’album de famille comme métaphore du récit familial en présentant deux vignettes de femmes psychotiques vivant dans la difficulté d’élaborer leur album de famille. Il parlera aussi de son interrogation quant à la pratique de photographier les bébés mort-nés ou de garder une image du fœtus mort prématurément. Ne s’agit-il pas de fabriquer des fantômes plutôt que de conserver une photo des personnes constituant une famille ?

19Marlène Iucksch a animé un groupe de parole de parents ayant adopté un ou plusieurs enfants venant souvent de pays lointains géographiquement et culturellement. Elle relate ici, en liaison avec le thème de l’album de famille, les difficultés nombreuses et périlleuses d’une mère ayant adopté tout bébé une fillette pour qu’elle puisse exprimer après de longues années ce que cachait son propre album de famille. C’est aussi montrer le cheminement qui peut être délicat pour une fille adoptée très tôt d’entrer dans l’album familial à l’adolescence.

20Mercedes Minnicelli exerce en tant qu’universitaire et psychanalyste en Argentine. Elle partage son expérience originale de soutien aux fratries séparées par la politique étatique de protection de l’enfance dans divers foyers d’accueil avant leur adoption. Grace à une structure souple, elle nous explique comment la rencontre des frères et sœurs séparés du fait de la carence parentale forte permettra à ces jeunes, dans le plus grand nombre de cas, de pouvoir continuer leur vie dans des familles adoptantes.

21Jean-Marc Bouville explique alors comment la sociologie contemporaine, la psychanalyse souvent lacanienne et l’histoire de la famille peuvent à la fois être d’accord sur les grandes mutations de la famille occidentale tout en présentant des positions et des regards complètement divergents sur les causalités mises en jeu et leurs conséquences futures sur les transmissions familiales. Faudrait-il alors parler d’un album des familles ?

22Marlène Iucksch revient sur son expérience de travail de supervision d’équipes en charge d’accompagner les bébés nés sous X entre le jour de l’accouchement et le jour de leur adoption par une nouvelle famille. Comment alors maintenir la création d’un album de famille dès la naissance ? Comment accueillir ce petit humain laissé par sa mère dès la naissance et déjà le nommer, lui parler et l’appeler par son prénom ?

23En article hors dossier, nous avons jugé nécessaire d’inclure un entretien passionnant reprenant l’itinéraire singulier de Leandro de Lajonquière, universitaire argentin, puis brésilien et maintenant français dans le domaine de la psychanalyse en relation avec les professionnels de la pédagogie. Plus exactement, il nous expliquera en quoi justement pédagogie et psychanalyse diffèrent dans leurs approches que l’on soit d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Surtout, il montrera comment on peut rester psychanalyste tout en étant professeur et en ne confondant pas les deux positions subjectives.

24Une courte vignette clinique suivra rédigée par Éric Colas, psychologue qui nous expose une série de rencontres en aed avec une mère qui subit les violences conjugales et ne sait pas comment faire avec son fils aîné, pris dans ce conflit parental.

25Enfin, nous publions le court récit véridique d’une découverte surprenante faite un jour de travail par Jean-François Pribille et qui s’inscrit tout à fait dans ce numéro consacré aux albums de famille.

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