Albrecht Dürer, l’artiste allemand du XVIe siècle, à l’œuvre gravée si souvent interrogée dans les loges pour ses énigmes, est revenu sous nos yeux grâce à un livre de Françoise Bonardel et à une exposition à l’Ecole des Beaux-Arts.
par Françoise Bonardel
Editions de la Transparence, 2012, 320 P., 29 €
1Représenter celui qui aurait la sagesse d’acquérir tout ce qu’il est possible de connaître en ce monde – et même tout ce que l’esprit humain est capable de concevoir de meilleur en lui – a toujours été la grande ambition de l’artiste.
2Le Faust du prologue de Goethe trouve ses limites dans le langage. La gravure d’Albrecht Dürer repousse-t-elle davantage les limites de la représentation du “cherchant” que chaque artiste a en lui ? Sa traduction dans l’imaginaire occidental du Chevalier se construit ici sous nos yeux.
3Françoise Bonardel, aidée par une soigneuse illustration des Editions de la Transparence, nous propose le Triptyque pour A. Dürer, titre qui laisse entendre que l’œuvre de Dürer est la partie d’un tout, et que même l’artiste le plus représentatif du courant de pensée de l’époque est indissociable d’un champ d’investigation plus vaste dans lequel il peut trouver place.
Dürer était un cherchant, Bonardel l’est aussi et peut-être chacun de nous
4C’est en effet qu’il est licite de se demander, sur un tel sujet, où l’artiste, d’une certaine façon, s’identifie à l’œuvre, si l’œuvre à appréhender ne se limite pas à celle de Dürer mais s’étend à l’auteur en temps qu’artiste dans sa propre recherche d’identification exigée par le livre en temps qu’œuvre.
5Chacun de nous n’est-il pas, en effet, un “cherchant”, comme dit le Zarathoustra de Nietzsche ? Chacun de nous ne trace-t-il pas son chemin par et pour lui-même, et pour plus haut que lui-même, là où il retrouvera sur son chemin ceux qui ont une voisine ambition en forme d’espoir ?
6C’est dire le lien du chemin qui unit l’auteur à Dürer et à son lecteur. C’est dire aussi notre curiosité pour l’un et l’autre dans leur tentative, dans leur œuvre respective, de se dire et de dire le monde.
7Tentative devenue possible par le transfuge, pour nous familier, des figures symboliques imaginées dans les graphismes des hermétistes du XVIe siècle. Ce sont celles-ci que nous avons d’abord en commun, et ce n’est que dans un deuxième temps que la richesse des concepts se dévoile.
Une conversation sacrée, mais de qui et avec qui ?
8De par son passé riche d’études, Françoise Bonardel est bien placée pour en venir aux concepts et aux mécanismes de pensée rendant possible le dépassement des cadres conventionnels et des limites de la réflexion de chacun.
9Mais venons-en au corps de l’ouvrage et à ces limites souvent indépassables qui justifient le sous-titre : Conversation sacrée.
10La gravure Melancholia est-elle la représentation de la “conversation sacrée” de Dürer avec lui-même ? La “conversation sacrée” est-elle aussi celle de l’auteur avec lui-même, en même temps que celle du lecteur devant ses propres jugements ?
11Peut-on communiquer ce qui a priori est incommunicable : notre moi intime, la part de nous-même cachée dans la caverne, longtemps invisible même aux ambitieux de la recherche de la lumière ? Qui peut dire qu’il se connaît ? Qui peut dire que rien ne lui est caché du monde ?
Albrecht Dürer. Mélancholia (1514), gravure sur plaque de cuivre, Städelsches Kunstintitut, Francfort sur le Main.
Albrecht Dürer. Mélancholia (1514), gravure sur plaque de cuivre, Städelsches Kunstintitut, Francfort sur le Main.
Le langage symbolique du Chevalier et de ses compagnons, la Mort et le Diable
12Dürer place les éléments de sa représentation dans le langage symbolique du Chevalier, et c’est naturellement aussi celui de ses inévitables compagnons : la Mort et le Diable.
13Le combat à mener par le Maître est-il aujourd’hui différent ? Peut-on le vivre dans une sublimation dépassant toute philosophie par la vivacité des représentations ? L’image peut-elle avantageusement remplacer les mots ?
14Françoise Bonardel pense plutôt que, par elle, le miracle créateur de la pensée va s’élargir en nommant et ainsi approfondir les concepts les plus intimes de la psyché. Ne nous dit-elle pas, dans le prologue, que son parcours avec les gravures de Dürer a été comme une suite d’acquis initiatiques dont elle lui est redevable ?
Dürer comme compagnon d’une existence
15Définitivement, l’arrêt sur les gravures est plutôt faire le choix du miroir que celui du regard de l’autre. Dürer, comme l’auteur, ont fait le choix d’être ce qu’on veut être.
16Le lecteur contemporain, soumis au collectif du médiatique, part de plus loin que l’humaniste du XVIe siècle. Son chemin se situe maintenant sur des hauteurs escarpées qui n’étaient, Dürer en témoigne, que des reliefs montagneux naturels accessibles à tout homme volontaire.
17Françoise Bonardel donne au lion la place qui lui revient dans le combat à mener contre le dragon, image indissociable du chevalier. Témoin les développements d’œuvres devenues célèbres telles Samson vainqueur du lion ou Androclès et le lion.
Coincidentia oppositorum, la grande loi des anciens hermétistes
18Au fil de la lecture, les acquis symboliques de ce type deviennent langage naturel, ce qui justifie l’abondance des œuvres commentées.
19Le cavalier semble aussi familier à Dürer que le Chevalier : faut-il y voir un nouvel exemple de l’opposition des contraires qui contient en elle-même la grande loi de la coïncidentia oppositorum des anciens hermétistes ?
20Nous retrouvons, au fil de la lecture, une mise en lumière de l’intérêt conceptuel de la coïncidence dans le couple d’opposés et de bien d’autres principes hermétiques que nous utilisons sans en approfondir la richesse.
21D’ailleurs, un ouvrage antérieur de l’auteur explorait, pour la philosophie, ce champ d’investigation injustement méprisé par la bien-pensance universitaire.