Sous la direction de PATRICK BOUCHERON
Professeur au collège de France Seuil, 2017, 800 pages, 29 €.
1Voici une façon stimulante de considérer l’histoire de France. Une histoire menant de la préhistoire à nos jours, égrenée en 146 dates sur 800 pages, contée par 122 historiens et dirigée par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France.
2Pour commencer, jouons un peu :
3Un régal, ce livre. Un pur régal.
4On sait à quel point l’histoire comme discipline académique et comme enjeu culturel et politique tient en France une place inhabituellement importante. Ce n’est pas dans la plupart des autres pays européens qu’une telle approche existerait. Certes, l’Allemagne a connu dans les années 1980 sa « Querelle des Historiens » (Historikerstreik), mais cela ne concernait que la période nazie. Alors qu’en France, Monsieur, on sait remonter à Clovis ou Vercingétorix pour se chamailler et distribuer les certificats de bons ou de mauvais Français. Ironiques, nos voisins d’outre-Manche observeraient, narquois, en commentant : What a pity !
5Et pourtant, l’ouvrage intitulé Histoire mondiale de la France, dirigé par Patrick Boucheron qui vient de paraître au Seuil ne laisse aucune place à une telle pitié. Ce n’est que jubilation et ouverture d’esprit.
146 dates, 122 historiens
6En 146 dates (tiens, revoilà les dates et la remise de la chronologie à l’ordre du jour), une équipe de 122 historien(ne)s met en place une histoire de France qui ne se réduit pas aux seules incantations des habitants d’un irréductible village gaulois. Ainsi, notre pays serait depuis fort longtemps en lien avec l’extérieur, s’en nourrissant et s’y projetant, ce rapport au monde passant par des alliances, des conflits, des échanges de tous ordres. Ainsi, très tôt, les rois capétiens ont compris, dans le cadre d’une « grande politique », l’intérêt de tisser des liens avec d’autres puissances via des mariages habiles.
7Le livre rappelle - c’est de bon ton - qu’un des premiers titulaires de cette dynastie a épousé, en 1051, une étrangère (avait-elle un titre de séjour ?), Anne de Kiev, fille de Iaroslav le Sage, hymen constitutif d’une première alliance « franco-russe » (posons pour simplifier que la Rous’ de Kiev est la lointaine ancêtre de la grande Russie). Au long de l’ouvrage, les dates et les événements retenus peuvent être pris à contrepied : 1998 n’est pas l’année de la victoire de la France à la Coupe du monde de football, mais celle de la « France Black-Blanc-Beur » ; 1927 n’est pas recensée comme année de l’obtention du Prix Nobel de la Paix par Ferdinand Buisson ou de la fondation des Croix de Feu, mais comme celle de la loi de naturalisation qui fera accéder tant d’étrangers à la nationalité française (bel article de Claire Zalc dont il faut lire le livre sur Les dénaturalisations, Seuil, 2016). Etc. Etc. Dans ces colonnes, nous ne saurions bouder notre plaisir devant l’entrée à la date de 1773 : « Le Grand Orient révolutionne la maçonnerie » (Pierre-Yves Beaurepaire)
La réaction des atrabilaires de l’identité
8Ce bel ouvrage sitôt publié, voilà que nos atrabilaires de l’identité font sentir leur réaction (au double sens du terme). Dans Le Figaro, Zemmour et consorts de se lancer à l’assaut de ce fâcheux métissage historique. Et Finkielkraut de n’être point en reste pour tomber sur le Boucheron à bras raccourcis. Il va jusqu’à disqualifier l’entreprise en l’accablant d’un « Quelle misère ! » Il se serait même fendu d’une interpellation à la séance du jeudi de l’Académie, cénacle habituellement voué aux échanges courtois, sinon, pour d’aucuns, à une somnolence postprandiale toute de sagesse. Ainsi, Boucheron et sa bande auraient oublié Poussin, Charles Martel, Jeanne d’Arc, Napoléon, Ravel, Castoriadis, Aron et d’autres. Bigre. Ce que ne veulent pas voir les détracteurs du projet, c’est que, dans le domaine de la recherche historique, la France ne fait pas mauvaise figure au rang des excellentes nations productrices de savoir. Tant s’en faut. L’Histoire mondiale de la France ici évoquée en témoigne. Gavés qu’ils sont de piges, de micros, de plateaux télé et d’ouvrages troussés à la hâte et vendus à la masse, Finkielkraut et alii ne perdent pas leur temps à fréquenter les endroits où l’on travaille, archives, bibliothèques et tous les lieux de recherche où l’on croise de nombreux (jeunes) chercheurs étrangers venir investiguer, ici, sur la France, et le plus souvent auprès d’historien(ne)s français. La brillante escouade réunie sous la houlette de Boucheron en fournit la preuve.
La Défaite de la pensée et la pensée de la défaite
9Notons d’ailleurs que dans ses objurgations déplorant l’absence de Ravel dans cette Histoire mondiale de la France, Finkielkraut, pas plus que Zemmour, n’évoque la très belle page écrite par l’auteur de Kaddisch au plus fort de la Première Guerre, lui qui conduisait alors son camion le long de la Voie sacrée pour ravitailler l’enfer de Verdun. Il défendait de sa plume les musiciens « austro-hongrois » face aux dérives nationalistes du Comité de défense de la musique française. Citons sa lettre : « Zone des Armées 7/6/16 [Ravel rappelle ainsi à ses lecteurs de l’arrière qu’il est au front, lui] : Il serait même dangereux pour les compositeurs français d’ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l’époque actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s’enfermer en des formules-poncifs. Il m’importe peu que M. Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Bartók, Kodály et leurs disciples soient hongrois, et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur. »
10Soit Finkielkraut, soucieux de Ravel, ignore cette lettre en hommage à l’universalisme de la création (Quelle misère ! pour un académicien), soit il la connaît et il ne l’a point citée, et là il commettrait un péché contre l’esprit, qu’à sa manière Hegel stigmatisait en notant que « ce qui se nomme crainte de l’erreur se fait plutôt soi-même connaître comme crainte de la vérité ». Après avoir été un pénétrant analyste dans La Défaite de la pensée, Finkielkraut vient montrer qu’il est devenu un inusable virtuose de la pensée de la défaite. Sic transit gloria Finkie. Il aurait même, dit-on quai de Conti, commencé à ennuyer les Immortels du jeudi. C’est dire. Bref, pour faire simple, il y a urgence à se précipiter sur L’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron. Les lecteurs de la Chaîne d’Union ne sauraient sur ce point « aspirer au repos ».