Professeur au Collège de France et à la Columbia University de New York, Antoine Compagnon part sur les traces d’un lointain prédécesseur et découvre, horrifié, un américaniste éclairé, ami des artistes, qui s’engagea auprès de Pétain et prit la tête avec délectation de la répression antimaçonnique. Un exemple éclatant de reniement dans une époque qui en fut riche.
1La Chaîne d’Union étudie inlassablement ce qui peut aider à comprendre et juger l’évolution de la franc-maçonnerie, ce qui l’honore comme ce qui l’agresse. Trop de mensonges dominent encore notre passé, souvent plus pertinent que les marronniers dont nous abreuvent les paperassiers habituels.
2C’est pourquoi le livre de Antoine Compagnon sur « le cas Bernard Faÿ » nous intéresse plus particulièrement, car il retrace l’itinéraire d’un ennemi de la franc-maçonnerie, sans doute le plus intelligent et le pire de ceux qui ont sévi durant l’Occupation.
3Proche des milieux de la droite traditionnelle, ami des poètes, érudit, intime du Maréchal, Faÿ est nommé administrateur général de la BNF en août 1940. Cela ne suffisait pas à ses ambitions, encore moins à ses convictions qu’il aimait dissimuler.
4Depuis l’année de sa thèse en 1925, il s’était consacré à l’analyse profonde, structurée, jamais bassement polémique, de la science maçonne. Il en devient même le spécialiste, au point d’être cité avec déférence par des historiens initiés.
Nommé par Pétain dès 1940, il s’installe rue Cadet
5Pétain ne s’y trompe pas et le désigne dès le 12 novembre 1940 pour centraliser et inventorier nos archives, ce qui l’installe au cœur même de l’information et au sommet de l’appareil répressif. Sous le couvert de la Bibliothèque Nationale, il met en place l’organisme le plus efficace de la lutte anti-maçonnique (on cite le chiffre de 170 000 fiches individuelles établies).
6Faÿ restera une énigme humaine : comment comprendre, en effet, celui qui fut tout à la fois un délateur zélé, un menteur, un imposteur, un intellectuel reconnu ? La culture aurait donc parfois partie liée avec l’ignominie ? Qu’en pense le franc-maçon aujourd’hui ?
7La sortie de ce livre est une bonne et véritable surprise, non point parce que nous pourrions ignorer la brillante carrière de l’auteur, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et à la Columbia University et précédemment auteur de Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes (2005) – mais en raison de la rencontre, à travers le temps, de deux intelligences ayant sillonné le même domaine universitaire, l’une au prix d’un terrible jeu de rôles, l’autre en 2009 au nom de la revisitation (et non révision) de l’Histoire.
8Or les francs-maçons sont ici concernés et la subtilité d’Antoine Compagnon ne consiste pas à en faire le centre du sujet, ce qui nourrirait d’interminables débats, mais de tracer le portrait du plus habile des brillants imposteurs janusiens que le XIXe siècle, celui des illusions, ait pu produire.
Pétain fiché par le GO ?
9Bernard Faÿ représente pour nous le maître-d’œuvre, nommé tout de suite par Pétain en vue de régler le sort des « sociétés secrètes ». Le vieux maréchal se garde bien de citer la franc-maçonnerie, pourtant objet de toute sa vindicte, pour le motif qu’elle aurait dressé sur lui, comme militaire suspect d’antirépublicanisme (déjà !), une fiche, l’une de celle de l’affaire du même nom (1904).
10A travers ce livre, remarquablement documenté, nous retrouvons les méthodes de Faÿ, ses combines, ses compromissions, sa soif de pouvoir absolu qui lui valut bien des jalousies voire des haines. Plus tard interviennent les douteuses relations, les délations, les accointances trop souvent amicales avec des fripouilles bien policées.
11L’auteur traque les hypothèses, rectifie les jugements hâtifs, ne cède à aucune facilité d’interprétation. Ce monde de la collaboration ouatée, cléricale, dogmatique, avec ses écrivains sérieux mais égarés, se mêle à celui, trivial, des arrivistes, des revanchards, des fanatiques. Cette sauce nous écœure autant qu’elle nous inquiète : comment, en effet, être à l’aise en pareille papelardise ?
Un livre plus subtil que nos réfutations
12Antoine Compagnon, avec une sincérité d’honnête homme, ne se contente pas d’observer, il veut comprendre. La plupart des francs-maçons intéressés par la genèse de l’antimaçonnisme raisonnent selon un schéma organisé : l’Eglise catholique, le mythe du secret, les « affaires », rideau.
13Ici l’analyse s’avère plus subtile, nous le disions plus haut : il s’agit de tracer l’itinéraire improbable menant un être au talent littéraire et artistique reconnu, un universitaire mondialement apprécié, un homme certes avide de pouvoir et ambitieux mais travailleur inlassable, productif et original qui, à aucun moment, ne laisse imaginer les multiples réalités dissimulées sous son apparente aménité et d’en découvrir peu à peu les impasses, les cachettes, les ruses, au point de le démasquer.
14Car nous voyageons avec les mêmes incertitudes qu’Antoine Compagnon et le chemin qu’il emprunte exige finesse de jugement, érudition, rigueur et lucidité. Sa démarche, en bien des points semblable à celle utilisée par les francs-maçons, répond à des impératifs d’historicisation dorénavant établis (cf. Paul Veyne, Foucault etc.).
Faÿ, l’américanologue mondain, fêté partout
15L’auteur ne se sert pas du passé de son personnage pour en faire un salaud de l’histoire. Il écrit qu’il nous faut penser et juger avec les termes d’aujourd’hui. Le pire des dangers serait, selon lui, de rafistoler le temps jusqu’à admettre qu’il faut oublier voire réviser la vérité.
16Bernard Faÿ était un homme « délicieux », charmant, adepte des jeunes gens épris de culture, confident d’une Gertrude Stein trop mise en valeur, royaliste, clérical, nationaliste, spécialiste d’histoire. Le tableau est agréable, Antoine Compagnon sait admirablement nous l’exposer. Sa touche fine et attentive fait mouche. Il nous dévoile le visage caché de Faÿ, un renard aux dents acérées, tantôt flatteur, tantôt onctueux comme un abbé poudré.
17Le même, soudain, en un tour de passe-passe, « à l’affût » du bon coup qui rapporte, capable d’écrire à l’un de ses gitons la recette de l’amitié : « Vous choisissez ceux que vous voulez avoir comme amis puis ceux qui sont leurs amis. Aussitôt introduits, vous laissez tomber les premiers et chaque année, enrichissez votre carnet d’amis de plus en plus importants … »
Bernard Faÿ
Bernard Faÿ
Un imposteur, un escroc, qui cachait bien son jeu
18L’homme s’avère donc bien un calculateur que rien n’arrête, un de ces escrocs intellectuels habitués des sacristies et des académies. Son biographe ne s’y trompe pas, même si on le devine déçu de trouver ce à quoi il s’attendait : ni l’intelligence ni l’érudition ne mettent à l’abri de la corruption mentale.
19Dans la dernière partie de l’ouvrage, Antoine Compagnon fait table rase des bons sentiments de mansuétude dont peut bénéficier le responsable du Service des Sociétés Secrètes, au nom du temps écoulé ou, mieux encore, de la banalité, disons plutôt de l’ordinaire, autre manière de se voiler les yeux sur le véritable sens de la responsabilité. Dès lors, avec rigueur, hors de toute passion, il nous rappelle l’arrogance du personnage qui sera finalement gracié par le président Coty en janvier 1959.
Condamné à la Libération puis évadé grâce aux bonnes sœurs
20Un chapitre s’intitule Fasciste après coup. La réflexion de l’auteur nous interpelle. Dans le désarroi, la solitude des vaincus, Faÿ laisse éclater sa haine de la République, décrit l’injustice dont il est victime, le rôle des maçons et des juifs dans son malheur mais, à aucun moment, ne remet en question ses choix et ses actes, indifférent jusqu’à leurs conséquences.
21C’est un imposteur, ce genre d’individu ne fonctionne que selon les résultats obtenus et se moque des convictions. Fasciste ? Même après coup ? Réactionnaire opposé à toute nouveauté, intégriste catholique jusqu’à la fin, décadent anachronique, Bernard Faÿ, en apparence sûr de lui, « jésuite bibliothécaire » (M. Déat) ou « phraseur ignorant » (Paul Léautaud), ne risquait qu’une chose : être démasqué.
22Qui savait qu’il fréquentait les séides de Weygand et les « archivistes » nazis bien avant 1936 ? Qui imaginait ce rondouillard distingué dénonçant jusqu’à ses amis ? Tout était faux et le livre d’Antoine Compagnon, pourtant mesuré dans son approche critique, nous en donne la preuve, en démonte le mécanisme, nous renseigne à l’aide de documents incontestables et une méthode d’écriture infaillible.
Après guerre, il verse dans le fascisme : sa vraie nature ?
23Ce que nous, francs-maçons, devons retenir d’une telle lecture n’est rien d’autre que cette leçon : ne nous trompons point sur le déguisement de la vérité. S’il nous faut absolument revisiter notre passé, soyons sérieux, éclairons-nous des connaissances d’autrui, ne craignons point d’utiliser certains mots, oublions le compassionnel et l’incantatoire et surtout, apprenons à ne point réviser l’histoire sous des prétextes dont le sens même nous échappe.
24Ce livre d’Antoine Compagnon, consacré à Bernard Faÿ, celui qui fut le chantre et l’exécutant de l’antimaçonnisme de Vichy, est à lire absolument. Non parce que la haine nous afflige, mais pour connaître les multiples facettes de son visage. L’auteur hésite à comprendre la raison d’une telle haine : comment, en effet, la comprendre si on n’en est pas la victime depuis l’invention du « complot » ? Et comment comprendre un salaud ?