Taille de la pierre, parc archéologique de Marle, Aisne.
Taille de la pierre, parc archéologique de Marle, Aisne.
1A l’instar du tablier qui en est une manifestation conséquente, les pierres sont en Maçonnerie un symbole universel. Elles sont présentes dans tous les rites, à la fois comme signe identitaire et rappel des origines. Visibles dans les degrés d’Apprenti et de Compagnon, on les retrouve ensuite dans d’autres grades, en particulier aux Rite français, Ecossais et dans les loges de la Marque. Toutefois, cette présence peut amener à s’interroger sur le sens qu’il convient d’y donner. De quelle pierre s’agit-il ?
2La franc-maçonnerie est, par définition, un métier de la pierre. Elle se pratique dans un lieu clos et couvert appelé « loge », héritière des cabanes de chantier d’antan et désigne des Apprentis, Compagnons et Maîtres à divers degrés d’aptitude. Elle utilise de façon visuelle et expressive de nombreux symboles – tabliers, outils, figures géométriques – en rapport avec son objet professionnel et donne à voir encore aujourd’hui des pierres dans ses lieux de travail, en induisant l’idée qu’un ouvrage est « en cours ». Elle projette ainsi, à travers ces pierres, des idées d’analogie, de métaphore existentielle et de progressivité qui nous imprègnent profondément.
3Mais comment et pourquoi en sommes-nous venus là ? C’est un constat d’évidence – du reste pour cette raison un peu oublié – que les métiers de la pierre sont la seule structure corporative ayant permis à une vision du monde, à une culture associative nouvelle et à un ensemble d’usages de s’affirmer. Si ce raccourci peut sembler rapide, il est néanmoins juste sur le fond : le travail de la pierre est le seul métier manuel à avoir généré une philosophie de l’Homme. Nonobstant certaines tentatives, les associations forestières et la Charbonnerie (on parle d’ailleurs significativement de « Maçonnerie du Bois ») dans leurs Ventes, avec leurs Fendeurs et leurs Cousins, ne l’ont pas permis durablement. Pas plus du reste que les velléités encore plus éphémères des free-gardeners (francs-jardiniers) et quelques autres tentatives avortées, terrestres ou marines. De même, si nous élargissons notre questionnement, les artisans du feu et de la forge, les métiers liés à la poterie ou au tissage, n’ont jamais été qu’un savoir-faire manuel, tout respectable qu’il fût. Ils portaient pourtant en eux de belles potentialités symboliques dans leurs gestuelles, leurs rapports aux éléments ou leurs traits culturels, dont usent encore bien des traditions non occidentales, notamment en Afrique.
4Alors, pourquoi la Maçonnerie « de la pierre » ? Pourquoi celle-ci et pas ceux-là ? Est-ce le résultat d’un concours de circonstances historique hasardeux ? Ou bien au contraire une détermination explicable par les caractères spécifiques de la Maçonnerie ? La question revient régulièrement de savoir quels aléas et déterminismes président au cours de l’Histoire, rejoignant les débats sur le hasard et la nécessité, ou l’acquis et de l’inné. La réflexion est un peu rebattue, mais elle oblige à chercher une cause première, à penser des possibles qui ne se sont pas réalisés. La grande leçon du passé est sa relativité, qui signifie aussi que l’avenir est ouvert et dépend pour beaucoup de nous …
Une pierre d’achoppement entre opératifs et spéculatifs
5Remarquons tout d’abord, pour en revenir au sujet, que l’affaire est passée par le chas d’une aiguille. Si, au XVIIe siècle, les Anglais, à la suite des Ecossais, dans les circonstances que l’on sait, n’avaient maintenu et utilisé la sociabilité et les signes de la franche-maçonnerie, l’émergence de sa forme spéculative moderne ne se serait sans doute produite nulle part ailleurs, du moins sous cette forme, car il y avait bien une disponibilité et des attentes latentes. De même, si le continent et particulièrement la France ne s’en étaient saisis et ne l’avaient acclimaté et modelé à leurs attentes, qu’en serait-il advenu ?
6La franc-maçonnerie universelle est le fruit d’une co-élaboration. Ses contenus et usages, son imagerie, ses grades proviennent d’une maturation et d’échanges des deux côtés de la Manche. Comme le montrent bien les documents écossais, l’organisation corporative des Compagnons (le terme free-masons apparaît et s’impose en fait à Londres) est au départ un corps fermé, à prétention élitiste, qui gère l’accès au travail et aux ressources au travers de ses transmissions et modes de reconnaissance, et qui rejette brutalement les cowans, ces maçons de village qui n’ont pas le Mot. C’est l’image d’une aristocratie de métier qui est attractive et non l’activité de maçon elle-même ! Dans ces conditions, quelque noblesse que l’on y trouve aujourd’hui, le forgeron, le potier ou le tisserand, comme « l’ouvrier de pratique » du bâtiment, n’exerçaient que des métiers villageois et non un Art.
Le travail, 1863, Pierre Puvis de Chavannes, musée de Picardie
Le travail, 1863, Pierre Puvis de Chavannes, musée de Picardie
7Ces réflexions déjà anciennes m’ont peu à peu amené à imaginer le cadre de la franc-maçonnerie opérative non comme le réceptacle passif d’initiatives intellectuelles, mais comme une entité plus présente qu’on ne l’a cru dans les évolutions spéculatives qui ont pris appui sur elle. En d’autres termes, le métissage entre le Métier et les préoccupations philosophiques et politiques, à la base de la naissance de l’Ordre, a pu se faire parce que les bâtisseurs y ont mis du leur !
8Tous les métiers ont accumulé, au fil des âges, des savoirs, résultat d’un empirisme et de l’expérience, seul l’art de bâtir contient, contenait alors, en amont de lui-même, sa science : la Géométrie ! D’emblée, celle-ci est caractérisée comme étant l’Art royal lui-même, la clef de la connaissance, dont la Maçonnerie n’est que l’application. La force de la solidarité, l’esprit fraternel, la possession du Mot et ses modes de communication enflamment l’imaginaire. Ils sont perçus comme un accès à des secrets. Le processus menant à la consignation d’instructions, puis l’apparition des Tapis ou Tableaux de loge, témoignent de l’appropriation sur la trame opérative d’une problématique liée au Temple de Salomon. Il est le siège de la loge « juste et parfaite », moment de la loge première, signe des origines opératives justement ! On y voit un chantier, le temple se faisant de l’extérieur, et des pierres. Les outils et symboles s’y trouvent selon une logique de travail et non une logique liturgique. Ces références salomoniennes n’avaient pas existé dans les temps antérieurs, à présent, elles valorisaient les opératifs.
9Il est donc concevable de dire que le processus d’émergence de la Maçonnerie moderne s’est produit au travers du Métier de la pierre parce que celui-ci rayonnait de sa science géométrique, attirait par ses usages et l’existence du Mot du Maçon (qui donne le « don de double vue », dit le poète écossais Adamson en 1638) et apportait une origine bien articulée aux spéculations théologiques « libertaires ». A chaque fois, des opératifs ou des hommes en lien encore étroit avec eux ont été impliqués. La séparation totale se fera plus tard, notamment par le truchement du mythe d’Hiram et de ses conséquences …
Dagobert visitant le chantier de la construction de Saint-Denis, Robinet Testard, XVe siècle, Bibliothèque Nationale de France
Dagobert visitant le chantier de la construction de Saint-Denis, Robinet Testard, XVe siècle, Bibliothèque Nationale de France
L’empreinte opérative dans les particularités françaises
10Cela étant, l’acclimatation de la nouvelle institution sur le continent, en particulier en France où va se produire en grande partie une « réélaboration », débouche sur de nouvelles interrogations. Les contextes ne sont pas les mêmes. La religion dominante et, d’une façon générale, la sociabilité et la culture sont très différents. Les changements et évolutions touchant aux symboles, outils et pierres, relevés en son temps par René Guilly, s’expliquent, certes, par une incompréhension de l’anglais,… tout en révélant des emprunts à un fonds préexistant. Les lacs d’amour, la houppe dentelée, les pierres brute, taillée, cubique à pointe sont des spécificités françaises marquantes. Au bout du compte, les Tapis de loge sont bien typés et différenciés, avec un modèle plus homogène en zone latine. A force de détailler les décors portés sur toutes sortes de supports, il ne nous avait pas échappé que les pierres et les outils opératifs se trouvaient beaucoup plus nombreux et souvent représentés du côté français, alors que cierges et symboles religieux (dont des étoiles de David, rares dans notre aire) étaient plus fréquents outre Manche.
11D’évidence, une source d’inspiration avait pu jouer mais elle était difficile à déceler tant les cultures opératives étaient encore, jusqu’à aujourd’hui, mal (re)connues et peu documentées. Le mérite de l’exposition « La Règle et le Compas » au Musée de la Franc-maçonnerie (21 mars-12 octobre 2013), rue Cadet à Paris, est donc, de ce point de vue, immense. Ses promoteurs, Pierre Mollier et, tout particulièrement, Jean-Michel Mathonière, apportent en effet de très intéressantes approches et des clés qui éclairent, enfin, une partie du problème. Elle rappelle pour commencer la vitalité des traités et représentations opératives depuis la Renaissance. Celles-ci ne se placent pas toujours du point de vue strictement professionnel. On y trouve toutes sortes d’utilisations allégoriques morales, de démonstrations analogiques édifiantes …
12La représentation d’outils et de figures qui relèvent de la culture opérative est une réalité profonde en Europe depuis (au moins) la fin du Moyen Âge. L’on est donc fondé, dans cette exposition, à parler de « sources opératives de la tradition maçonnique ». On relève ainsi des échanges bien troublants entre les symboliques maçonnique et compagnonnique. Car s’il a été souvent dit que la seconde devait surtout à la première, que dire des nombreux cas où équerres et compas entrecroisés (passe encore !), des étoiles à cinq branches, des luminaires, des lacs d’amour, des représentations de colonnes et de certaines pierres, antérieures à l’installation de la Maçonnerie spéculative en France ou datables de ses prémices ?
Des parentés troublantes avec le compagnonnage
13Que dire de la pierre de cintre avec l’emblème du Compagnon Benoist Guyot, montrant une « houppe dentelée » entourant un niveau et des outils et une date : 1711 ! Que dire de la pierre tombale de Jacques Puy, datée, elle, de 1717, avec sa Lune et son Soleil et son compas sur une règle graduée ? La qualité des ouvrages de maîtres-maçons comme Vignole ou de Philibert Delorme autorise à penser que bien des illustrations ont pu influencer la naissance de l’iconographie maçonnique française, notamment lorsque l’on songe à la symbolique de la pierre brute et taillée. De même, beaucoup d’éléments militent pour que l’on place dans une nouvelle perspective – opérative – l’origine et la signification de la pierre cubique à pointe.
14Ainsi, par petites touches et mises en perspective, notre rapport au monde opératif, loin de se complaire dans les habituelles clichés concernant les « bâtisseurs de cathédrales » et autres « initiés tailleurs de pierre » invoqués pour tout et n’importe quoi, peut se vivifier. Entre la récupération et le déni, la reconnaissance d’une empreinte et d’une dette est possible, fondatrices dès le départ, par une présence et une participation notable du monde de la pierre, sensible au XVIIIe siècle dans certaines loges anglaises … et encore aujourd’hui en Ecosse. Dette envers les maîtres-maçons et les compagnonnages français, du XVIe au XIXe siècle, qui auront été une source d’inspiration pour la Maçonnerie française naissante et lui auront apporté la « french touch » qu’elle a depuis conservée. C’est donc bien sur cette pierre opérative, de façon un peu plus concrète qu’on ne l’aurait cru, que s’est aussi bâti l’Ordre.