L’amélioration et l’accroissement des moyens par lesquels nous agissons sui la nature (le progrès) ont-ils pour conséquence une amélioration de notre conscience morale et de notre humanité, en un mot de notre fraternité ?
1La notion de progrès contient l’idée de changement, d’évolution, de transformation graduelle mais appliquée aux réalités humaines. Le progrès est une image immédiatement chargée de sens, d’espoir ou de crainte, de valeur positive ou négative, orientant le changement vers une finalité subjective. C’est la représentation d’un temps créateur qui se rattache à l’œuvre de l’homme et au concept de perfectibilité.
2C’est en cela que la place de la Franc-maçonnerie se décline dans ses principes capitaux en “… travaillant à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité…” C’est-à-dire au progrès de l’humanité.
Le changement attire
3Dans notre système de références occidental, l’idée de changement est chargée de significations alors que celle de stagnation en est totalement dépouillée.
4Si nous constatons qu’il y a une réelle avancée de l’humanité, force est d’accepter ce que notre expérience objective nous montre, à savoir qu’elle n’est pas une chronologie seulement. Elle est à la fois un ensemble de changements significatifs (c’est-à-dire un développement toujours positif conduisant l’évolution des évènements), mais aussi une chaîne causale.
5Toutes les histoires des civilisations qui se déroulent, surviennent, s’amplifient, se modifient ou disparaissent au gré des constructions et des remises en questions successives. Le problème se dénoue en une loi d’évolution continue dont l’avance, le recul et l’arrêt ne sont que des spécifications singulières.
6Le progrès introduit le hasard dans l’espace et le temps. Tout simplement parce que le progrès a besoin des hommes, de leurs passions, de leurs buts, de leurs motivations collectives ou individuelles (pouvoir, intérêts, désirs…).
7Les progrès (scientifique, matériel, social ou moral) sont incontestables, mais, si l’univers des connaissances est toujours en expansion, le modèle humain, quant à lui, reste quasi stationnaire.
Pas de marche triomphale du progrès
8Il n’y a pas dans l’histoire cette marche triomphale du progrès général, somme des progrès de tous les ordres du savoir et de l’action, qui exaltait tant les penseurs des Lumières. On ne peut plus soutenir, aujourd’hui, d’une manière générale, que l’homme acquiert toujours au lieu de perdre.
9Et lorsque notre humanité paraît hantée par la décadence, par le chaos, survit dans l’inconscient collectif l’idée d’un Âge d’Or, d’un Paradis, d’une Vérité première perdue… Et à chaque fois, les sociétés se relèvent de leurs ruines.
10Tonneau des Danaïdes ! N’aspirons- nous pas à reconstruire le Temple, encore et toujours ?
11Et chaque société avance selon ses propres spécificités, selon ses propres cultures : “On tend, écrit Lévi-Strauss, à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps.” De plus, affirme-t-il, le progrès n’est ni nécessaire ni continu. Il procède par bonds, par sauts, par mutations qui s’accompagnent de changements d’orientation. Il est fonction d’une “coalition entre les cultures”, d’une “mise en commun des chances” que chaque culture rencontre dans son développement historique.
12La marche en avant de l’humanité, c’est-à-dire le progrès, n’est donc pas linéaire : l’humanité connaît des arrêts, des détours, des chutes. Ce qui définit l’humain en son essence, c’est cette aptitude à transmettre, d’une génération à l’autre, un patrimoine acquis… et à le remettre en cause. Et l’éternité reste ouverte à la marche en avant de notre monde.
Toutes les sociétés ne convergent pas vers le même but
13Ce que les voyages dans le temps et l’espace nous révèlent, c’est que l’homme se trouve devant l’impossibilité d’affirmer un progrès nécessaire, universel et absolu. Qualifiées par la diversité culturelle, les sociétés ne convergent pas toutes vers un même but. Les progrès partiels peuvent se contrecarrer. Une somme de progrès n’est pas nécessairement un progrès et un progrès sur un plan n’implique aucunement un progrès sur un autre plan.
14A l’optimisme intégral et absolu (la somme des progrès est un progrès), on oppose le principe de la variabilité des fins, tout simplement parce que les innovations saluées comme une avancée déprécient les fins anciennes et suggèrent des fins nouvelles.
15Leurs conséquences sont de toutes les sortes, les unes bonnes, les autres mauvaises. Les injustices ou l’exploitation de l’homme par l’homme, avec les misères qui en résultent, n’apparaissent pas à l’homme moins grandes malgré toutes ces innovations. Et maints changements salués pour leur singularité n’ont pas modifiés l’humanité.
16Mais tous les doutes qu’on peut avoir sur l’état de l’humanité ne suffisent pas à nier la réalité d’un progrès matériel (observable) et moral (concevable). Et on écartera, sans peine aucune, un pessimisme symétrique de l’optimisme intégral qui affirmerait une stagnation universelle, une décadence fatale, générale, absolue, voire même un retour inéluctable à la barbarie.
L’idée de progrès reste stimulante
17Laissons-là ces attitudes systématiques. Il y a dans l’idée vague de progrès une valeur stimulante à condition de considérer le progrès comme relatif, limité, précaire.
18Le progrès n’est pas quelque chose d’absolu. Instruction, force, moralité, goût, sécurité, fraternité. Tout cela ne se développe pas partout à la fois. En affirmant que l’ensemble des choses va en s’améliorant, l’optimisme progressiste détourne l’individu d’un effort immédiat sur lui-même, et l’habitue à vouloir réformer la société plutôt que se remettre en cause lui-même.
19L’idée même de croissance linéaire, voire éternelle, nous a rendu aveugles à la complexité de l’humanité, aux structures différentes et parallèles qui cohabitent sans pour autant être transitoires. Elle a retardé la compréhension des nombreux problèmes sociaux, moraux ou écologiques.
20Le bien sous toutes ses formes étant impossible, notre contribution importe à sa réalisation et notre tâche est énorme. C’est la raison du nécessaire effort personnel de chacun. Si le bien est précaire, incertain, il en résulte que notre petite contribution au progrès est d’autant plus précieuse qu’il ne se produit jamais tout seul. S’il convient de travailler au mieux-être, c’est parce que, sans notre effort, il y en aurait moins. Voilà pourquoi la Franc-maçonnerie existe et ce à quoi les maçons travaillent.
La fraternité efface-t-elle l’égoïsme ?
21Un des aspects de “l’amélioration morale et du perfectionnement social de l’humanité…” s’appelle la Fraternité. Elle est, comme bien d’autres états relationnels, ni permanente, ni exempte de conflits. Elle est une confrontation de tous les instants qui impose à chacun une ligne de conduite. Réfléchir sur les perversions de la fraternité conduit donc à s’interroger sur la capacité des hommes à inscrire dans l’ordinaire des sociétés une exigence d’espérance.
22Nul progrès n’efface l’égoïsme de l’homme. Et c’est pourquoi, en franc-maçonnerie, nous travaillons à polir la Pierre brute pour tenter l’élaboration d’un monde où la Fraternité serait mise en pratique. Mythe ou idéal, la fraternité restera toujours “ ce lien à inventer ”. Et, pour nous maçons, c’est peut-être le progrès ultime de l’homme.
23Mais revenons à la notion d’un progrès relatif ! Il ne s’agit pas de nier tout progrès ni de se détourner de toute nouveauté. Mais, puisqu’il y a des progrès multiples, une conscience use de sa liberté et de ses lumières pour faire acte de préférence. Nous pouvons préférer, par exemple, un effort vers un certain progrès moral à l’acquiescement aveugle à tout progrès matériel.
Moralité individuelle et action caritative
24Il est vrai que rien n’empêche de combiner un souci de moralité individuelle avec un idéal d’action sociale dans un environnement matériel pour le moins tolérable. Faire acte de préférence permet de donner du sens à sa vie et par là même ne pas se résigner.
25La question de l’engagement devient alors une question en soi. Comment continuer en sachant qu’il n’y a pas de paradis, pas de grand soir, qu’il y aura toujours de l’injustice, toujours de la misère, de la violence gratuite ?
26Le progrès est donc tout à la fois une idéologie et une réalité. Sur ce premier aspect, tant que la morale reste fondée sur l’autonomie de l’individu, le progrès n’est-il pas nécessaire ? “ L’Homme n’est rien d’autre que son projet ”, écrivait Sartre dans “L’existentialisme est un humanisme”.
27Peut-il seulement se résumer au mouvement d’une société sans émaner positivement de l’individu, sans faire l’objet d’un acte de volonté, sans construire des rapports à l’autre, sans créer et donner du sens ? Un progrès c’est toujours une entente des volontés qui n’est possible que par le renoncement de chacun à une partie de ses avantages ou de ses prétentions.
Toujours la régression menace
28Par ailleurs, il pose un problème de philosophie politique : la réalité montre la récurrence, depuis la nuit des temps, des causes de la régression. Les messages de raison et de sagesse s’effacent de la pensée qui n’a plus de certitudes, qui subit et capitule, qui se lepénise. C’est ainsi que la Parole se perd, que la fraternité se fait rare. C’est pourquoi l’homme est contraint de toujours combattre et de se relever, toujours, pour sauver sa propre humanité.
29La question qui nous est posée, à nous maçons, pourrait se formuler de la manière suivante : l’amélioration et l’accroissement, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, des moyens par lesquels nous agissons sur la nature (le progrès) ont-ils pour conséquence une amélioration de notre conscience morale et de notre humanité, en un mot de notre fraternité ?
30La Maçonnerie nous aide à sortir du pays d’ignorance, de préjugés et de superstitions. Elle nous apprend l’éthique dans sa voie spéculative. Elle nous forme au sens des responsabilités et de l’action dans l’engagement opératif. Plus nous disposons de moyens performants et efficaces pour agir sur la nature et plus notre responsabilité s’accroît.“ À toute heure, rappelons la grandeur des devoirs que nous nous sommes imposés. À toute heure, soyons prêts à les remplir ”, nous dit le vénérable maître.
La franc-maçonnerie, force de progrès lucide
31La Franc-maçonnerie, au fil du temps, travaille à l’amélioration de l’homme et de l’humanité. Le maçon, au fil de Temps, travaille à son perfectionnement. La Franc-maçonnerie contribue au progrès moral et matériel parce qu’elle éveille en nous l’esprit de responsabilité qui fait la dignité de l’homme. Notre fraternité maçonnique est à la fois une fin et un moyen: une fin à sens initiatique, génératrice et régénératrice, et un moyen vers le progrès de l’humanité. Roger Bacon a repris l’opinion exprimée par Sénèque : “ C’est pour moi qu’on amasse, c’est pour moi qu’on travaille […], mais il restera, toujours, beaucoup à faire ” ….