Dans sa jeunesse, Simon Leys a passé, avec trois amis, deux ans dans une cahute de Hong Kong où « l’étude et la vie ne formaient plus qu’une seule entreprise. Ce qui explique le titre de ce recueil d’articles dont le fil d’Ariane est un parcours initiatique vers la connaissance.
1A quoi reconnaît-on un humaniste ? La question mérite d’être posée en ce début de XXIe siècle où les prophètes de mauvaise augure annoncent tout à la fois, la disparition de l’écrit et le triomphe de sociétés où l’utilitarisme est érigé en principe essentiel. Mouton de Panurge au milieu du troupeau, l’homme moderne bêle avec ses semblables en glorifiant les idoles qu’on lui jette en pâture. Le profit est devenu le but ultime quel qu’en soit le prix à payer. La culture n’est plus qu’un luxe inutile vaguement toléré, moins on en a, plus on l’étale, dans les medias, de préférence audiovisuels, aussi oiseux que bruyants face à un animateur dont la méconnaissance des sujets qu’il évoque, n’a d’égal que l’insolence. Dans cet univers, Simon Leys fait penser au Huron de Voltaire face aux pouvoirs tyranniques. On se souvient de sa croisade lucide et féroce menée contre Mao Tsé Toung et ses thuriféraires de tous bords dans un livre aujourd’hui célébré par ceux-là mêmes qu’ils dénonçaient. Il fallait en effet un grand courage et une dose de feinte naïveté pour s’attaquer en 1971 au mythe maoïste. La publication des Habits neufs du président Mao [1] fit, à l ’époque, l’effet d’une bombe immédiatement dénoncée par une certaine partie de la gauche comme une œuvre réactionnaire.
Les tribulations chinoises de Roland Barthes
2L’auteur, un sinologue installé en Chine, y dénonçait dans une langue précise et acérée les méfaits sur la population de la dictature du grand Timonier. Il aggravait son cas en se moquant un peu plus tard [2] des complaisances dont bénéficiait le potentat auprès d’intellectuels aveuglés. Exemple emblématique : la tribune publiée par Roland Barthes dans le journal Le Monde après la visite qu’il avait effectuée en Chine avec ses amis de la revue Tel Quel en 1964. Un article dans lequel il vantait la beauté de la calligraphie des dazibao affichés sur les murs de Pékin. Il s’agissait pour ceux qui savaient lire les caractères, avait alors fait remarquer Leys avec une ironie glacée, de la liste des condamnés à mort qui devaient être exécutés le lendemain.
3On retrouve trace de cette polémique déjà ancienne dans le recueil des articles que publie fort opportunément Flammarion, puisqu’une plaquette éditée en 2009 a donné en pâture au public [3] les carnets de voyage du célèbre critique et a provoqué une nouvelle réaction de Leys . Une occasion pour lui de souligner la grande médiocrité des observations du voyageur plus préoccupé par la qualité de ses repas que de la réalité du régime. Pourquoi les émules de Barthes ont-ils décidé une telle exhumation si peu flatteuse ? Leys rappelle plaisamment la mise en garde d’Alfred de Vigny « un ami n’est pas plus méchant qu’un autre homme »..
4Ce recueil de Leys est un beau livre, en cela qu’il montre la vaste culture de son auteur, prompt à dénicher dans toutes les littératures, les auteurs quelquefois oubliés qui sont autant de joyaux dissimulés sous la cendre du temps. En vrac, Chesterton, Victor Segalen, le prince de Ligne, Nabokov, Conrad font l’objet de fines analyses. On retiendra également l’éloge de George Orwell, que l’on peut mettre en parallèle de celle de Simone Weil, ceux qui ne plient pas devant les « nauséabondes petites orthodoxies » en gardant toujours à l’esprit qu’il faut accorder la primauté à l’individu.
5Mais le texte le plus significatif est celui que Leys a placé en conclusion et qui justifie le titre du recueil. Il nous livre son opinion sur la nécessité d’une culture « inutile » dispensée sans arrière-pensée de rentabilité. Dans cette leçon pour la réception du doctorat Honoris causa de l’Université de Louvain, dont il est un ancien étudiant, il livre également sa conception de la démocratie, » le seul système politique acceptable, mais (qui) précisément n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni la beauté, ni l’amour, ni la grâce de Dieu”.