Notes
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[1]
Charles Porset, Encyclopédie de la franc-maçonnerie, dir. Eric Saunier, La Pochothèque, Paris, 2000, p.18
-
[2]
Les partisans de la dynastie Stuart sont des stuartistes ou jacobites (du prénom du prétendant Jacques). Les partisans de la dynastie adverse et triomphante sont des hanovriens.
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[3]
Ou Cartou. Cf. André Kervella, Quand de belles aristocrates protégeaient notre Ordre, La Chaine d’Union, n° 40, p. 78 à 86 [Note de La Chaine d’Union].
-
[4]
Pierre Mollier, La chevalerie maçonnique, Dervy, 2008.
Les Constitutions d’Anderson parurent à Londres en 1723, devenant vite une bible pour les frères britanniques. Mais, en France, « elles ne connurent qu’une médiocre fortune au XVIIIe siècle et furent oubliées au siècle suivant » []. La franc-maçonnerie française subit davantage l’influence d’un discours d’André de Ramsay dont la deuxième version, bien que censurée par le pouvoir, lui donna des idées longtemps fécondes.
Illustration jean-Pie Robillot
Illustration jean-Pie Robillot
2Après deux siècles de guerres et de fureur, placés sous le signe de l’intolérance, les sociétés européennes, dans la première moitié du XVIIIe siècle, aspirent enfin à la paix. C’est dans ce contexte et pour servir ce but que naît, au Royaume-Uni, la franc-maçonnerie spéculative : en 1717, c’est la fondation de la Grande Loge de Londres et de Westminster ; en 1723, c’est la rédaction des Constitutions d’Anderson.
3Treize ans plus tard, c’est, avec le discours du chevalier de Ramsay, l’acte de naissance de la franc-maçonnerie française, autour d’un projet et d’une ambition qui, près de trois siècles après, continuent de marquer de leur empreinte la maçonnerie universelle.
4C’est l’importance de ce discours, ou plutôt des discours du chevalier de Ramsay, que le présent article à l’ambition de rappeler. Ciavant, Georges Lamoine ayant retracé la vie et le parcours du chevalier de Ramsay, nous nous contenterons de souligner quelques éléments essentiels à la compréhension de l’univers intellectuel qui était le sien.
5Né en 1686, à Ayr, en Ecosse, d’une mère anglicane et d’un père calviniste presbytérien, Ramsay est, en ses jeunes années, confronté à la diversité religieuse, à ses imbroglios politiques et aux drames de l’intolérance. Après des études de théologie à Glasgow et Edimbourg, il rejoint en Flandre l’armée de Marlborough et commence une carrière de précepteur des enfants des grandes familles, notamment du fils du prétendant Stuart (tantôt appelé, selon que l’on se place du point de vue anglais ou écossais, Jacques III ou Jacques VIII), auprès de qui il se rendra plus tard à Rome, en 1724.
Fénelon, la grande rencontre de sa vie.
6En 1709, Ramsay fait la grande rencontre intellectuelle de sa vie, celle de Fénelon, dont il devient un des disciples. En 1711, retiré dans son évêché de Cambrai, Fénelon met au point les notes des Tables de Chaulnes, projet de gouvernement rédigé pour feu le Dauphin dont l’archevêque de Cambrai avait été le précepteur. Les Tables de Chaulnes sont d’une surprenante modernité, confirmant le rôle de Fénelon comme précurseur des Lumières : condamnation du despotisme ; contrôle de la monarchie par les Etats Généraux, rehaussement du prestige des corps intermédiaires ; soumission du souverain à la loi morale ; développement en lui des sentiments de justice et d’humanité ; aspiration à la paix par la restitution des conquêtes étrangères et, point qui nous intéresse particulièrement pour son influence sur le chevalier de Ramsay, à une « république universelle ».
François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon, portrait de Joseph Vivien
François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon, portrait de Joseph Vivien
7Sous l’emprise de Fénelon, Ramsay se convertit, en 1710, au catholicisme. A la mort de Fénelon en 1715, il rejoint le cénacle quiétiste des fidèles de Madame Guyon, en disgrâce à Blois.
8Exécuteur testamentaire de Fénelon, il joue un rôle considérable dans la diffusion et la connaissance des œuvres de son maître, dont il devient le biographe et l’éditeur posthumes.
9En 1727, Ramsay acquiert définitivement sa réputation d’écrivain par la publication des Voyages de Cyrus, qui connaît un grand succès et lui permet, en 1730, de se porter candidat, lui l’Ecossais, à l’Académie Française. Les portes du quai Conti lui resteront cependant fermées.
Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe-Guyon, appelée couramment Madame Guyon
Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe-Guyon, appelée couramment Madame Guyon
10La date exacte de l’initiation de Ramsay n’est pas sûre. Peut-être l’a-t-il été dès 1725-1726. La date la plus probable, en tout cas la plus acquise, est cependant le 13 mars 1730, en Angleterre, dans la loge The Horn de Westminster.
Ecossais comme Anderson, mais partisan des Stuarts, Ramsay veut faire prospérer l’Ordre maçonnique en France.
11Quoique initié outre-Manche, Ramsay a le projet de faire prospérer l’Ordre en France, qui n’y est encore qu’à ses débuts (création de la Grande Loge en 1728) et en grande partie composé de Britanniques – beaucoup sont stuartistes, mais bien d’autres sont hanovriens, c’est-à-dire partisans de la dynastie allemande qui a remplacé les Stuart. Ramsay voudrait assurer à la franc-maçonnerie française le parrainage et la protection personnels de celui qui fait alors figure de premier ministre, le cardinal Fleury. Le 20 mars 1737 il écrit à ce dernier :
12« Daignez, Monseigneur, soutenir la société des Francs-Maçons dans les grandes vues qu’ils se proposent et votre Eminence rendra son nom bien plus glorieux par cette protection, que Richelieu ne fit le sien par la Fondation de l’Académie Française.
13Je sais que de transmettre son nom à la postérité avec éclat est un très mince objet pour un Prélat qui espère et qui aime celui qui peut le rendre immortel. Mais couronner ces nobles travaux et la pacification de l’Europe entière, en encourageant une Société qui ne tend qu’à réunir toutes les nations par l’Amour de la Vertu et des Beaux Arts est une action digne d’un grand Ministre, d’un Père de l’Eglise et d’un Saint Pontife. »
14C’est dans ce contexte que se situe le fameux discours. Ou plutôt les fameux discours. Car il en est connu deux versions, et même un peu plus, la seconde version présentant de menues variantes selon ses éditions, variantes qui ne sont sans doute pas le fait de Ramsay lui-même.
15La première version, dite d’Epernay (car conservée dans la bibliothèque de cette ville), a été prononcée dans sa loge, sans doute Saint Thomas n° 1, le 26 décembre 1736, veille du jour où le Vénérable de ladite loge, le jacobite (1) Derwentwater, devait être élu Grand Maître de la Grande Loge de France et Ramsay lui-même Orateur. Le texte est rédigé pour la réception dans l’Ordre maçonnique de personnages de la plus haute noblesse française.
Un discours prononcé en loge comme Orateur, puis un second, différent, qui restera écrit et dont circuleront plusieurs versions.
16La seconde version, la plus connue, dite aussi version Grande Loge, fait office de version officielle. Plus courte, elle est très largement euphémisée [2], sans doute afin de convenir à un public composé, non plus seulement de maçons stuartistes, mais aussi de maçons hanovriens.
17Le cadre du discours, en effet, n’est plus le même : il s’agit maintenant d’en donner lecture à l’occasion prestigieuse de la réunion de la Grande Loge – dont Ramsay, rappelons-le, est orateur – prévue pour le 24 mars 1737.
18Le texte est structuré en deux parties : la première développe les qualités requises pour devenir franc-maçon, la seconde présente l’histoire de la maçonnerie. En conclusion, Ramsay évoque l’avenir prometteur de la franc-maçonnerie en France.
19Selon Ramsay, les qualités requises pour devenir franc-maçon sont au nombre de quatre :
La philanthropie sage
La morale pure
Le secret inviolable
Le goût des beaux arts
21L’aspect le plus original de cette première partie est l’insistance que met Ramsay sur l’universalisme de l’humanité et le rôle que doit y jouer l’ordre maçonnique : s’inspirant de Fénelon selon qui « tout le genre humain n’est qu’une famille dispersée sur la face de la Terre. Tous les hommes sont frères et doivent s’aimer comme tels », Ramsay déclare : « Le monde entier n’est qu’une grande république dont chaque nation est une famille et chaque particulier un enfant. »
Des phrases d’une profondeur égale à celle des premiers articles des Constitutions.
22Le rôle de la maçonnerie, poursuit-il, est « la réunion des esprits et des cœurs, pour les rendre meilleurs, et former dans la suite des temps une nation spirituelle où, dans déroger aux devoirs que la différence des états exige, on créera un peuple nouveau qui, en tenant de plusieurs nations, les cimentera toutes en quelque sorte par les liens de la vertu et de la science. »
23En cela, selon Ramsay, le projet maçonnique diffère profondément de celui des grands législateurs de l’Antiquité qui ont échoué à « rendre leurs républiques durables : quelque sage qu’aient été leurs lois, elles n’ont pu s’étendre dans tous les pays et dans tous les siècles. Comme elles étaient fondées sur les victoires et les conquêtes, sur la violence militaire et l’élévation d’un peuple au-dessus d’un autre, elles n’ont pu devenir universelles ni convenir au goût, au génie et aux intérêts de toutes les nations. La philanthropie n’était pas leur base ; le faux amour d’une parcelle d’hommes qui habitent un petit canton de l’univers et qu’on nomme la patrie, détruisait dans toutes ces républiques guerrières l’amour de l’humanité en général. »
24Anderson, dans le texte des Constitutions qui portent son nom, insistait sur la tolérance (« la maçonnerie devient le Centre de l’Union et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance ») ; avec Ramsay, on passe de la tolérance à l’amour de l’humanité.
25Dans sa partie historique, le texte diffère aussi sensiblement de la première partie des Constitutions d’Anderson.
26Anderson, en effet, insiste longuement sur les origines bibliques de la franc-maçonnerie, puis sur l’itinéraire de l’Art Royal quittant Jérusalem pour l’Orient, la Grèce, puis Rome, où il atteint son apogée, avant d’être transporté dans les Îles Britanniques au début du Moyen Âge, ce qui lui permet d’échapper à la destruction des « Goths et des Vandales ».
27Surtout, Anderson ne livre pas un discours ésotérique, mais un discours conforme aux connaissances du temps. Le seul secret et le seul mystère, dans son récit, est la communication, de maçon à maçon et d’une génération à l’autre, des secrets du métier. Chez Ramsay, l’histoire est toute autre.
Le signal de la multiplication des hauts grades écossais.
28Tout d’abord, la partie biblique ne l’intéresse guère : il ne s’agit pour lui que d’un récit légendaire, un peu développé dans la première version du texte, réduit à presque rien dans la seconde. Ce qui l’intéresse d’ailleurs, dans cette partie biblique, ce n’est pas la manière dont se sont transmis l’art de construire et les secrets du métier qui lui sont associés, mais l’existence d’une « science arcane », réservée à quelques-uns et incompréhensible au commun des mortels.
29Surtout, Ramsay développe, de manière beaucoup plus détaillée dans la seconde version que dans la première, et d’une manière qu’il affirme historique et non plus légendaire, l’institution de l’Ordre par les Croisés, « rassemblés de toute les Parties de la Chrétienté dans la Terre Sainte », dont certains « entrèrent en Société, firent vœux de rétablir les temples des chrétiens dans la Terre sainte, et s’engagèrent par serment à employer leurs talents pour ramener l’Architecture à la primitive institution ».
30Ramsay raconte ensuite le passage de l’Ordre de la Terre sainte en Europe, où il ne se maintint guère qu’en Ecosse. Ainsi apparaît-il, d’après Ramsay, que la franc-maçonnerie, une fois écartée les fausses légendes, trouve son origine dans les croisades et les traditions chevaleresques.
31Franc-maçonnerie ésotérique, franc-maçonnerie d’origine chevaleresque, la franc-maçonnerie de Ramsay se distingue donc fortement de celle d’Anderson, non seulement par son universalisme et son humanisme davantage prononcés, mais aussi par son élitisme spirituel et son éloignement du simple métier. Ainsi précise-t-il d’ailleurs :
32« Le nom de Franc-Maçon ne doit pas être pris dans un sens littéral, grossier et matériel, comme si nos Instituteurs avoient été de simples ouvriers en pierre ou des génies purement curieux qui voulaient perfectionner les Arts. Ils étaient non seulement d’habiles architectes, qui voulaient consacrer leurs talents et leurs biens à la construction des Temples extérieurs, mais aussi des princes religieux et guerriers qui voulurent éclairer, édifier et protéger les Temples vivants du Très Haut. »
33Dernière différence : l’avenir de l’Ordre. Pour Ramsay, il n’est plus en Grande-Bretagne, mais en France : « Dans ces temps heureux où l’amour de la Paix est devenu la vertu des Héros, la nation la plus spirituelle de l’Europe deviendra le centre de l’Ordre; elle répandra sur nos Ouvrages, nos Statuts et nos Mœurs, les grâces, la délicatesse et le bon goût, qualités essentielles dans un Ordre dont la base est la sagesse, la force et la beauté du génie. C’est dans nos Loges, à l’avenir, comme dans des Ecoles publiques, que les François verront, sans voyager, les caractères de toutes les Nations, et c’est dans ces mêmes Loges que les Etrangers apprendront, par expériences, que la France est la vraie Patrie de tous les Peuples. Patria gentis humanae. »
Un universalisme bien en phase avec le siècle des Lumières.
34Paradoxe de Ramsay, cet Ecossais contribuant magistralement à l’établissement en France de la Franc-maçonnerie, après qu’un ancien Français, Jean-Théophile Desaguliers, ait, quinze ans plus tôt, tout aussi magistralement contribué, par son rôle dans la rédaction des Constitutions d’Anderson, au renouveau de la Maçonnerie au Royaume-Uni.
35L’influence du discours de Ramsay, en effet, est immense. Reste donc à en dire un mot, en discernant son impact réel de celui qui lui fut parfois prêté à tort.
36Paradoxalement, au regard de sa notoriété, le discours « officiel » du 24 mars 1737 n’a jamais été prononcé par le chevalier de Ramsay. En effet, dans son souci de placer la maçonnerie française sous la protection du cardinal ministre d’État, Ramsay lui en fait parvenir une copie, en lui demandant de l’approuver et même de la corriger : « Comme je dois lire demain mon discours dans une Assemblée de l’Ordre et le donner lundi matin aux examinateurs de la Chancellerie, je supplie votre Eminence de me le renvoyer demain avant midi, par un exprès ». Hélas, la réaction de Fleury est, non seulement négative envers le discours, mais même envers l’ensemble de la Maçonnerie. La tenue du 24 mars 1737 est purement et simplement interdite, et Ramsay prié de ne plus fréquenter les assemblées de francs-maçons.
Cardinal Fleury
Cardinal Fleury
37Pourquoi une telle réaction négative de Fleury ? Les historiens s’accordent pour lui trouver une explication diplomatique, la politique de rapprochement de la France avec la Grande-Bretagne, en gestation, étant difficilement compatible avec un soutien à une maçonnerie française encore très largement jacobite.
Fallait-il qu’il se tût, comme le lui intima le cardinal Premier ministre ? Qu’il ne lui soumît point son texte avant de l’exposer ?
38On a longtemps reproché à Ramsay d’avoir cédé aux injonctions de Fleury et d’avoir aussitôt abandonné toute activité maçonnique. On sait aujourd’hui que ce n’est pas tout à fait exact et qu’il continuera discrètement à fréquenter les loges, peut-être même à y exercer des responsabilités.
39Quoiqu’il en soit, la première conséquence du discours est d’abord négative : celle de déboucher sur la surveillance étroite par la police de la maçonnerie naissante en France. Pour contrecarrer le développement d’un Ordre dont l’attrait repose pour partie sur son mystère, le lieutenant de police Hérault obtient d’une prostituée, la demoiselle Carton [3], un descriptif de La reception d’un frey-maçons, descriptif qu’il fait publier en décembre 1737, à la grande surprise peut-être de Ramsay, dont le discours affirme : « Jamais aucun Confrère n’a trahi nos secrets. Les esprits les plus légers, les plus indiscrets et les moins instruits à se taire, apprennent cette grande science dès qu’ils entrent dans notre société. »
40Le discours de Ramsay est très tôt diffusé, notamment dans des ouvrages publiés à l’étranger. Dès 1738, il apparaît au sein d’un recueil intitulé Lettres de M. de V. avec plusieurs pièces de différents auteurs, réédité en 1744. L’édition la plus connue – parce que la plus cocasse – est celle de 1741, au sein de … L’almanach des Cocus ou amusements pour le beau sexe ! Titre plus sérieux, c’est en 1742, au sein de L’histoire, obligations et statuts de la Très Vénérable Confraternité des Francs-Maçons tirés de leurs archives, qu’on retrouve le texte, avant de le voir figurer l’année suivante dans une Histoire et Statuts de la Société des Francs-Maçons, la manière de les recevoir avec leurs serments puisés dans les mémoires secrets du Grand Maître de France.
41De même, le discours est très fréquemment lu en loge, notamment à l’occasion de la réception de nouveaux initiés, plusieurs témoignages en attestent. Lors de l’Assemblée solennelle de la Grande Loge de 1740, c’est le Grand Maître en personne, le duc d’Antin, qui en donnera lecture.
42Il faut ajouter enfin que l’influence du discours de Ramsay est considérable sur le développement des Hauts Grades, très marqués par la thématique chevaleresque, et partant, sur l’origine du Rite Ecossais Ancien et Accepté, qui naît de la nécessité d’organiser cette floraison de hauts grades en un parcours ordonné. Ragon, au XIXe siècle, a voulu croire en l’existence d’un « rite de Ramsay », en six grades. Son existence est douteuse.
43En revanche, Pierre Mollier a récemment suggéré de manière argumentée [4] que Ramsay aurait peut-être été à l’initiative du premier grade de chevalier apparu en France, celui de Chevalier de l’Orient, dont le texte du rituel est dans le prolongement de la version Epernay du discours et d’un passage du roman du chevalier, Les Voyages de Cyrus, parus en 1727.
44Le même Pierre Mollier insiste cependant sur le fait que Ramsay n’a pas tout fait dans la promotion de la chevalerie maçonnique, dont l’imaginaire était déjà répandu parmi les maçons – Ramsay lui-même a été reçu chevalier dans l’ordre de Saint Lazare en 1723, au terme d’une cérémonie émouvante –, imaginaire dont Ramsay aurait en quelque sorte été le promoteur mais non l’inventeur.
45L’influence du discours de Ramsay va être grande également dans la promotion de l’humanisme universel et cosmopolite de la franc-maçonnerie des Lumières. Les frères du XVIIIe siècle s’efforcent de définir un droit et une citoyenneté maçonniques. « L’universel maçon, citoyen du monde entier, n’est étranger à aucun pays », affirme de Smyrne la loge Saint Jean d’Ecosse des Nations Réunies.
46Partout en Europe, et notamment dans l’espace méditerranéen, de nouvelles loges se créent à l’initiative des loges mères. Entre les loges, correspondances et voyages se multiplient. A l’instar d’un passeport, l’institution du certificat maçonnique permet aux maçons de se visiter les uns les autres. Par delà la différence des langues maternelles, une même langue des signes et attouchements permet de se comprendre sur le chantier symbolique d’une nouvelle tour de Babel. Un maillage sans équivalent au XVIIIe siècle, hormis celui de l’Eglise catholique, se met en place.
Sur les 128 collaborateurs de l’Encyclopédie qu’on a pu dénombrer, seulement 11 étaient francs-maçons. Etaient-ils des émules de Ramsay ? Encore une vaine question.
47Il convient cependant de ne pas trop prêter au discours de Ramsay. Ainsi, on a longtemps voulu croire à son influence sur l’entreprise de l’Encyclopédie coordonnée par Diderot à partir de 1748, et dont l’inspiration serait maçonnique. Un paragraphe du discours de Ramsay précise en effet que « tous les Grands Maîtres en Allemagne, en Angleterre, en Italie et par toute l’Europe, exhortent tous les savants et tous les Artistes de la Confraternité, de s’unir pour fournir les matériaux d’un Dictionnaire universel de tous les Arts Libéraux et de toutes les sciences utiles, la Théologie et la Politique seules exceptées. On a déjà commencé l’ouvrage à Londres ; mais par la réunion de nos confrères on pourra le porter à sa perfection en peu d’années. »
48L’ouvrage commencé à Londres est la Cyclopaedia d’Ephraïme Chambers, paru en 1728, et qui servira d’inspiration à Diderot. Mais l’appartenance maçonnique de Chambers n’est pas certaine. Surtout, contrairement aux affirmations de la légende maçonnique, d’accord sur ce point avec la légende anti-maçonnique – comme parfois quand il s’agit d’exagérer le rôle de la maçonnerie dans la Révolution et ses prémisses –, la maçonnerie n’a pas joué de rôle dans l’aventure de L’Encyclopédie. L’éditeur de L’Encyclopédie, André François Lebreton, a longtemps été considéré à tort comme maçon, en raison d’une confusion avec l’un des premiers maçons et vénérables français, Thomas Pierre Lebreton.
49Et l’appel de Ramsay n’a été pas entendu par la haute noblesse maçonnique, qui ne fait rien pour encourager la publication de l’ouvrage. Quant à la place des maçons dans l’équipe des encyclopédistes, elle est infiniment modeste : à peine 11, en comptant large, sur 128.
Quand même un des grands textes fondateurs de la franc-maçonnerie.
50Jamais prononcé par son auteur – du moins dans sa version « officielle » –, à l’origine d’une répression anti-maçonnique, et ayant contribué à forger le mythe de l’influence maçonnique sur le projet encyclopédique de Diderot, le discours du chevalier de Ramsay est donc un texte paradoxal. Mais c’est pourtant l’un des grands textes fondateurs de la maçonnerie :
- de la maçonnerie française, à n’en pas douter, puisqu’il en constitue la première profession de foi et qu’il en affirme les ambitions face à la maçonnerie britannique (de ce point de vue, la rupture de 1877, avec la fin de l’invocation obligatoire du GADLU au G∴O∴D∴F∴, peut en apparaître comme la suite logique) ;
- mais aussi de la maçonnerie mondiale, par le rôle qu’il va jouer dans le développement des hauts grades et de ce fait, indirectement, dans la naissance du Rite Ecossais Ancien et Accepté.
52Un discours de fondation, donc, à lire et relire, en ces temps où le retour à ses fondamentaux peut aider la franc-maçonnerie à mieux comprendre son rôle et sa nécessité face aux immenses et terrifiants défis du XXIe siècle.
Notes
-
[1]
Charles Porset, Encyclopédie de la franc-maçonnerie, dir. Eric Saunier, La Pochothèque, Paris, 2000, p.18
-
[2]
Les partisans de la dynastie Stuart sont des stuartistes ou jacobites (du prénom du prétendant Jacques). Les partisans de la dynastie adverse et triomphante sont des hanovriens.
-
[3]
Ou Cartou. Cf. André Kervella, Quand de belles aristocrates protégeaient notre Ordre, La Chaine d’Union, n° 40, p. 78 à 86 [Note de La Chaine d’Union].
-
[4]
Pierre Mollier, La chevalerie maçonnique, Dervy, 2008.