Céline Bryon-Portet, collection GODF, © Ronan Loaec
Céline Bryon-Portet, collection GODF, © Ronan Loaec
2La Table d’Émeraude… Un drôle de nom pour un drôle de texte, écrit en arabe puis traduit en latin, et dont la plus ancienne version daterait du tout début du Moyen Âge. Sa rédaction est attribuée à Hermès Trismégiste, la légende voulant que le texte fût trouvé dans le tombeau de ce dernier, gravé sur une tablette d’émeraude. Ce court traité ésotérique fait partie de ce que l’on appelle les Hermetica, soit un ensemble de textes fondateurs du courant que constitue l’hermétisme.
3Le personnage mythique d’Hermès Trismégiste (Trismegistos en grec, c’est-à-dire « Trois fois grand ») est une synthèse du dieu grec Hermès (Mercure chez les Latins, messager des dieux, dieu des carre-fours, des voyageurs, des voleurs, des commerçants, des arts et du savoir, et conducteur des âmes aux Enfers) et du dieu égyptien Thot (inventeur de l’écriture, dieu des astres et du temps, du savoir et des magiciens).
4Il incarne donc, comme ses deux divinités inspiratrices, la connaissance des arts et des sciences, mais surtout les médiations, tout ce qui a trait aux transferts et aux passages, à la transmission, à l’initiation et aux transmutations qui peuvent en découler.
5C’est d’ailleurs à ce titre, en tant que figure de transmission et de médiation présidant à des transmutations, c’est-à-dire à des changements d’états profonds, qu’Hermès Trismégiste fut considéré comme le père de l’alchimie et que sa fameuse Tabula smaragdina fut constamment évoquée par les adeptes du Grand Œuvre ; on pense notamment au célèbre commentaire de La Table d’Émeraude qui a été fait par l’alchimiste Hortulain au XIVe siècle…
La présence des traditions hermétique et alchimique en franc-maçonnerie…
6Nous avons fait le choix de nous intéresser principalement à l’interprétation alchimique que l’on peut donner dudit texte, tout en ayant conscience du fait qu’il a suscité d’autres filiations et fait l’objet de diverses gloses. Ce choix, qui pourrait paraître arbitraire, s’est imposé naturellement dans la mesure où, d’une part, le format restreint d’un article de revue frappe de nullité toute prétention à l’exhaustivité, et où, d’autre part, il nous a paru important de souligner pourquoi et comment la franc-maçonnerie a pu trouver dans l’alchimie et son corpus, dont La Table d’Émeraude est un élément central, une véritable source d’inspiration (surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), aux côtés d’autres sources d’inspiration, comme la philosophie grecque, la religion judéo-chrétienne, la Kabbale, la chevalerie médiévale et la maçonnerie opérative des bâtisseurs de cathédrales…
7L’ouvrage du baron de Tschoudy paru en 1766 sous le titre L’Étoile flamboyante est particulièrement représentatif de cette inspiration puisque le catéchisme hermétique rédigé par ce franc-maçon conjugue tradition alchimique et rituel maçonnique. Certains tableaux de loge de la même époque témoignent également de cette dimension alchimique, ainsi que l’a mis en évidence Dominique Jardin.
8Aujourd’hui encore, cette source d’inspiration alchimique demeure prégnante en franc-maçonnerie. Par exemple, dans le Cabinet de réflexion, on note la présence du ternaire Sel-Soufre-Mercure (ce dernier, qui tend à disparaître de nos jours, peut être toutefois évoqué par la cruche d’eau, en tant qu’il est un principe aqueux autant que volatil, mais plus encore par le Coq, attribut d’Hermès et qui désignait le « vif-argent » pour les alchimistes). L’acrostiche latin VITRIOL est lui aussi emprunté aux alchimistes. Anagramme de « l’Or y vit », l’acrostiche VITRIOL signifie « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem », soit « Visite l’Intérieur de la Terre et en Rectifiant tu Trouveras la Pierre Cachée ». Mentionnons également l’épreuve des quatre éléments lors de la cérémonie d’initiation, ou encore la représentation, dans les temples, du Soleil et de la Lune, ainsi que de l’Étoile flamboyante, symbole pouvant s’apparenter notamment au régule étoilé qui apparaissait lors de la fabrication de la pierre philosophale. Certains hauts grades du Rite Écossais Ancien et Accepté et Ordres de sagesse du Rite Français sont également empreints de références, explicites ou implicites, à Hermès Trismégiste, à La Table d’Émeraude et à l’alchimie. Nous y reviendrons ultérieurement.
Du principe des correspondances au dépassement d’une vision dualiste du monde
9De La Table d’Émeraude, nous nous efforcerons d’expliquer deux de ses phrases, la première étant :
11Deux idées importantes s’expriment dans cette phrase. S’y trouve affirmé, d’une part, le principe des correspondances, et d’autre part, une volonté de dépasser une vision dualiste du monde.
12La théorie des correspondances, en effet, est implicite : le haut et le bas apparaissent dans un rapport de similarité, à l’instar de deux miroirs qui se reflèteraient l’un l’autre. Le comparatif « comme » semble indiquer ici une ressemblance voire un accord entre le haut et le bas, un rapprochement soit par homologie, soit par analogie. Encore fautil s’entendre sur ce qu’est ce « haut » et sur ce qu’est ce « bas » : le haut peut symboliser le monde céleste et le bas peut symboliser le monde terrestre. Mais ces notions spatiales renvoient probablement aussi à des notions non spatiales, à des idées abstraites, des concepts, des facultés ou des valeurs morales. En termes platoniciens, le haut pourrait représenter le monde intelligible (celui des Idées, de la Vérité, des Essences…) et le bas le monde sensible (celui de la matière, du devenir, de la mort…).
L’approche analogique : microcosme et macrocosme, Temple et Contemplation
13En effet, dans la mesure où la pensée hermétiste et hermésienne est symbolique, imagée et analogique, le Haut est susceptible d’évoquer le Ciel, et le Ciel à son tour peut symboliser tout ce qui a trait à l’invisible, à l’éthéré, au spirituel, et inversement pour le bas. Par extension, le haut peut désigner le macrocosme, ainsi que le créateur, et le bas peut désigner le microcosme, les créatures, l’homme, les animaux, les plantes, etc.
14Toutefois, on peut également considérer qu’il y a un haut et un bas au sein même du monde terrestre. Ainsi l’homme, créature de ce bas-monde terrestre, s’est-il élevé dans le règne animal, parce qu’à la différence des autres animaux il possède le logos, c’est-à-dire la raison et le langage. Enfin, l’homme lui-même possède, dans une vision philosophique occidentale, un haut et un bas, un esprit et un corps, une raison et des sens. Les rapports entre le haut et le bas se trouvent donc emboîtés à la façon de poupées gigognes ou de figures fractales, si l’on change d’échelle de grandeur ou de cadre de référence. Si nous prenons un exemple maçonnique, le tableau de loge représente une vision microcosmique de la loge, laquelle loge est elle-même un microcosme par rapport au macrocosme qu’est la société, société qui à son tour est un microcosme par rapport au macrocosme que sont la voûte étoilée et l’univers…
15Le franc-maçon Henry Corbin a d’ailleurs bien montré, dans son ouvrage Temple et Contemplation, que le temple physique et la contemplation de l’initié sont une même chose ou plutôt se font écho, dès lors qu’il y a une intériorisation des images extérieures, c’est-à-dire une contemplation du temple et, au-delà, du ciel et du cosmos. La préface de Gilbert Durand au livre d’Henry Corbin le souligne fort bien :« l’image archétype du Temple — en Orient comme en Occident — n’est pas séparable de la méthode “contemplative” […] finalement “le contemplateur, la contemplation et le Temple ne font qu’un”. […] Rappelant l’étymologie et l’usage du vieux templum, Corbin nous dit qu’il est une sorte d’instrument pour “viser le Ciel” : “le Temple est le lieu, l’organe de la contemplation” ».
16Le fil à plomb parfois attaché au plafond des temples maçonniques semble jouer le rôle symbolique d’axis mundi, reliant le zénith et le nadir, le sol et la voûte étoilée. De la même manière, l’acronyme VITRIOL, qui peut s’interpréter comme une descente au fond de soi-même par un travail d’introspection, est peut-être plus tourné vers l’extérieur qu’il n’y paraît au premier abord, si on le considère à la lumière du principe des correspondances. La pierre cachée que l’on cherche est à la fois en soi et hors de soi, selon un jeu d’analogies et de miroirs, en accord avec le précepte grec « connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux »… On retrouve là le « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » de La Table d’Émeraude. Cela nous amènera plus tard à développer l’idée que la construction du temple intérieur doit s’accompagner de la construction du temple extérieur, et vice-versa.
17Il convient de préciser que La Table d’Émeraude ne semble pas affirmer de préséance ou de supériorité du haut sur le bas, en termes de valeur notamment, à l’inverse de tout un courant philosophique dominant en Occident depuis Platon (se référer notamment à l’analogie de la ligne ou encore à l’allégorie de la caverne, dans les livres VI et VII de La République). Il y a en tout cas réciprocité dans la comparaison bas/haut, haut/bas, et le texte semble inviter à dépasser finalement une vision dualiste et binaire du monde, puisqu’il est dit « pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose ». Nous n’irons pourtant pas jusqu’à en conclure que ce texte des Hermetica adopte une vision moniste du monde. Ou si monisme il y a, il ne s’agit pas d’un monisme radical, mais plutôt d’une pensée non dualiste, qui ne nie pas pour autant les différences formelles entre les éléments, point que nous allons développer par ailleurs.
Accomplir le miracle d’une seule chose…
18Eu égard à ces remarques préliminaires, on peut déjà comprendre pourquoi les alchimistes étaient si attachés au texte de La Table d’Émeraude, eux qui affirmaient les correspondances entre les éléments du monde terrestre et du monde céleste : par exemple, à chaque métal correspondait un astre (l’argent correspondait à la lune, l’or correspondait au soleil, le plomb à Saturne, le fer à Mars, le Cuivre à Vénus, etc.) D’ailleurs, les énergies astrales étaient censées avoir une influence sur les métaux et autres éléments terrestres, lesquels à leur tour étaient supposés catalyser les énergies célestes et pouvoir se transformer par ce biais.
19Or si tout un réseau de correspondances pouvait relier le bas et le haut, selon les alchimistes, c’est bien parce que ces derniers affirmaient le principe de l’unité essentielle de la matière. Ils considéraient les différences entre les éléments plutôt comme des différences de forme ou d’évolution dans un long processus de maturation, que comme des différences de nature ou d’essence : ainsi pensaient-ils que le plomb était un métal qui n’avait pas atteint un degré de maturation suffisant pour devenir de l’or. L’alchimiste Zosime de Panopolis symbolisait cette unité de la matière par un Ouroboros, un serpent qui se mord la queue, évoquant la formule grecque « En to pan », c’est-à-dire « Un le Tout ». Rappelons au passage que le sceau du Grand Orient de France est un cercle, entouré à sa périphérie d’un Ouroboros… Il en va de même pour la Grande Loge Féminine de France :
« Accomplir le miracle d’une seule chose », selon les mots de La Table d’Émeraude, réunir le bas et le haut ou, pour utiliser une expression des adeptes du Grand Œuvre, réaliser les « noces chymiques du ciel et de la terre », tel était bien l’objectif des alchimistes, objectif atteint à travers l’obtention de la Pierre Philosophale.
21L’unité finale consacrant la communion du bas et du haut est donc en fait une unité retrouvée après avoir été perdue (un peu comme notre Parole perdue qui doit être retrouvée), puisqu’elle est rendue possible par le principe originel de l’unité de la matière, et de l’unité du cosmos.
Unité mais pas uniformité : une coincidentia oppositorum
22Cependant, cette unité finale n’est pas un tout qui effacerait complètement les singularités des éléments qui le constituent pour les fondre dans une sorte d’uniformité ou de fusion magmatique (de la même manière que la cohésion du groupe maçonnique, l’égrégore d’une loge ou la fraternité des franc-maçonneries n’impliquent pas l’effacement des particularismes individuels ou même institutionnels, mais plutôt leur mise au diapason : les rencontres Lafayette, organisées entre le Grand Orient de France et la Grande Loge Nationale Française sont d’ailleurs un bel exemple de cette harmonisation dialogique, de cette union respectueuse des identités de chaque obédience). Telle est la raison pour laquelle nous doutons, encore une fois, que la pensée traversant le texte de La Table d’Émeraude puisse être qualifiée de pensée moniste… Il s’agirait davantage d’opérer une coincidentia oppositorum, de rendre complémentaires, de faire coïncider, dialoguer et interagir des éléments différents en vue de former un système harmonieux et cohérent.
23Ajoutons enfin que si l’unité entre le bas et le haut peut être retrouvée, c’est probablement parce qu’il n’y a pas seulement correspondance par analogie ou homologie entre ce bas et ce haut, mais mise en relation, médiation par un tiers (d’où l’importance du ternaire, dans la tradition alchimique comme en franc-maçonnerie), voire interaction entre les deux. C’est en tout cas ce que semble signifier cette autre phrase de La Table d’Émeraude :
« Il s’élève de la terre vers le ciel puis redescend en terre, et reçoit la force des choses supérieures et des choses inférieures »
L’opératif et le spéculatif
25Dans une perspective alchimique, on peut dégager de cette phrase un niveau de lecture opératif et un niveau de lecture spéculatif :
- Le niveau de lecture opératif consistait à comprendre ce qu’il fallait faire concrètement pour produire la Pierre philosophale. Il convenait notamment de décomposer puis de sublimer la materia prima dans une cornue ou un alambic. La matière changeait plusieurs fois d’état, elle était calcinée et putréfiée, puis prenait un état gazeux et s’élevait dans la cornue. On voyait donc bien un mouvement allant du bas vers le haut, d’un état matériel, visible, vers un état immatériel, invisible. Ensuite s’amorçait un mouvement inverse, du haut vers le bas. C’était la phase de reconduction en terre, étant entendu que le volatil devait être fixé, matérialisé derechef.
- Le niveau de lecture spéculatif, lui, impliquait d’une part une vision du monde, une réflexion sur les lois de l’univers, une métaphysique et une physique (théorie des correspondances, principe d’unité de la matière, etc.) ; et d’autre part une sorte de vade-mecum pour l’adepte, pointant le long travail de perfectionnement intellectuel, moral et spirituel que l’alchimiste devait accomplir sur lui-même par une longue ascèse, accompagnée de l’observation et de la compréhension des lois de la nature. L’alchimiste s’efforçait d’abord de se purifier, de débarrasser son corps des passions mauvaises qui le rendaient impur. Mais après cette phase d’élévation, de spiritualisation du sensible et du matériel, devait s’ensuivre, inversement, une matérialisation de l’esprit. Le mouvement consistait donc à aller du bas vers le haut, de la matière vers l’esprit, puis du haut vers le bas, de l’esprit vers la matière. Pas question donc de fuir le monde terrestre vers un au-delà constitué de purs esprits. Il s’agissait plutôt de sublimer et de parfaire ce monde-ci.
27Le niveau opératif et le niveau spéculatif étaient indissociables, car imbriqués, pour les adeptes de l’Art Royal : c’est en œuvrant — au sens opératif du terme — sur la matière, que l’alchimiste était censé se transformer intérieurement ; inversement, sa transformation intérieure devait se concrétiser par une transmutation effective de la matière qui se trouvait dans l’athanor, dont la Pierre philosophale et la production de l’or apparaissaient comme étant la consécration.
De quelques parallélismes entre travail maçonnique et Œuvre alchimique
28Il en va de même en franc-maçonnerie. D’abord, parce que le franc-maçon est à la fois sujet et objet de son travail : il réfléchit et il s’objective, il se travaille lui-même comme s’il était sa propre œuvre d’art, sa propre sculpture. Ensuite parce que le franc-maçon, en se changeant et en se construisant lui-même, contribue à construire le monde dont il est un élément constitutif ; inversement, lorsqu’il s’efforce de changer et de construire le monde, il s’en trouve transformé et reconstruit d’un point de vue identitaire. On retrouve là la théorie des correspondances et l’on pourrait dire que « ce qui est à l’intérieur est comme ce qui est à l’extérieur, et ce qui est à l’extérieur est comme ce qui est à l’intérieur, pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose »…
29De nombreux autres parallèles peuvent être établis entre la voie alchimique et la voie maçonnique. Par exemple, le cabinet de réflexion, qui ressemble à un sépulcre autant qu’à une caverne, avec ses demiténèbres, son crâne et son testament philosophique, évoque volontiers la phase de Nigredo ou Œuvre au Noir durant laquelle les alchimistes décomposaient par calcination et putréfaction leur materia prima. Comme en franc-maçonnerie, cette mort « chymique » précédait une renaissance. À la Nigredo succédait l’Albedo, l’Œuvre au Blanc, puis la Rubedo, l’Œuvre au Rouge : purification, élévation, sublimation ou spiritualisation de la matière, reconduction en terre, matérialisation de l’esprit, noces chymiques du ciel et de la terre, sublimation et perfection aurique…
30Cette phase de Nigredo ou Œuvre au Noir revient lors de la cérémonie d’exaltation au grade de maître, avec la mort d’Hiram et des références telles que « la chair quitte les os », rappelant la putréfaction de la matière. On la retrouve également au Rite Écossais Rectifié, à travers la figure du Phénix — qui meurt en se consumant afin de mieux renaître de ses cendres — et la devise « perit ut vivat » au grade d’Écuyer novice.
31De façon plus générale, on voit bien les parallèles que la franc-maçonnerie a pu faire avec la voie alchimique, à partir d’un même postulat, celui de la perfectibilité des choses et des êtres, et de l’action méliorative de la volonté, de l’action créatrice voire démiurgique que peut avoir l’homme initié, à la fois sur lui-même et sur le monde qui l’entoure. Le franc-maçon néophyte est une pierre brute amenée à être dégrossie et polie, dans la loge-athanor, grâce au processus initiatique qui opère une « métanoïa », une conversion ou transmutation de l’être, de la même manière que la materia prima des alchimistes doit devenir Pierre philosophale, et que le plomb doit être transmuté en or, par son labeur et la logique progressive des étapes qu’il suit.
32Mais le parallèle ne s’arrête pas là : les francs-maçons, comme les alchimistes, adoptent une démarche symbolique. Ils mobilisent une pensée imagée, fondée sur des rapports analogiques et résolument polysémique, devant donc être soumise à une herméneutique, un travail d’interprétation permanent. Cela mérite d’être souligné, car la philosophie occidentale a tout de même été largement iconoclaste, privilégiant l’approche rationaliste, avec des modes de pensée conceptuels et des démarches de type logique, ainsi que l’a fort bien montré l’universitaire et franc-maçon Gilbert Durand. L’alchimie et la franc-maçonnerie font donc figure de traditions quelque peu marginales en Occident, par l’approche symbolique qui est la leur.
33Enfin, le franc-maçon, comme l’alchimiste, sollicite à la fois la raison, les sens et l’imagination, le haut (son esprit) et le bas (son corps), en vue d’une réconciliation finale. Il opère sur un niveau spéculatif (les planches, fruit d’un travail de réflexion, permettant notamment d’intellectualiser le vécu ou les émotions éprouvées durant le rituel, en sont un exemple), et sur un niveau opératif, puisqu’au-delà du fait que l’initié sollicite son corps et ses sens à travers le rituel, il est amené à « poursuivre au-dehors l’œuvre commencée dans le temple », à s’engager dans la société pour essayer de la changer concrètement, en tout cas dans une obédience comme le Grand Orient de France. C’est la raison pour laquelle, sous la IIIe République, bon nombre de francs-maçons du Grand Orient de France ne distinguaient guère leur engagement maçonnique de leur engagement politique !
Les renvois hermétiques et alchimiques sont nombreux dans les hauts grades du REAA
34Les renvois hermétiques et alchimiques sont d’ailleurs nombreux dans les hauts grades du Rite Écossais Ancien et Accepté. On en trouve trace aux grades de Chevalier d’Orient et d’Occident (17e degré), Chevalier Rose-Croix (18e degré) et Chevalier du Soleil (28e degré). Mais c’est surtout au grade de Chevalier Kadosh qu’on insiste sur cette dialectique entre le sensible et l’intelligible, le corps et l’esprit, le temple intérieur et le temple extérieur, que La Table d’Émeraude met en exergue. Le 30e degré, en effet, présente une Échelle mystérieuse à sept barreaux. Le rituel déclare : « L’Échelle mystérieuse que vous voyez devant vous, fait partie d’une catégorie de symboles qu’on retrouve dans la plupart des traditions, sous des formes variées, mais dont les interprétations convergent. Le prototype en est l’arbre, en qui les primitifs voyaient un trait d’union entre la Terre où s’enfoncent ses racines et le Ciel vers lequel monte sa cime ».
L’Échelle mystérieuse du Chevalier Kadosh, gravure anonyme
L’Échelle mystérieuse du Chevalier Kadosh, gravure anonyme
35Ladite échelle se parcourt d’ailleurs dans les deux sens, l’initié montant puis redescendant symboliquement l’échelle, allant d’une perception quasi animale vers la Vérité, puis de la Vérité vers la Sagesse, en passant par différentes vertus, ainsi qu’il est précisé dans le texte. Comme dans La Table d’Émeraude, on peut dire qu’« il s’élève de la terre vers le ciel puis redescend en terre, et reçoit la force des choses supérieures et des choses inférieures ». Le rituel maçonnique déclare en outre, lors du passage de grade au 30e degré, qu’« il faut toujours associer raison et sentiment », après que le récipiendaire a monté puis descendu par la pensée l’échelle mystérieuse (précisons que l’imagination symbolique joue souvent, en franc-maçonnerie, ce rôle crucial de médiatrice entre raison et sentiment, monde intelligible et monde sensible, dans la mesure où le symbole est une idée abstraite matériellement représentée et appréhendée par les sens, une image signifiante… la voie symbolique produit donc de l’imaginal, c’est-à-dire, selon les définitions d’Henry Corbin et de Gilbert Durand, un intermonde, à mi-chemin entre le sensible et l’intelligible).
La figure du Chevalier Kadosh incarne en soi la réconciliation du haut et du bas
36Plus largement, la figure du Chevalier Kadosh incarne en soi la réconciliation du haut et du bas, la conjugaison du travail de réflexion et de l’engagement dans l’action. Comme la Pierre philosophale, le Chevalier Kadosh opère les noces chymiques du ciel et de la terre. Comme les moines soldats au Moyen Âge également, ce personnage chevaleresque associe transcendance et immanence ; il se bat pour un idéal, s’efforce de donner corps aux valeurs auxquelles il croit. Comme l’initié des Ordres de sagesse du Rite Français, qui travaille lui aussi « l’épée d’une main et la truelle de l’autre », le Kadosh s’efforce de construire la cité céleste icibas et de la défendre contre ceux qui voudraient faire régner l’oppression et l’injustice sur cette terre. On pourrait, enfin, rapprocher le Chevalier Kadosh du philosophe conçu par Platon dans La République, lequel philosophe doit d’abord quitter la ténébreuse ignorance, s’élever vers la lumière de la connaissance, contempler le monde des Idées et le soleil de la vérité, pour redescendre ensuite derechef dans la caverne, dans les profondeurs chtoniennes de la matière et les affaires humaines de la polis, avec le projet d’y faire régner un idéal de justice. Ainsi en est-il du franc-maçon, en effet, d’abord enfermé dans un cabinet de réflexion qui ressemble à une caverne, puis initié tentant de spiritualiser son expérience, enfin Kadosh renouant avec le monde terrestre et profane, s’engageant dans l’action afin de défendre les valeurs humanistes de la franc-maçonnerie et de changer le monde. À cette différence près que pour lui, le monde terrestre n’apparaît sans doute pas comme un simple reflet, un simulacre ou une copie dégradée du monde intelligible.
37À cet égard, le Chevalier Kadosh est une véritable coincidentia oppositorum, et peut-être l’une des plus belles illustrations maçonniques de ce double mouvement allant du bas vers le haut puis du haut vers le bas, de ce processus de spiritualisation de la matière suivi d’une matérialisation de l’esprit. C’est la raison pour laquelle « le blason du grade montre un aigle bicéphale, mi-parti blanc et noir, tenant une épée dans ses serres » (on retrouve cette symbolique au Rite Français, au grade de Chevalier de l’Aigle Blanc et Noir). Le rituel de réception du Kadosh explique d’ailleurs que « cette opposition, en même temps que ce rapprochement des couleurs, symbolise la confrontation des contraires que l’initié a la charge de concilier ».
Le rituel du Ve Ordre du Rite français n’est pas sans rapport avec La Table d’Émeraude
38Mêmes résonances au Ve Ordre du Rite Français, constitué de grades alchimiques et hermétiques. Dans le dernier Rituel de référence du Rite Français du Grand Chapitre Général du Grand Orient de France, Le régulateur du IIIe Millénaire, la 3e Arche du Ve Ordre est appelé « Chrysopéion » des sublimes philosophes inconnus. Or la Chrysopée n’est autre que la fabrication de l’or ; quant au philosophe inconnu, ce n’est pas seulement le surnom donné à Louis-Claude de Saint-Martin, c’est également le titre d’un traité d’alchimie écrit au XVIIe par Dom Belin, Les aventures du philosophe inconnu. Quelques phrases extraites du rituel du Ve Ordre du Rite Français ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles de La Table d’Émeraude :
39« Le Grand Orateur :
“Nous sommes ceux qui défendent la Chrysopée,
nous sommes ceux qui connaissons le Secret qui unit la Voûte étoilée à la Caverne et la matière de l’esprit à l’esprit de la matière de sorte à ne plus former qu’une seule et même Étoile”
41Le Maître de l’Arche :
“Que le haut s’unisse au bas ! Que le bas s’unisse au haut !”
43Le Grand Orateur :
“La Matière et l’Esprit sont une même et unique chose ; ils forment les outils parfaits du Sage, qui seul, a le pouvoir de transformer toute chose en un objet précieux“ ».
45Spiritualiser la matière et matérialiser l’esprit, cela signifie non seulement réconcilier la part animale et la part divine de l’homme, son corps et son esprit, mais aussi vouloir réaliser la cité céleste ici-bas plutôt que dans un improbable au-delà (à l’inverse de ce que proposent la plupart des religions), autrement dit construire la cité terrestre en s’inspirant d’un idéal, prendre pour horizon d’action une utopie, choisir un cadre de référence outrepassant l’existant et visant un modèle de perfection ou plutôt un processus infini de perfectionnement. Tel est le sens de cette métaphore obsédante que représente, pour les francs-maçons, le Temple de Salomon : le Temple de Salomon, en effet, est une construction humaine ; pourtant, il est inspiré par une transcendance puisqu’il est censé contenir en son sein l’Arche d’Alliance. Comme le Grand Œuvre des alchimistes, il est fait de main d’homme, mais porteur d’un Absolu, afin de réaliser les noces chymiques du ciel et de la terre.
46Là encore, la voie maçonnique se distingue donc de tout un courant philosophique occidental exhortant à consommer la séparation entre l’esprit et le corps, la raison et les sentiments, la réflexion et l’action, et invitant aussi le sage, parfois, à se satisfaire d’un état purement contemplatif, non engagé dans l’action. Le franc-maçon, à l’instar de l’arbre, a les pieds sur terre et la tête tournée vers le ciel. Il s’efforce d’« améliorer à la fois l’homme et la société » et de « rassembler ce qui est épars » pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose : le Centre de l’Union et la Concorde universelle…