Notes
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[1]
Définition du Trésor de la langue française.
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[2]
Jérôme Rousse-Lacordaire, Ésotérisme et christianisme : histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Cerf, 2007, p.169-170
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[3]
Pour plus de détails, voir David Stevenson, « Franc-maçonnerie et religion en Écosse : les premiers indices » in Charles Porset, Cécile Revauger (dir.), Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Honoré Champion, 2006.
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[4]
Charles Porset, Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Honoré Champion, 2006, p.13
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[5]
La Triple Unité de Fécamp, Les Amis de la Vertu de Bernay et L’Union cauchoise de Caudebec.
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[6]
Éric Saunier, « Clergé » in Éric Saunier (dir.), Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, LGF, 2008, p.151
-
[7]
Charles Porset, op.cit.
-
[8]
Précisons que les Lumières françaises sont beaucoup plus radicales par leur déisme et même leur matérialisme que l’Enlightenment britannique ou que l’Auflklärung germanique, très largement spiritualistes.
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[9]
Nous nous garderons bien de tomber à notre tour dans l’histoire sainte ! À titre de contre-exemple, nous signalerons les événements qui agitèrent à la fin du siècle La Triple Union de Marseille. Le Vénérable Claude-François Achard refusa la communication de certains grades aux frères réformés. Il faudra l’intervention de Jean-Baptiste Willermoz afin d’y remettre bon ordre.
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[10]
Robert Amadou, « Élus Coëns » in Éric Saunier (dir.), Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, LGF, 2008, p.249
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[11]
Roland Edighoffer, Les Rose-Croix, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je, p.115
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[12]
Jérôme Rousse-Lacordaire, Jésus dans la tradition maçonnique, Desclée, 2003, p.211
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[13]
Pour toute précision à cet égard, nous renvoyons le lecteur au dossier exhaustif publié dans le numéro 181-182 de la revue Renaissance traditionnelle.
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[14]
Roger Dachez, « La parathéurgie chez Jean-Baptiste Willermoz et dans la Maçonnerie rectifiée : approche d’un concept » in Richard Caron, Joscelyn Goodwin, Wouter J. Hanegraaff, Jean-Louis Vieillard-Baron (eds.), Ésotérisme, gnose et imaginaire symbolique : mélanges offerts à Antoine Faivre, Peeters, 2001, p.371
Tablier de Souverain prince Rose-Croix, 4e ordre du Rite français, maison Guérin, peint sur cuir, début du XIXe siècle
Tablier de Souverain prince Rose-Croix, 4e ordre du Rite français, maison Guérin, peint sur cuir, début du XIXe siècle
Musée de la franc-maçonnerie © Ronan Loaec1Si la Franc-Maçonnerie n’est pas une religion, il est cependant illusoire et contreproductif de vouloir nier les rapports qu’elle entretient depuis sa fondation avec le christianisme et les différentes approches ésotériques qui se sont greffés. Pour l’auteur, la mosaïque de rites et de systèmes est une richesse qui permet à chaque maçon de trouver son cheminement personnel.
2Une bonne partie de la mémoire maçonnique française ne retient des rapports entre l’Ordre et le christianisme que les moments de confrontation les plus violents. L’hostilité à la religion, la lutte contre les formes cléricales de l’obscurantisme, fait désormais partie d’une légende dorée acceptée sans discussion par une partie des francs-maçons eux-mêmes. Chose insolite, certains frères et certaines sœurs finissent de fait par s’accorder avec leurs adversaires les plus réactionnaires, considérant que cette organisation initiatique a œuvré à la chute des trônes et des autels.
3Cette mythologie, fort contestable, se nourrit principalement de deux événements. D’une part, la condamnation pontificale de la franc-maçonnerie, fulminée par Clément XII le 28 avril 1738 dans sa bulle In eminenti apostolatus specula et constamment rappelée jusqu’à aujourd’hui ; d’autre part, le convent du Grand Orient de France de 1877, où la majorité des délégués réunis vote la suppression de toute mention du Grand Architecte de l’Univers dans les constitutions de l’obédience — rappelons que le rapporteur de la proposition, Frédéric Desmons, était un ministre réformé au catéchisme plutôt orthodoxe. D’autres, songeant à James Anderson ou Jean-Théophile Désaguliers, prétendent que la maçonnerie est avant tout une affaire de pasteurs, tel Albert Lantoine qui la dit « fille aînée du protestantisme ».
4Pourtant, il faut se garder de toute histoire sainte, afin de procéder à une entreprise de démythification comme le fit Rudolf Bultmann pour le Nouveau Testament. Et c’est à la lumière de l’École authentique et de la méthode de René Guilly que nous tenterons d’analyser les rapports entre l’organisation maçonnique et le christianisme.
La rivalité de deux institutions
5Nous l’avons dit, dès le XVIIIe siècle, les rapports sont houleux entre la jeune société initiatique et la vieille religion chrétienne. Nous entendons ici le mot religion sous une double acception : tantôt celle d’une spiritualité large, qui se réclame essentiellement d’un corpus évangélique et patristique ; tantôt une institution hiérarchisée. Il semble que le problème ne soit pas né d’éventuels problèmes de compatibilité théologique, mais de la rivalité de deux institutions. L’hostilité de Rome naît d’abord d’un lien craint ou supposé entre la franc-maçonnerie et les carbonari. L’obligation du secret, qui obséda tant les juges de Jean Coustos, cacherait, aux yeux de la curie, des activités délictueuses et subversives dirigées contre le successeur de saint Pierre.
6Dans ce cas, il s’agit d’un mobile politique, popularisé après la Révolution française par l’abbé Barruel dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme. Cependant, un autre motif d’hostilité vient grossir l’acte d’accusation : le latitudinarisme, c’est-à-dire « un système accordant des libertés dans les principes d’une religion » [1]. Il s’agit en somme d’un libéralisme théologique prenant ses distances avec les dogmes et ressenti par Rome comme un allié objectif du matérialisme diffusé par les Lumières françaises. Ainsi, la tolérance religieuse, posée comme principe dès les Constitutions d’Anderson, devient une pratique dangereuse. En effet, si toutes les confessions se rencontrent en loge, alors toutes se valent. Partant, les frères réunis ne peuvent que céder à la tentation du relativisme.
7Comme le résume Jérôme Rousse-Lacordaire : « la tolérance religieuse des loges mettait en danger la foi des catholiques qui y appartenaient. […] Ce qui était contesté sur le plan religieux, ce n’était plus la “religiosité” de la maçonnerie, mais son extériorité par rapport aux institutions religieuses officielles » [2]. Cette crainte n’appartient pas au seul monde catholique, puisque certaines églises presbytériennes écossaises particulièrement rigoristes s’adonnèrent également à la chasse aux francs-maçons [3]. Au contraire, les jacobites catholiques jouèrent un rôle important dans l’histoire nébuleuse des débuts de l’Ordre, témoin le chevalier de Ramsay, disciple et secrétaire de Fénelon.
Des membres du clergé catholique et des pasteurs participent aux travaux des loges
8Pourtant, comme le précise Charles Porset, « les maçons au dix-huitième siècle furent orthodoxes en matière de politique et de religion » [4]. Du reste, les ministres de deux principales confessions chrétiennes d’Europe occidentale ont fréquenté les ateliers jusqu’à la Restauration. Les pasteurs Antoine Court de Gébelin ou Pierre de Joux n’ont pas manqué de zèle envers l’Ordre. Mais de nombreux membres du clergé catholique, en particulier dans la France gallicane d’Ancien Régime, ont participé aux travaux des loges. Ainsi, on observe chez les bénédictins mauristes un véritable engouement pour la maçonnerie, au point que trois loges normandes [5] seront fondées par des moines.
9Plus encore, comme le relève Éric Saunier, « on recense ainsi, sur les tableaux des loges du Grand Orient entre 1774 et 1789, respectivement 320 et 783 clercs » [6]. Les jansénistes, frappés en 1713 par la bulle Unigenitus, seront également très présents dans la genèse de la maçonnerie française. Ces hommes, venus d’horizons divers, peuvent donc se retrouver autour du substrat biblique qui baigne les rituels et les symboles.
10Les légendes autour desquelles s’articulent les premiers grades bleus, mais aussi les hauts-grades qui commencent alors à proliférer, sont tirées des saintes Écritures. Bien entendu, le Temple de Salomon reste la référence majeure. Mais les travaux se pratiquent avec l’évangile de Jean, ouvert au prologue, comme le signale déjà la divulgation Hérault en 1737, laquelle précise que le récipiendaire doit embrasser ledit évangile.
11Nous le constatons : nulle incompatibilité aux yeux des frères du XVIIIe siècle, mais bien plutôt une complémentarité. Citons encore une fois Charles Porset : « le catholique (et le protestant a fortiori) ne vivait pas son engagement comme une apostasie, mais comme un complément à son engagement chrétien » [7].
Lumières et illuminisme
12Nul ne saurait contester que la franc-maçonnerie est la fille des Lumières. Toutefois, il convient de s’entendre sur le sens d’une telle phrase. Trop souvent, à cause d’une historiographie partisane, cette idée signifie que les loges ont diffusé les idées des philosophes et des encyclopédistes [8]. Certes, quelques ateliers se sont érigés en porte-parole des idées les plus progressistes ; ce fut le cas des Neuf Sœurs. Mais c’est réduire trop vite l’histoire des courants ésotériques du XVIIIe siècle. Depuis les travaux indispensables d’Auguste Viatte sur Les Sources occultes du romantisme, nous savons que les échanges d’idées étaient bien plus complexes et profus qu’on ne le croit habituellement.
13Alors que l’époque vit une véritable crise spirituelle, certains cercles voient en la maçonnerie le moyen de remédier à l’effondrement de la métaphysique et de la foi. Par ailleurs, les Lumières, par leur anticléricalisme, avaient revalorisé les chrétiens des premiers siècles, bien éloignés des fastes de l’Église contemporaine. Rien d’étonnant, dès lors, à constater que Joseph de Maistre ou Louis-Claude de Saint-Martin ont lu Origène en profondeur.
14De plus, le courant mystique du Pur Amour, lui aussi condamné par Rome, et représenté par la mystique Jeanne Guyon et l’évêque Fénelon, prépare-t-il l’esprit de futurs maçons. La communauté qui se réunit autour de ces personnalités est par excellence œcuménique. On y trouve aussi bien des catholiques, parmi lesquels Ramsay, que des protestants, partageant une vie pieuse sans prosélytisme ecclésial. Sans doute une telle structure a-t-elle pu préparer les esprits à cohabiter dans un espace collectif sans engendrer aucune querelle confessionnelle [9].
15De surcroît, la franc-maçonnerie prêtera son organisation à des systèmes clairement religieux. C’est le cas des Chevaliers Maçons Élus Cohen de l’Univers, fondés par Martinès de Pasqually. Il n’est pas question ici de résumer l’idée de réintégration, qui fonde toute la gnose de Martinès. Cependant, le frère doit agir de façon à ce qu’il puisse participer à la réintégration du monde à ou en Dieu.
16Il faut tenter à tout prix d’effacer le péché originel afin d’échapper à la prison de la matière. Pour cela, le système maçonnique, comprenant loges bleues et hautgrades, oblige chaque membre à des séances d’ascèse, de prière et de théurgie. Comme l’écrit Robert Amadou, un des meilleurs spécialistes de la question : « L’Ordre en tant que réceptacle s’éclaire en présence du Christ dont le nom signifie “réceptacle d’opération divine” et dont la présence même constitue la chose par excellence, la Chose » [10].
17La Chose, manifestation du Christ ou des anges, montre le bout de son nez sous forme de lumières soudaines ou de bruits inexplicables. Nous verrons plus loin l’influence que le martinésisme a pu exercer sur Jean-Baptiste Willermoz. Même si de telles pratiques peuvent nous laisser perplexes, elles attestent de la soif d’absolu que certains frères placent en leur vie initiatique.
Les figures les plus en vue de l’illuminisme : Cagliostro, Hesse Darmstadt ou Chefdebien
18Du reste, les Élus Cohen ne font pas alors figure d’exception. D’autres systèmes de rites s’appuient sur des pratiques ésotériques manifestant ostensiblement une foi sincère. Ainsi le régime des Philalèthes, fondé par Savalette de Langes, et souché sur la loge Les Amis Réunis, où l’on pratique aussi la théurgie et l’alchimie. Lors du célèbre convent qui eut lieu en 1784, 1785 puis 1787, où ils tentèrent de définir le sens de la tradition maçonnique, on put y entendre toutes les figures les plus en vue de l’illuminisme, qu’il s’agisse de Cagliostro, Hesse Darmstadt ou Chefdebien. Ces expériences donneront également naissance à des paramaçonneries, comme les Illuminés d’Avignon fondés par Dom Pernety. Mais, plutôt que de juger cette maçonnerie hétéroclite, reconnaissons au moins l’honnêteté de ces frères et l’authenticité de leur démarche singulière.
19Parallèlement à ces exemples bigarrés, la foi chrétienne a laissé des traces indiscutables dans des rites et des grades encore pratiqués de nos jours. Le dix-huitième degré du Rite Écossais Ancien Accepté, le Souverain Prince Rose-Croix, se fonde sur un substrat clairement chrétien ayant pour dramaturgie centrale la période pascale des évangiles.
20Tous les éléments visuels utilisés pour ce grade ressortissent clairement à ce récit. Ainsi, le symbole de la rose sur la croix est récurrent dans l’iconographie du christianisme. Le sceau de Luther était déjà composé d’une croix noire sur un cœur rouge entouré d’une rose blanche. De plus, le mystique Henri Suso, comme le rappelle Roland Edighoffer, « montre comment le rosier des mortifications étendra ses branches comme les bras du Rédempteur sur la Croix et les refermera pour enlacer l’humanité dans de merveilleuses épousailles » [11].
21Enfin, l’allégorie du pélican ne fait qu’approfondir la thématique. Dès les premiers siècles de l’Église, cet oiseau, réputé ouvrir son flanc en temps de disette pour nourrir ses petits, incarne le sacrifice de Jésus, acceptant de mourir crucifié pour racheter les péchés. Faut-il alors commenter le mot sacré I.N.R.I. ? Certains auteurs l’ont interprété d’un point de vue purement alchimique, croyant alors réfuter le traditionnel lesus Nazareus Rex Iudeorum en proposant Igne Natura Renovatur Integra.
22C’est oublier un peu vite que l’alchimie occidentale, celle du Moyen Âge et de la Renaissance, a toujours été chrétienne. Comme l’analyse Jérôme Rousse-Lacordaire : « avec le grade de rose-croix, ce n’est plus l’Hiram maçonnique qui couvre le Christ ni les Évangiles qui surimposent le Christ au Temple ; c’est la franc-maçonnerie qui se dote d’une référence au Christ et d’un chemin d’imitatio Christi, et ce, pour le rite français, à l’aboutissement de la hiérarchie des grades. Malgré de nombreuses tentatives, la dimension chrétienne de ce grade n’a pu être totalement éliminée par ceux à qui elle répugnait ou qui craignaient qu’elle ne fût interprétée de manière parodique » [12].
23Un tel motif est également à l’origine de la condamnation romaine : reproduire un geste sacramental comme celui de la Cène peut équivaloir à la pure et simple profanation de la messe. Pourtant, il s’agit surtout pour le frère de devenir un alter Christus. Le rite, comme la prière, devient un support pour imiter Jésus, non le parodier. C’est en cela qu’il complète la pratique religieuse sans s’y substituer. Or, n’ayant pas la même valeur que les sacrements ou les cultes, il ne saurait remplacer la pratique. Dès lors, si la franc-maçonnerie s’enracine dans le christianisme, elle n’est pas pour autant une Église.
Un cas d’école : le Régime Écossais Rectifié
24Parmi le foisonnement des rites, il existe un système spécifiquement chrétien : le Régime Écossais Rectifié. Sa structure est singulière. Elle s’appuie d’abord sur une maçonnerie en quatre grades et non trois : Apprenti, Compagnon, Maître et Maître Écossais de Saint-André. Puis vient l’Ordre Intérieur, qui n’est plus maçonnique stricto sensu, mais chevaleresque. Le frère y est d’abord reçu Écuyer Novice, avant d’être armé Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte. Il est pour ainsi dire adoubé, pourvu d’un blason, d’une devise et d’un cri qu’il a élaborés. Enfin, l’aboutissement de ce parcours est la Grande Profession, fondamentalement sacerdotale [13].
25Nous ne voulons ni ne pouvons résumer ici l’histoire de cette doctrine, dont Jean-Baptiste Willermoz fut le maître d’œuvre incontesté. Néanmoins, nous devons préciser que le RER dérive à la fois des Élus-Cohen de Martinès de Pasqually et de la Stricte Observance Templière du baron de Hund. La source est donc double : théurgique et templariste. Pourtant, Willermoz réinterprètera ces origines : il intègre à son rite ce que Roger Dachez a qualifié de « parathéurgie », à savoir « un recours subtil, implicite, discret, mais intentionnel, à des méthodes ou des procédures relevant de la théurgie, dans un contexte qui est explicitement différent » [14].
26Plus besoin d’opérations magiques, c’est le travail du maçon en loge qui doit l’amener ou le ramener à Dieu. Il doit être successivement un cherchant, un persévérant et un souffrant avant de pouvoir accéder à une chevalerie spirituelle, bien éloignée de celle des émules de Jacques de Molay. Le système rectifié explore en somme toutes les voies oratoires. Car il ne faut pas omettre l’influence fondamentale de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin, disciple de Jacob Boehme, qui paracheva par sa doctrine « cardiaque » la spiritualité du RER.
27On comprend pourquoi, dans ces conditions, la maçonnerie willermozienne est de nature religieuse. Pour s’en convaincre, il faut se pencher sur le rituel du quatrième grade. Parmi les tableaux montrés au récipiendaire, on trouve une représentation de la nouvelle Jérusalem, décrite par l’évangéliste Jean dans l’Apocalypse. La montagne de Sion y est surmontée de l’Agneau, l’Agnus Dei. Le Temple vétérotestamentaire devient ainsi le Temple chrétien. À cela, il faut encore ajouter l’instruction finale lue par l’Orateur.
28Ce texte, rédigé en 1809 et conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, est de la main de Willermoz. Il y développe les buts et la nature de la structure maçonnique du Régime. L’auteur insiste sans ambiguïté sur le caractère religieux du rite : « Ceux de nos Frères qui ont été chargés de votre préparation pour chacun des grades précédents, vous ont toujours dit que de votre croyance religieuse, considérée comme le premier garant des vertus maçonniques, dépendraient vos progrès ultérieurs dans l’Ordre. Ce qu’ils vous ont dit alors privément, nous vous le disons aujourd’hui tout haut et sans mystère, parce que le moment est venu de le dire. Oui, l’Ordre est chrétien ; il doit l’être, et ne peut admettre dans son sein que des chrétiens ou des hommes bien disposés à le devenir de bonne foi, à profiter des conseils fraternels par lesquels il peut les conduire à ce terme ».
29De tels propos peuvent choquer l’homme du XXIe siècle pour qui la maçonnerie vise à l’universel et non aux particularismes, d’autant moins aux particularismes confessionnels. Cependant, la voie rectifiée ne peut se comprendre dans le seul cadre des loges. Elle nécessite un constant perfectionnement moral, passant par la pratique des valeurs développées par les évangiles. Il s’agit bien d’une œuvre de libération ; mais la libération signifie ici le retour à l’état primitif de l’homme, lorsque celui-ci était encore auprès de Dieu. C’est pourquoi elle s’appuie sur le christianisme. La parole du Christ permet à l’être humain de retrouver le chemin.
Une façon d’édifier le Temple intérieur
30Dans nos sociétés sécularisées, un tel discours désarçonne. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’une maçonnerie de ce genre existe, avec ses particularités. Elle propose une façon d’édifier le Temple intérieur. Il convient donc de ne pas la juger. Elle ne cherche pas à se répandre de façon hégémonique ; elle cherche seulement des frères prêts à s’engager sincèrement dans un chemin exigeant, semé d’embûches, mais qui annonce aussi que les épreuves peuvent être surmontées avec succès.
31Nous l’avons vu, la franc-maçonnerie française est une mosaïque complexe de rites et de systèmes. Au-delà des querelles structurelles et obédientielles, elle permet à chacun de choisir une voie appropriée, une méthode qui s’approche le plus des aspirations individuelles. Chaque rituel porte en lui la trace d’une histoire complexe. Or, il ne faut pas oublier que le terreau de l’Ordre est biblique, tantôt vétérotestamentaire, tantôt néotestamentaire.
32Loin de faire de la maçonnerie une religion, il s’agit surtout de fournir des moyens symboliques de réflexion et de travail. Cependant, gardons-nous d’oublier ces origines. Les nier risque toujours de mener au contresens ou à la trahison. Sans doute, vaut-il mieux les assumer quitte, pour ceux qui le souhaitent, à les dépasser. Toutefois, l’ésotérisme chrétien reste une voie encore bien vivante.
Notes
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[1]
Définition du Trésor de la langue française.
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[2]
Jérôme Rousse-Lacordaire, Ésotérisme et christianisme : histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Cerf, 2007, p.169-170
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[3]
Pour plus de détails, voir David Stevenson, « Franc-maçonnerie et religion en Écosse : les premiers indices » in Charles Porset, Cécile Revauger (dir.), Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Honoré Champion, 2006.
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[4]
Charles Porset, Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Honoré Champion, 2006, p.13
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[5]
La Triple Unité de Fécamp, Les Amis de la Vertu de Bernay et L’Union cauchoise de Caudebec.
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[6]
Éric Saunier, « Clergé » in Éric Saunier (dir.), Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, LGF, 2008, p.151
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[7]
Charles Porset, op.cit.
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[8]
Précisons que les Lumières françaises sont beaucoup plus radicales par leur déisme et même leur matérialisme que l’Enlightenment britannique ou que l’Auflklärung germanique, très largement spiritualistes.
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[9]
Nous nous garderons bien de tomber à notre tour dans l’histoire sainte ! À titre de contre-exemple, nous signalerons les événements qui agitèrent à la fin du siècle La Triple Union de Marseille. Le Vénérable Claude-François Achard refusa la communication de certains grades aux frères réformés. Il faudra l’intervention de Jean-Baptiste Willermoz afin d’y remettre bon ordre.
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[10]
Robert Amadou, « Élus Coëns » in Éric Saunier (dir.), Encyclopédie de la Franc-maçonnerie, LGF, 2008, p.249
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[11]
Roland Edighoffer, Les Rose-Croix, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je, p.115
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[12]
Jérôme Rousse-Lacordaire, Jésus dans la tradition maçonnique, Desclée, 2003, p.211
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[13]
Pour toute précision à cet égard, nous renvoyons le lecteur au dossier exhaustif publié dans le numéro 181-182 de la revue Renaissance traditionnelle.
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[14]
Roger Dachez, « La parathéurgie chez Jean-Baptiste Willermoz et dans la Maçonnerie rectifiée : approche d’un concept » in Richard Caron, Joscelyn Goodwin, Wouter J. Hanegraaff, Jean-Louis Vieillard-Baron (eds.), Ésotérisme, gnose et imaginaire symbolique : mélanges offerts à Antoine Faivre, Peeters, 2001, p.371