Portrait de Debussy par Paul Nadar, vers 1905
Portrait de Debussy par Paul Nadar, vers 1905
1Nous poursuivons dans ce numéro la publication du feuilleton en trois parties que la Chaîne d’Union consacre à Claude Debussy à l’occasion du centenaire de son décès. Yvon Gérault aborde maintenant les années du Chat Noir, ce célèbre cabaret, où se côtoyaient la bohème, les occultistes, les francs-maçons et d’autres esprits originaux, dans un joyeux et fécond désordre.
De la bohème aux arrières-loges (Deuxième partie)
J’ai seul la clef de cette parade sauvage.
3Après le Conservatoire, la Villa Médicis et les travaux obligés que furent les séances chez Madame von Meck, ou dans les salons du boulevard Saint-Germain, la période de bohème qui s’ouvre est certainement vécue par Debussy comme une libération. Il peut se reposer des pesanteurs académiques en fréquentant les cafés et les tavernes à la mode, ainsi que certaines librairies tournées vers l’occulte, comme La Librairie de l’Art Indépendant tenue par Edmond Bailly, compositeur féru d’ésotérisme ; ou encore, La Librairie du Merveilleux de Pierre Dujols de Valois, personnage au cœur d’une nébuleuse d’alchimistes placée dans l’orbite tutélaire du mystérieux Fulcanelli. L’écrivain Victor-Émile Michelet, qui fait lui-même partie de cette mouvance, a cité tous ces personnages autour de Debussy, dans son livre Les Compagnons de la Hiérophanie. Le titre de ce livre de mémoires est éclairant et révélateur d’un certain esprit.
4Au chapitre des débits de boisson et des cabarets, on peut citer : Weber, rue Royale, l’équivalent aujourd’hui des Deux Magots, rendezvous de l’élite cultivée ; Reynold’s, le café américano-irlandais, que fréquentent le monde du cirque et les milieux hippiques ; Debussy y fait grande consommation de pale ale et de welsh rarebit. Chez Reynold’s, il rencontre les clowns Footit et Chocolat, des jockeys et des entraîneurs ; il se lie d’amitié avec Tom, le cocher anglais des Rothschild. C’est certainement là qu’il trouve les titres anglais de ses œuvres… par exemple, le cycle Children’s corner : Colliwog’s cake walk, The snow is dancing, The littlesheperd, Jimbo’s Lullaby… Il y a aussi Vachette, au Quartier latin ; La Taverne Pousset, carrefour de Châteaudun ; enfin Montmartre, « la colline inspirée », avec l’Auberge du Clou et surtout, le cabaret du Chat-Noir, qui, comme l’indique l’adepte connu sous l’hétéronyme de Fulcanelli, est une arrière-loge, plus précisément, un des centres occultes de la maçonnerie internationale.
5À propos du penchant de Debussy pour la vie de bohème, les témoignages de ses contemporains divergent : certains le voient tout à fait adapté à ce mode de vie, comme Camille Benoît, élève de César Franck et ami de Debussy :
Hier soir, passant à huit heures vingt, rue de Laval, j’ai vu par la baie grande ouverte du Chat-Noir, Debussy s’attablant […] avec son air le plus arsouille.
En revanche, d’autres de ses amis ont un avis différent, comme le compositeur Raymond Bonheur :
Né pauvre, il entra dans la vie avec des goûts, des besoins et une insouciance de grand seigneur […]
7Il est vrai que Debussy ayant été amené à se produire dès l’adolescence dans les salons des châteaux de la Loire et de la société huppée du boulevard Saint-Germain, il avait pris très tôt goût au luxe ; penchant qui ne fut pas tempéré par ses voyages à travers l’Europe et la Russie, en compagnie de la richissime Nadejda von Meck. À Paris, Debussy fréquente les mêmes salons que Marcel Proust. C’est d’ailleurs par son ami Louis Laloy qu’il est introduit dans le salon de la comtesse Greffulhe, arbitre des élégances et modèle de la duchesse de Guermantes pour La Recherche de Proust. En résumé, les témoignages de ses contemporains convergent sur la double nature de bohème et d’aristocrate de Debussy.
Le cabaret du Chat-Noir, état-major de la bohème
8Fondé par Rodolphe Salis, un ancien élève des Beaux-Arts, le cabaret du Chat-Noir va être le point central de la vie de bohème de 1881 à 1897. La typologie des animateurs et des habitués nous est connue. Ils sont peintres, dessinateurs, poètes, musiciens, chansonniers, avec des aspirations artistiques et politiques diverses ; et pour certains, un engouement plus ou moins prononcé pour l’ésotérisme. Ce milieu est celui des disciples d’Éliphas Lévi, un abbé défroqué qui eut son heure de gloire. Autour de Villiers de L’Isle-Adam, de Verlaine, de Charles Cros, de Signac, et de Toulouse-Lautrec, pour les plus célèbres, se profilent les silhouettes des obscurs poètes-chansonniers qui animent le cabaret. La plupart sont aussi amateurs d’absinthe et de facéties. La façade s’orne d’une enseigne bien visible, mais dont le sens n’est accessible qu’aux seuls initiés :
Passant, arrête-toi ! Cet édifice, par la volonté du destin sous la protection de Jules Grévy, Freycinet et Allain-Targé étant archontes, Floquet, tétrarque et Gragnon, chef des Archers, fut consacré aux muses et à la joie, sous les auspices du Chat-Noir…
Enseigne du cabaret du Chat Noir, 1881, © Musée Carnavalet, Paris
Enseigne du cabaret du Chat Noir, 1881, © Musée Carnavalet, Paris
10Cette annonce indique de manière subliminale que l’ombre de la maçonnerie et des diverses annexes de la sphère occultiste plane sur le Chat-Noir. C’est plus qu’une signature, puisque ce concentré du gouvernement représente aussi une partie des membres du Suprême Conseil du Rite Écossais Ancien Accepté du Grand Orient de France.
11L’endroit, souvent objet de scandale, est fréquenté par l’élite artistique, littéraire, scientifique et politique venue de l’Europe entière. On peut citer pêle-mêle le futur roi d’Angleterre, le tsarévitch, Garibaldi, Victor Hugo, Émile Zola, Camille Flammarion, Sarah Bernhard, Henri Poincaré, Gustav Eiffel, Ferdinand de Lesseps…
Portrait de Josephin Peladan par Alexandre Seon, Circa 1892, © Musée des Beaux-Arts de Lyon
Portrait de Josephin Peladan par Alexandre Seon, Circa 1892, © Musée des Beaux-Arts de Lyon
12Protégé par les plus hautes autorités de l’état et fréquenté par la fine fleur de la maçonnerie européenne, le cabaret est surtout le point de ralliement des mouvements poétiques et artistiques les plus échevelés :Hirsutes, Zutistes, Hydropathes, Harengs saurs épileptiques, etc. La règle est placée sous le signe du scandale et de la provocation. Évidemment, le Chat-Noir ne respecte aucune des normes en vigueur. À un fonctionnaire qui demande la fermeture du cabaret, Jules Grévy fait cette réponse :
Pourquoi voudriez-vous qu’on ferme un établissement honorable dans lequel j’ai mes habitudes ?
14Il est probable que Jules Grévy ne fréquentait plus l’établissement lorsqu’il devint président de la République, mais il y a là plus qu’un signe, un intersigne, comme aurait dit Villiers de L’Isle-Adam, fidèle de l’établissement.
15Parmi les personnalités marquantes, on trouve le mage Joséphin Péladan, fondateur avec Stanislas de Guaita de L’Ordre Kabbalistique de la Rose Croix, Papus, fondateur, lui-même, de L’Ordre Martiniste et Grand Hiérophante d’autres sociétés initiatiques.
16Il n’y a pas de cabaret sans musique ; pour la partie musicale, on retrouve l’incontournable Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, chef d’orchestre de plusieurs théâtres et premier pianiste du Chat-Noir. En tant que compositeur, on lui doit le poème symphonique La Légende d’Hiram ; ce titre sans équivoque nous renseigne bien sur les centres d’intérêt du personnage ! Les autres animateurs sont principalement Érik Satie et Debussy, ce dernier étant lié depuis la plus tendre enfance à la famille de Charles de Sivry — nous savons par quel biais. C’est certainement grâce aux leçons de la mère de Charles de Sivry que Debussy a embrassé la carrière musicale.
La rencontre avec Érik Satie
17Il existe différentes versions de la rencontre de Debussy et de Satie, plusieurs familiers du Chat-Noir ayant tenté de s’en attribuer le mérite. Il semblerait que ce soit le chansonnier Vital Hocquet qui les ait présentés l’un à l’autre vers 1892, à l’époque où Satie produisait ce qu’il appelait ses rudes saloperies, autrement dit les musiques d’accompagnement des chansonniers du Chat-Noir. Vital Hocquet est en fait le pseudonyme de Narcisse Lebeau, plombier zingueur de son état. Heureuse époque où un artisan taquinant les muses pouvait venir pousser la chansonnette entre une fuite de baignoire et le remplacement d’une chasse d’eau ! Debussy et Hocquet restèrent amis, puisque le premier sera témoin au mariage du second. Debussy lui a dédicacé plusieurs œuvres, parmi lesquelles, De rêve et la première des Proses lyriques.
18Derrière la façade de dissimulation des divertissements de chansonniers, d’autres activités sont à l’œuvre. Sans revenir sur les détails de la vie du cabaret, je rappellerai ce passage du livre de Fulcanelli, qui situe bien les enjeux :
Combien savent quel centre ésotérique et politique s’y dissimulait, quelle maçonnerie internationale se cachait derrière l’enseigne du cabaret artistique ? D’un côté, le talent d’une jeunesse fervente, idéaliste, incapable de suspicion ; de l’autre, les confidences d’une science mystérieuse, mêlée à l’obscure diplomatie, tableau à double face exposée à dessein dans un cadre moyenâgeux. […]
20Clients et animateurs du Chat-Noir fréquentent bien entendu Le Salon de la Rose+Croix du Sâr Peladan, le Sâr pédalant, comme le nomme Alphonse Allais. Le salon se tiendra annuellement de 1892 à 1897, soit pendant la période faste du Chat-Noir et il s’éteindra avec lui.
Eric Satie photographié par Santiago Rusinol en 1892 © droits réservés
Eric Satie photographié par Santiago Rusinol en 1892 © droits réservés
21Indubitablement, ce climat a attiré Debussy, même s’il prenait ses distances vis-à-vis des entreprises tapageuses des occultistes trop voyants, comme Peladan ou Jules Bois. Écrivain et journaliste, spécialiste du satanisme et de la magie, Jules Bois est aussi auteur dramatique. C’est à Debussy qu’il demande d’écrire la musique de son drame ésotérique Les Noces de Sathan. Il s’agit d’une pièce mystique. Dans une atmosphère de ténèbres passent les ombres inquiétantes de Psyché, Hermès, Méphistophélès… La figure principale, « Sathan » androgyne conduit le bal, de curieuse façon, puisque Jules Bois — nouvel Ovide — métamorphose le Saint-Esprit sous l’hypostase de la Bienheureuse Vierge Marie, puis la Vierge en déesse Isis ! Debussy accepte la commande, mais finalement, il ne l’honore pas, tout en gardant des liens d’amitié avec Jules Bois. Par ailleurs, selon un témoignage de Georges de Feure, animateur du Théâtre d’ombres du Chat-Noir, on sait que Debussy a été plusieurs fois sollicité par L’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix de Peladan :
22On aurait proposé à Debussy d’être le chantre élu d’une papauté future et secrète, mais celui-ci aurait décliné cet honneur, reculant devant le peu de confiance qu’il avait en sa compétence et le peu de courage à affronter une administration aussi importante…
23Le ton de la réponse de Debussy est à la fois prudent et ironique. Il ne veut pas tomber dans les errements « mystagogiques » de son ami Satie. Et justement, cette proposition a certainement été faite à Debussy, suite à la défection d’Erik Satie, ex-compositeur officiel de la Rose-Croix, dont on connaît les œuvres de circonstances :Les Sonneries de la Rose+Croix, La Porte héroïque du ciel ou Le Fils des étoiles, pièce sous-titrée pastorale kaldéenne (sic), etc.
24Debussy reste prudent vis-à-vis de ces manifestations, même s’il est plus que concerné par la sphère de l’invisible. S’agissant du domaine ineffable et mystérieux des sons organisés, le mieux est peut-être de lui laisser la parole :
Vraiment, la musique aurait dû être une science hermétique, gardée par des textes d’une interprétation tellement longue et difficile qu’elle aurait certainement découragé le troupeau de gens qui s’en servent avec la désinvolture que l’on met à se servir d’un mouchoir de poche ! […] Or, et en outre, au lieu de chercher à répandre l’art dans le public, je propose la fondation d’une société d’ésotérisme musical.
26On ne saurait être plus clair. Publiées à la suite de la création de La Damoiselle Élue, d’après Rossetti, ces quelques lignes évoquent les cultes à mystères de l’Antiquité. En fidèle disciple de Pythagore, Debussy savait qu’à l’école de Crotone, les grades sommitaux d’acousmaticien et de mathématicien ne s’obtenaient qu’après de longues années d’ascèse et d’étude. Encore convient-il de nuancer ; la musique de Debussy ayant conquis un large public au cours du XXe siècle, il semble difficile de voir dans les œuvres et la pratique du compositeur un ensemble d’enseignements secrets réservés à une élite. S’il est bien le chantre d’une heuristique musicale, le compositeur se tient à bonne distance de la pensée magique.
27Pour ce qui est de l’amitié entre Debussy et Satie, elle est réelle, même si elle ne va pas sans une certaine condescendance de la part du premier et un peu de jalousie du second pour son aîné. Une anecdote est assez révélatrice. Entendant Debussy improviser au piano, un client du Chat-Noir fait cette remarque :
28On notera aussi que la dédicace des Cinq poèmes de Baudelaire, que fait Debussy à son ami est sans ambiguïté : « Pour Erik Satie, Musicien Médiéval et doux, égaré dans ce siècle, pour la joie de son bien amical Claude A. Debussy, 27 Oct. 92 ». On sait que Satie venait régulièrement au 42 de la rue de Londres, à l’angle de la rue d’Amsterdam, se régaler des côtelettes d’agneau que lui cuisinait son ami Debussy.
29C’est au printemps 1897 qu’intervient la fermeture du Chat-Noir. Une page se tourne, mais Debussy est bien identifié comme s’intéressant au domaine de l’occulte. L’année suivante, la revue ésotérique Le Saint-Graal annonce les principaux événements de la saison du Théâtre d’Art, scène fréquentée par les férus d’occultisme. Outre Les Noces de Sathan, déjà citées, avec la musique prévue de Debussy, on annonce : Deux Chants de Maldoror du comte de Lautréamont et deux scènes de Vercingétorix d’Édouard Schuré, l’auteur du livre Les Grands Initiés. Nous restons dans un domaine connu.
30Pour clore ce chapitre, le mieux est peut-être de laisser la parole à Vladimir Jankélévitch, le philosophe du je ne sais quoi et du presque rien, qui avait l’immense avantage de lire le Debussy dans le texte et d’être assez bon pianiste. Les spéculatifs qui œuvrent à l’athanor musical ne sont pas si nombreux !
31Sa mystériologie a tout d’abord trouvé un aliment dans le Paris occultiste et Rose-Croix des années 1880-90, dans ce Paris du Chat-Noir et du Sâr Peladan ou le mysticisme prend parfois le visage de la mystification […] Debussy s’est grisé de cet éleusinisme fin de siècle…
32Jankélévitch fait donc référence aux Mystères, tels ceux d’Éleusis, ce qui n’est pas anodin. Debussy s’est peut-être grisé de ce que d’aucuns nomment les « augustes fadaises », mais il a produit ce philtre sonore, cet or potable, qui depuis un siècle et demi, continue de nous enivrer.
Autres chapelles de l’invisible, succursales du mystère
33Debussy est un homme discret. Aux entreprises tapageuses du Sâr Peladan et aux fumées satanistes de Jules Bois, il préfère les voûtes de Saint-Gervais. Il va y écouter les chœurs qui se réunissent autour de Vincent d’Indy dans une chapelle latérale. Ces amateurs, pour la plupart issus de la Schola cantorum, sont partisans du retour aux modes grecs et à leur diversité, ce qui ne peut que réjouir Debussy.
34L’Église Saint-Gervais-Saint-Protais est connue comme un centre de l’occulte ; les sculptures des stalles représentent les étapes de l’alchimie et au fil du temps, le lieu est devenu le rendez-vous des francs-maçons et des magnétiseurs. Amateur de plain-chants, de grégorien et des œuvres de l’école palestrinienne, Debussy s’y sent à l’aise. Il considère le lieu comme un refuge, un antidote aux effets délétères des institutions académiques — « un petit coin de paradis où seul l’amour de la musique commande » — dit-il, à propos de Saint-Gervais.
35Concernant la dilection de Debussy pour les modes anciens, remis à l’honneur à Saint-Gervais et à la Schola cantorum, un fait historique mérite d’être noté. Dans les années 1890, Théodore Reinach est en mission archéologique en Grèce. À Delphes, il parvient à déchiffrer la notation musicale d’un hymne à Apollon. C’est Gabriel Fauré qui met en forme la mélodie et qui l’harmonise, mais il serait étonnant que Debussy n’eût pas été averti de la découverte de l’archéologue. Une dizaine d’années plus tard, Debussy produira Danseuses de Delphes, le premier des Vingt-quatre Préludes pour piano ; ce titre fait référence aux trois figures en hautrelief du sanctuaire pythien de Delphes, proche du site où Reinach avait décrypté l’hymne à Apollon. Certains des autres titres des préludes sont parlants :Les Sons et les parfums tournent dans l’air du soir, La Cathédrale engloutie, Les fées sont d’exquises danseuse, La Terrasse des audiences du clair de lune… Comme si Debussy était « hypnagogiquement » le bénéficiaire d’une patente des mystères de Delphes.
36Dans le même esprit, les Six épigraphes antiques, pour piano à quatre mains, datant de la fin de la vie de Debussy, sont dans une forme modale comparable et il n’est pas indifférent de constater que ces pièces réutilisent une partie du matériel thématique des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs. Et bien sûr, le substrat poétique de cette œuvre provient encore de la mythologie grecque. La source d’inspiration de Debussy est souvent ailleurs, dans le monde des idées ; de même, il souhaite que l’interprétation de ses œuvres soit préservée de toute atteinte de la basse matérialité. Aux pianistes qui venaient l’interroger sur la manière de les exécuter, il donnait ce seul conseil :
Surtout, que j’oublie en vous écoutant que le piano a des marteaux !
38Les autres centrales d’influence ou succursales du mystère que fréquentent les habitués du Chat-Noir sont principalement La librairie de L’Art indépendant d’Edmond Bailly et les mardis de Stéphane Mallarmé. Curieux personnage qu’Edmond Bailly, fondateur de La Librairie de l’Art Indépendant, au 9, rue de la Chaussée d’Antin. Compositeur, libraire-éditeur, Bailly est aussi le représentant de La Société Théosophique de Madame Blavatsky et l’éditeur de sa revue interne : Le Lotus bleu. Propagateur des idées spiritualistes, il est l’auteur d’un essai :Le Chant des voyelles comme invocation aux dieux planétaires, ouvrage qui rend bien compte de ses préoccupations et des goûts de ses lecteurs. Du point de vue de la théorie musicale, il est le représentant d’un courant qui remonte bien sûr à Pythagore, mais qui s’inspire directement des travaux d’un personnage des plus étranges, Hoëné-Wronski. Mathématicien d’origine polonaise, spécialiste de balistique, officier-artilleur de l’armée du tsar, Wronski est arrivé en France en 1803. Il est surtout connu comme étant l’inventeur d’un déterminant mathématique qui est toujours en usage. Passionné de musique autant que de mathématiques, Wronski est l’auteur d’un ouvrage non publié, mais qui était la bible d’Edmond Bailly : Philosophie absolue de la musique. Par ailleurs, il faut préciser que Wronski, esprit hors norme qui pensait avoir mis Dieu en équation est aussi l’inventeur de la chenille du char d’assaut. Balzac l’a pris pour modèle pour son roman La Recherche de l’absolu.
39Chez Bailly, on trouve aussi les ouvrages et les partitions de la plupart des occultistes-musiciens de la même mouvance : Antoine Fabre d’Olivet et Eliphas Lévi, déjà cités, l’abbé Lacuria, Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, dont la grande synthèse, L’Archéomètre, ne sera publié à titre posthume qu’en 1911, par Papus et ses amis, chez un confrère de Bailly, la librairie Dorbon. La Librairie de l’Art Indépendant est fréquentée par Villiers de l’Isle-Adam, Joris-Karl Huysmans, Pierre Louÿs, Stéphane Mallarmé, l’astrologue Ély Star… Pour la partie musicale, il faut se reporter au témoignage de Victor-Émile Michelet, providence des cherchants :
Claude Debussy était le plus familier des visiteurs de l’Art indépendant. Presque tous les jours aux fins d’après-midi, il arrivait soit seul, soit avec son fidèle Érik Satie […]
41Sur le piano Érard de l’arrière-boutique, les deux amis donnaient la primeur de leurs dernières compositions. Outre les romans satanistes de Jules Bois, Bailly publiait aussi de la musique ; celle de Debussy, La Damoiselle élue, d’après Rossetti, avec une illustration de Maurice Denis, Les Chansons de Bilitis, sur le poème de Pierre Louÿs ; Les Cinq poèmes de Baudelaire, justement dédiés à Satie… Le dernier, La Mort des amants est bien dans la même tonalité sensuelle et morbide qui plaisait tant à Debussy.
42Pour résumer, clients, auteurs et fidèles de la Librairie de l’Art indépendant constituent une sorte d’égrégore, dont les membres sont unis par les arts, la science et l’ésotérisme, au sens large. Les plus représentatifs du petit noyau de ces fidèles se retrouvent au domicile de Stéphane Mallarmé, arpenteur de l’invisible, selon le mot du critique Paul Gorceix.
Les Mardis de Mallarmé, une institution célèbre. Debussy y rencontre Pierre Louÿs.
43Les Mardis de Mallarmé se tiennent au 4e étage du n° 89 de la rue de Rome, donc près de l’appartement de Debussy, qui est situé rue de Londres. Il s’agit d’une institution suffisamment célèbre pour qu’on se contente de n’en rappeler que ce qui concerne notre sujet. Avec la fine fleur de la poésie symboliste, les acteurs sont les mêmes et les préoccupations de la plupart d’entre eux nous sont connues. Mallarmé a très vite reçu le jeune Debussy, comme membre de la communauté sans dogme qu’il animait, celle des poètes et des musiciens à la recherche des correspondances créatrices et des sonorités pures, à cultiver avec une patience d’alchimiste, disait-il. Les professions de foi du musicien ne pouvaient que séduire le poète :
Stéphane Mallarmé photographié par Paul Nadar vers 1890 © droits réservés
Stéphane Mallarmé photographié par Paul Nadar vers 1890 © droits réservés
45Il n’est donc pas étonnant que ce soit à Debussy que Mallarmé demande de composer la musique de scène de L’Après-midi d’un faune. De vingt ans plus jeune que le poète, on imagine aisément que le musicien ait été plus que sensible au climat de sensualisme mêlé au voile de sacralité qui enveloppe le poème :
46Au-delà d’une syntaxe de dissimulation, boire la frayeur secrète de la chair, démêler la touffe échevelée d’une nymphe, y a-t-il œuvre d’amour plus propice à susciter l’inspiration d’un musicien de la trempe de Debussy ? Le thème principal du Prélude à L’Après-midi d’un faune est à la flûte, instrument du dieu Pan ; et aux 110 vers du poète, répondent les 110 mesures de Debussy. Avec 4 dièses à la clé, la mesure à 9/8, des musicologues anglo-saxons ont vu dans ces paramètres un souci d’arithmosophie relié à la suite de Fibonacci ou au nombre d’or. Il conviendrait d’analyser ces données en détail. Précisons aussi que l’œuvre est dédiée à l’écrivain Catulle Mendès, franc-maçon notoire, très impliqué dans les affaires d’occultisme, détail qui complète le tableau.
47C’est chez Mallarmé que Debussy fait la connaissance de Pierre Louÿs. Le musicien et le poète deviennent des amis très intimes. Ils se retrouvent tout naturellement chez Bailly, leur éditeur commun. Helléniste éminent, Pierre Louÿs est l’auteur d’une mystification littéraire tout à fait réjouissante : Les chansons de Bilitis. Il s’agit d’une pseudo traduction de poèmes lesbiens dont il attribue la paternité à une poétesse grecque contemporaine de Sappho. En fait, Pierre Louÿs est bien le créateur du personnage fictif de Bilitis, autant qu’il est l’auteur de ses poèmes. Ce recueil est marqué par un climat de sensualité et d’érotisme raffiné. Qu’on en juge avec le début du poème intitulé Les Seins de Mnasidika :
48Des Chansons de Bilitis, Debussy tire trois mélodies, op. 97, en 1897, puis une musique de scène, op. 102, en 1901. Mais le plus important, c’est qu’au contact de Louÿs, Debussy peut se familiariser avec la culture antique, ses mythes, ses dieux et ses déesses.
49Fervent admirateur de Wagner, Pierre Louÿs avait trouvé en Debussy un adversaire à sa mesure — au sens esthétique, s’entend. Les deux hommes resteront amis jusqu’à ce que la séparation du musicien d’avec Lilly, sa première épouse, ne les éloigne l’un de l’autre. L’événement fut douloureux, car Lily, de son vrai nom Rosalie Texier — et qu’il appelait Lilo — était allée jusqu’à commettre une tentative de suicide. Debussy avait connu Lilly au sommet de sa notoriété, alors qu’elle était mannequin de la maison de couture Sarah Meyerand-Morhange ; et l’on sait que le temps est cruel avec les « top models » — si on veut bien pardonner cet anachronisme. Avec l’art et l’amour, l’amitié constitue le terreau de la création, mais dans les domaines de l’intime, comme en musique, il peut y avoir des « accidents » !
Prochain article : « Mystère et mystification »