Couverture de CDU_048

Article de revue

Brève rencontre avec un inconnu célèbre

Pages 18 à 29

Notes

  • [1]
    Voir : Ramsay, Discours prononcé à la réception des francs-maçons, éd. G. Lamoine. Toulouse, SNES, 1999, réimprimé 2007. Cette édition donne les textes imprimés et manuscrits connus jusqu’à cette date. Depuis, d’autres manuscrits ont été édités dans les Cahiers d’Occitanie (Toulouse), 2008, n° 48 et 49.
  • [2]
    Texte original : Verisimile, non vero, Milano, Francoangeli, 2001 (Paris, H. Champion, 2008, 530 p.). De son côté, André Kervella donnera, dans le courant de l’année, un important ouvrage biographique et critique sur Ramsay. Quelques lettres inédites de Ramsay (éd. G. Lamoine) ont été publiées dans Renaissance Traditionnelle, n° 149, janvier 2007, pp. 15-41.
  • [3]
    Les Voyages de Cyrus, ou la nouvelle Cyropédie, éd. critique G. Lamoine. Paris, Champion, 2002.
  • [4]
    Trad., introd. et notes par G. Lamoine. Paris, Champion, 2002.
  • [5]
    Lettres de M. de Caumont (vol. n° 6), éd. H. Duranton, B. Yon & J. Marcillet-Jaubert, Univ. de Saint-Etienne, 1979. Voir p. 78, le 5 juillet, p. 93, et le 9 septembre 1735.
  • [6]
    Selon le sens donné dans des citations allant des Pensées de Pascal à d’Alembert, dans le Littré.
  • [7]
    Edition des deux versions de 1719 et 1721 à paraître en 2009 (G. Lamoine éd., Paris, Champion)
  • [8]
    Dans l’édition citée, aux pages 177-218.
  • [9]
    Ma traduction. MS Carte n° 226, fol. 398, Bodleian Library, Oxford. Également cité par Chevallier, Les ducs sous l’acacia (Paris, Vrin, 1952, pp. 152-53.)

Ramsay serait ignoré des francs-maçons s’il n’avait écrit pour eux un discours qui fera l’objet d’une censure par le cardinal Fleury, ministre d’Etat de Louis XV. Il y reliait la franc-maçonnerie à la chevalerie et au temps des croisades et lui assignait un rôle culturel international. D’où son influence sur l’esprit de la franc-maçonnerie française et peut-être celui des ‘hauts grades’.

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Illustration Jean-Pie Robillot

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Illustration Jean-Pie Robillot

2L’historien, profane ou adepte, qui s’intéresse aux origines de la franc-maçonnerie rencontre nécessairement le nom des personnages qui, d’une manière ou d’une autre, ont marqué leur temps : William Schaw pour l’Écosse à la fin de la Renaissance, Anderson, Desaguliers, Dermott pour l’Angleterre du dix-huitième siècle. Pour la France, le nom le plus connu est celui du chevalier Andrew Michael de Ramsay, à cause de son Discours de reception des free-macons, dont on parle souvent, mais qu’on lit peu ou pas du tout. [1]

3La paternité des ‘hauts grades’ écossais, apparus vers 1740/45, lui a été attribuée, mais aujourd’hui l’étude historique, mieux documentée, de la maçonnerie en Europe permet de mieux cerner cette question. En tous cas, son texte est l’un des tout premiers documents de l’histoire maçonnique française. De manière plus générale, Ramsay est ignoré du grand public, et n’est connu que des spécialistes de l’histoire de la période.

4Le chevalier Ramsay est un personnage mal connu, probablement parce qu’on ne voyait en lui qu’un personnage à la gloire littéraire passée ; les érudits et chercheurs ont négligé les autres aspects de sa personnalité. Deux biographies principales lui ont été consacrées : celle d’Albert Chérel, Un aventurier religieux. A. M. Ramsay (Paris, Perrin, 1926), et celle rédigée en anglais par G. Henderson, Chevalier Ramsay (Londres, Nelson, 1952).

Ramsay a fait l’objet de seulement deux biographies : l’une en français en 1926, l’autre en anglais en 1952. Plus un ouvrage philosophique et politique en italien (2001). Mais les archives n’ont pas encore tout dit.

5L’ouvrage de Chérel a l’avantage d’être le travail d’un bon connaisseur de la période et de la personnalité et de l’œuvre de Fénelon ; celui d’Henderson s’appuie davantage sur des documents anglais, malheureusement ce critique n’a pas exploité la masse de documents existants se rapportant à Ramsay. Henderson laissait en effet entendre qu’il existe encore beaucoup de matériau inconnu ou non utilisé dans les papiers privés de quelques familles du Royaume-Uni, et dans les archives nationales britanniques.

6Un troisième ouvrage, récent, en langue italienne, de Mme Maria Luisa Baldi, vient d’être traduit en français sous le titre Philosophie et politique chez Andrew Michael Ramsay.[2] Il apporte de nombreux compléments sur bien des aspects de sa vie et de sa pensée.

7Faisons plus ample connaissance avec ce personnage à cheval sur la fin du dix-septième et la première moitié du dix-huitième siècle. Par sa formation, il appartient à la fin de l’époque classique, son œuvre littéraire date de la fin de la Régence et du début du règne personnel de Louis XV.

8Il y a contraste en France entre la fin du règne du Roi-Soleil, les défaites militaires de la guerre de succession d’Espagne, et l’aimable libertinage de la Régence. En Angleterre, un peu plus tôt, la Glorieuse Révolution se fait sans effusion de sang, le régime politique change, c’est le triomphe du protestantisme sur le catholicisme, mais en même temps le déisme prend de l’importance. Il n’est donc pas surprenant que le personnage de Ramsay ait plusieurs facettes.

Le personnage de Ramsay a plusieurs aspects : politique, religieux, littéraire et maçonnique.

9Ramsay naît le 9 juin 1685 dans la petite ville côtière d’Ayr, à l’ouest des Basses-Terres d’Écosse, d’un père boulanger, descendant de la branche cadette d’une illustre famille, et d’une mère aux ascendances également nobles. Le père est calviniste, mais la mère est membre de l’église épiscopalienne, c’est-à-dire anglicane en version écossaise. La tradition rapporte qu’elle instilla à son fils la détestation de la notion calviniste de prédestination.

10Ramsay entame ses études à la Grammar School (équivalent du lycée) d’Ayr, il suit les cours de l’université de Glasgow puis de celle d’Edimbourg tout au début du dix-huitième siècle. Il était probablement destiné au ministère ecclésiastique, mais son refus de la prédestination n’était sans doute pas une attitude compatible avec l’exercice du ministère en Écosse, à dominante calviniste. Il quitta l’université sans obtenir de diplôme, sans qu’on en sache la raison.

11Il va connaître une période d’errance religieuse (voir le titre de l’ouvrage de Chérel), probablement insatisfait de ce qu’il entend prêcher et de ce qu’il lit ou de ce qui se discute à l’université. En outre, c’est une période de guerre écrite entre les « sectes » et groupes religieux : tenants anglicans de l’orthodoxie anglicane (voir Jonathan Swift et son combat contre les « enthousiastes » fanatiques qui prêchent constamment, dans son livre Le Conte du Tonneau, 1704), la tendance latitudinaire, les penseurs qualifiés de ‘déistes’ : John Toland et Christianity not Mysterious (1696), John Locke, Reasonableness of Christianity (1695) ou ceux influencés par cette tendance, comme le comte de Shaftesbury, pour ne citer que les principaux. Il ne faut pas oublier que la Révolution de 1689 a garanti la liberté de culte pour tous les protestants en Angleterre. Ramsay va donc chercher sa voie.

12La première (et principale) occupation du jeune Ramsay fut d’être précepteur d’enfants nobles, en Écosse pour commencer. Il découvre le mysticisme de chrétiens s’intéressant au quiétisme, selon les pratiques venues de France, du groupe de Mme Bourignon. Il vient à Londres, il apprend le français, puis quitte l’Angleterre pour la Hollande, où il rencontre le célèbre Pierre Poiret en 1710. Il suit un temps les cours de science de Boerhave. Il admire alors Fénelon, le quiétisme et Mme Guyon, autre dame professant cette attitude spirituelle. Il se rend à Cambrai chez Fénelon, passe plusieurs mois chez lui, et se convertit au catholicisme qu’il ne quittera plus.

Ayant donné des preuves d’attachement au Prétendant Stuart, il reçoit un brevet de noblesse. Quelques jours auparavant il avait été décoré de l’Ordre de Saint Lazare en France

13Entre 1714 et 1716, Ramsay est le secrétaire de Mme Guyon à Blois, et il se trouve impliqué dans la « querelle du pur amour », autre attitude spirituelle, jusqu’à la mort de cette personne. Il redevient ensuite précepteur chez le comte de Sassenage, et il est en contact avec les milieux jacobites de Paris, de Saint-Germain en Laye et d’Angleterre. Au Prétendant il a donné des preuves irréfutables d’attachement. L’année 1723 lui est faste : il est nommé chevalier de l’Ordre de Saint-Lazare, ce qui devait lui permettre de toucher une pension adossée à un établissement religieux, car il n’a guère de ressources. Le Prétendant lui a également délivré un brevet de noblesse, avec l’aide de grands seigneurs jacobites écossais.

14C’est encore l’époque où il fréquente les milieux intellectuels parisiens, comme le Club de l’Entresol, où l’on discute de philosophie et de politique ; mais les discussions de politique déplaisent au pouvoir, et plus tard le Club sera fermé. Ramsay est invité à se rendre à Rome, auprès du Prétendant, en janvier 1724, pour être l’un des précepteurs du jeune Charles-Édouard, le futur Jeune Prétendant ; mais les querelles mesquines, les jalousies, décident rapidement de son retour en France. Il revient à Paris, où il reprend son activité pédagogique, et il demeure pendant trois ans l’invité du duc de Sully (1725-1728).

15Considérant qu’il n’a rien à espérer en France pour améliorer sa situation financière, il part pour la Grande-Bretagne, séjourne en Écosse en 1728, revient à Londres, y séjourne un an. On lui offre, paraît-il, de devenir le précepteur d’un enfant royal, mais ce poste prestigieux l’aurait obligé à renoncer au catholicisme pour l’anglicanisme, et en cela il suivit l’exemple de son roi en exil. Il fut reçu maçon en 1729 à la loge se réunissant à l’enseigne du Cor (The Horn).

16De retour en France, il redevient précepteur, dans la famille de Turenne, cette fois. En 1735 il épouse Mary Nairne, fille d’un gentilhomme écossais au service des Stuart à Saint-Germain. Deux enfants naissent de cette union, mais seule sa fille survit. Ramsay finit sa vie à Saint-Germain le 6 mai 1743, il y fut inhumé et son certificat de décès fut signé par deux grands seigneurs écossais, grands maîtres de surcroît…

Ramsay resta quelque temps connu en littérature pour l’édition des œuvres de Fénelon et sa biographie, un cours de pédagogie romanesque et pratique et un gros ouvrage posthume.

17Abordons maintenant sa carrière littéraire. Nous disions au début de cette étude qu’il n’est connu que des historiens de la première moitié du dix-huitième siècle, pour ses écrits. Ramsay fut en effet une sorte de touche-à-tout, suivant les habitudes de l’époque : biographe, polémiste en politique et religion, romancier pédagogue, épistolier.

18À son époque, un homme instruit, un « honnête homme », avait un bagage de littérature classique, de philosophie antique et moderne, et chrétienne, et pouvait se permettre de s’intéresser à presque tous les sujets, y compris aux disciplines qu’aujourd’hui nous nommerions scientifiques. Il n’est que de se remémorer les anciens rituels et leur intérêt pour les « sept arts libéraux. »

19Après 1725 ou vers cette date, le monde cultivé découvre les résultats des travaux de Newton et en tire les conclusions philosophiques qui semblent s’imposer, sur les lois de la création, sa perfection et son aspect immuable.

20Ramsay est connu en littérature surtout pour les éditions des œuvres de Fénelon et sa biographie, un cours de pédagogie romanesque et pratique (La nouvelle Cyropédie ou les Voyages de Cyrus) et un gros ouvrage posthume : les Principes philosophiques de la religion naturelle et révélés selon le mode géométrique…

21La bibliographie exhaustive des œuvres de Ramsay figure dans l’ouvrage de Mme Baldi. Nous retiendrons essentiellement son travail d’éditeur des œuvres de Fénelon, sa biographie de l’archevêque de Cambrai (1724), puis celle du maréchal de Turenne (1735) ; d’autre part son roman ou son cours de pédagogie romanesque et pratique destiné à un jeune prince devant régner, La nouvelle Cyropédie ou les Voyages de Cyrus, (1727, qui lui valut aussitôt d’être connu comme « l’auteur de Cyrus. [3] » Nous traiterons à part le Discours, et ses pamphlets politiques. Son dernier ouvrage important, les Philosophical Principles… fut posthume. Ramsay avait apparemment rêvé, dès sa jeunesse, d’un ouvrage magistral, mais ce rêve ne fut pas concrétisé. Il laissa ce qui fut publié sous le titre, traduit, des Principes philosophiques… [4]

22La biographie de Fénelon est le résultat naturel de l’admiration et de l’amitié que Ramsay vouait au défunt archevêque de Cambrai. L’Histoire du Vicomte de Turenne est davantage le fruit de la reconnaissance envers, certes, un grand homme, mais aussi et surtout envers la famille qui, pendant quelques années, permit à Ramsay de vivre sans trop de soucis financiers. La Correspondance littéraire du Président Bouhier livre des commentaires positifs sur la Vie de Turenne : l’ouvrage n’était pas déplaisant… [5]

23Sans nous attarder sur ces deux textes, somme tout peu représentatifs en terme de créativité, abordons les deux thèmes essentiels de la réflexion de Ramsay, la philosophie et la religion ; mais, chez lui comme chez ses contemporains, ils ne sont pas toujours aisément séparables.

Touché par la toumente révolutionnaire anglaise (un roi décapité en 1649, puis la Glorious Revolution de 1688, enfin un changement de dynastie), Ramsay ne laisse qu’une œuvre politique mineure.

24Á cette époque, la politique est encore considérée par certains comme une branche de la morale, donc, au sens large, de la philosophie. [6] En fait, Ramsay s’intéresse à la politique par suite naturelle des événements révolutionnaires du dix-septième siècle en Angleterre : en 1649, le roi Charles Ier Stuart est décapité à la suite de la guerre civile, la royauté est abolie, l’Église anglicane n’est plus religion d’État.

25La Restauration de son fils Charles II en 1660 ne règle pas tous les problèmes, et elle pose la question de la continuité dynastique. Charles II n’a pas d’enfant légitime, et son frère cadet, le duc d’York, futur Jacques II, est ouvertement catholique, ce qui effraie une nation protestante. Le court règne de Jacques II (1685-1689) amène la Glorieuse Révolution pacifique, qui fait venir au trône Guillaume d’Orange, gendre de Jacques II.

26Dès lors, les partisans de la dynastie Stuart, les Jacobites, n’auront de cesse de tenter de remettre sur le trône celui qu’ils considèrent comme le roi légitime, et ce jusqu’en 1746. Mais tous les Jacobites ne sont pas catholiques, ce qui ne simplifie pas la perception historique de la situation. Ramsay, Écossais d’origine, donc attaché à la Maison des Stuart, est catholique convaincu à partir de 1715. Sa Lettre à un Milord anglais… de 1715 est une première tentative pour plaider la cause du Prétendant auprès de l’opinion publique anglaise, puis française.

27Ce roi exilé ne renie pas sa religion en échange des couronnes de Grande-Bretagne et d’Irlande, et Ramsay suivra son exemple en 1729 à Londres. C’est un prince idéal. En 1719, Ramsay publie un Essay de politique… sur la souveraineté…[7], dans lequel il pose plusieurs principes : toutes les lois viennent de Dieu à partir de la loi naturelle. Les rois sont les oints du Seigneur, il faut leur obéir, respecter leur souveraineté, on ne peut ni désobéir à un roi, ni le juger ni le déposer. Un roi ne rend de comptes qu’à Dieu, juge souverain.

28Ce que Ramsay entend par « absolu » ne signifie pas tyrannie sans borne ni limite : « souverain » est synonyme d’ultime, au-dessus duquel il n’y a d’autre personne que Dieu. Le souverain doit respecter les lois divines et humaines, dans un cadre défini. On retrouve là les thèmes chers aux publicistes qui sont partisans, dans plusieurs royaumes d’Europe et depuis plusieurs siècles, de l’autorité absolue des rois. Les références abondent : en France, Jean Bodin et ses Six Livres de la République (1576) ; en Angleterre, le roi Jacques Ier en tête, puis Sir Robert Filmer avec Patriarcha, or the Power of Kings (vers 1630, réimprimé en 1680).

Pour Ramsay, tout procède de Dieu, y compris la nature de la royauté et de la souveraineté. La responsabilité du déclin provient de l’accès du peuple au pouvoir législatif.

29Évidemment, Ramsay connaît les arguments de ses adversaires, comme les républicains de l’époque de Cromwell, et jusqu’aux deux Traités du Gouvernement de John Locke (1690). Une deuxième édition du texte de Ramsay en 1721, au titre modifié par l’adjectif qualificatif « philosophique », peut-être pour adoucir le propos ou lui donner une assise plus rationnelle et plus convaincante, reprend les mêmes thèmes et les mêmes buts. L’organisation interne des arguments a été modifiée.

30Cette seconde édition, remaniée et augmentée, n’ajoute pas grand-chose au but défini : persuader l’opinion publique britannique qu’on doit obéir à son roi légitime (également à celui qui n’est pas légitime !), et surtout revenir à la monarchie héréditaire. La politique rejoint la religion dans la mesure où, pour Ramsay, tout procède de Dieu, y compris la nature de la royauté et de la souveraineté.

31Comme dans la première version, les comparaisons historiques entre le gouvernement de la Rome antique sous la république et l’autorité royale en Angleterre montrent que la responsabilité du déclin provient de l’accès du peuple au pouvoir législatif. La souveraineté est une et indivisible : elle ne se partage pas, elle ne doit pas se partager.

32Ramsay écrit d’abord à l’intention de ses compatriotes écossais et anglais, des Jacobites, et peut-être des dirigeants français pour tenter d’infléchir l’attitude du Régent, puisqu’il écrit en français, langue européenne et diplomatique du siècle. Ces deux éditions suivent de près des tentatives de soulèvement, de 1715 et suivantes. Des lettres de Ramsay au Prétendant indiquent clairement l’intention de l’auteur : soutenir la cause légitime du fils du roi exilé. Apparemment, ces deux textes n’eurent guère de succès car les gazettes du temps ne semblent pas en avoir rendu compte, et l’absence de réimpression ou d’édition est un élément significatif d’échec ou de manque d’intérêt, ou encore d’opportunité.

Ramsay connut enfin la gloire en publiant Les voyages de Cyrus. Reprenant le thème antique des voyages initiatiques, il y développe des leçons de pédagogie à l’usage d’un jeune prince, futur roi.

33Lorsqu’en 1727 Ramsay publie Les voyages de Cyrus, le succès est immédiat. Son auteur revient à la politique, en suivant l’exemple de son illustre prédécesseur, Fénelon, auteur du Télémaque. Tirant le parti qu’il peut de la biographie plus que succincte de Cyrus par Xénophon, surtout axée sur la gloire de son règne, Ramsay exploite l’absence de précisions sur la jeunesse de cet antique monarque, qu’il n’a pas choisi au hasard. Cyrus est en effet le personnage historique à qui la Bible assigne l’honneur d’avoir permis au peuple hébreu de revenir à Jérusalem après la captivité à Babylone, en signant le célèbre édit qui porte son nom.

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34Ramsay reprend le thème antique des voyages initiatiques, ceux du jeune Cyrus sur les bords de la Méditerranée et au Moyen-Orient. Cyrus va de pays en royaume, comme Télémaque à la recherche de son père, mais en visiteur qui s’informe de tout : histoire, commerce, société, religion, politique. Il fait également l’expérience des diverses formes de gouvernement et de condition sociale : il est reçu en prince, et il est tenu en esclavage. Il est courageux au combat et magnanime dans la victoire. Il est accompagné d’un personnage incarnant la sagesse, comme le mentor de Télémaque. Bien qu’en milieu païen parce qu’antique, Cyrus apprendra, en fin de voyage, par le truchement du prophète Daniel, qu’il n’est qu’un seul vrai Dieu, annonçant ainsi la venue du christianisme.

Dans La nouvelle Cyropédie, l’influence de Fénelon est évidente, mais aussi celle des leçons plus pratiques apprises à Rome en 1724, lorsque Ramsay était précepteur de Charles Édouard Stuart.

35Les aventures de Cyrus sont autant de chapitres de pédagogie à l’usage d’un jeune prince, sur l’apprentissage des vertus nécessaires à un futur roi régnant, au contact des grands dirigeants du monde antique, au prix de quelques décalages chronologiques. L’influence de Fénelon est évidente, même si la base est le rappel lointain de l’Odyssée, mais peut-être trouvera-t-on aussi celles des leçons plus pratiques apprises douloureusement à la cour de Rome en 1724, au milieu des intrigues et des jalousies mesquines de l’entourage du Prétendant.

36L’auteur utilise tous les ressorts connus de la fiction : personnages en opposition, vertueux et vicieux, le bon et le mauvais courtisan, sages modérés ou individus ambitieux, fidèles ou capables de noire trahison, pacifiques ou inutilement belliqueux, pieux ou impies. Cyrus apprend aussi à punir et à pardonner selon les cas, sans faiblesse et avec mansuétude. L’amour joue son rôle romanesque habituel, au milieu des théories des divers philosophes, ainsi que la mort : c’est le couple Eros/Thanatos.

37Pour Ramsay, il est évident que toutes les qualités et les vertus d’un bon prince régnant sont celles qui viennent immédiatement du respect de la religion et de l’application des préceptes ou commandements, tant à soi qu’à autrui. Le récit à forme romanesque est suivi d’une longue dissertation donnée en annexe, qui occupe trente pages : le Discours sur la mythologie des Anciens.[8] Ramsay veut montrer que tous les peuples, partout, ont eu l’idée d’une « divinité suprême, distincte et séparée de la matière. » Ensuite, ces mêmes peuples ont eu, comme dans la religion révélée, la notion des trois états du monde : séparation du bien et du mal, mélange du bien et du mal, et destruction définitive du mal.

38Tout ceci se retrouve sous une forme ou sous une autre, dans le christianisme. Le début de cette dissertation est une attaque contre la pensée de Spinoza sur les rapports de Dieu et de la nature. Le succès précédemment évoqué fut réel, puisqu’une seconde édition vint en 1728, suivie d’une troisième à Londres, en français et en anglais. Ramsay fut alors connu comme « l’auteur de Cyrus ».

Et enfin, en 1736, un texte en deux versions qui assurera sa renommée jusqu’à nos jours, mais seulement auprès des francs-maçons.

39Théoriquement daté du 26 décembre 1736, le texte du fameux discours connut deux versions offrant des variantes assez importantes.

40La première version, dite d’Épernay à cause du manuscrit conservé et transcrit à la Bibliothèque municipale de cette ville, était destinée à usage interne, c’est-à-dire à être prononcée en loge. D’abord, elle contient des ordres adressés aux Surveillants, ce qui n’aurait pas de sens dans le monde maçonnique hors d’une loge.

41L’étude détaillée des différences entre les versions connues a été faite en 1999 et nous n’y reviendrons pas. Mais, parmi les éléments marquants, il faut noter les allusions à la vieille tradition de la maçonnerie noachique, le refus de la confusion entre l’histoire de l’architecture et l’histoire mythique de la Maçonnerie de 1717/1723, la croyance en l’existence du livre de Salomon, et surtout l’assimilation des Croisés et des Maçons, le rôle des îles Britanniques comme conservatoire de la Maçonnerie.

42La seconde version, celle qui devait être diffusée auprès de l’aristocratie du royaume mais qui fut censurée, avait un but différent : faire connaître l’idéal élevé de l’Art Royal selon Ramsay : présence de la philanthropie, vision du monde comme une vaste république – notion déjà ancienne, et reprise par Fénelon – dont tous les homme sont citoyens, l’affirmation précise de l’origine de la Maçonnerie (« nos ancêtres les Croisés »), souhait de la création d’un peuple nouveau cultivant la vertu et la science.

43L’insistance sur l’inutilité de la guerre, la nécessité de s’intéresser aux arts libéraux et à l’esthétique, le souhait de voir se composer une Encyclopédie, traduisent à la fois l’idéal de l’époque des Lumières et celui de la Maçonnerie. Cette version est nettement plus longue, et veut s’adresser à un public lettré, capable d’apprécier les buts de la Société. Il faut retenir les termes de la lettre écrite par Ramsay à l’Anglais Thomas Carte, antiquaire et jacobite, le 2 août 1737 :

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« J’étais l’orateur et j’avais de grands projets si le Card[inal Fleury] ne m’avait pas écrit pour me l’interdire. J’avais envoyé le discours fait pour la réception, à différents moments, de huit ducs et pairs et de deux cents officiers du premier rang et de la plus haute noblesse, à sa noble altesse Sa Grâce le duc d’Ormond… Si le Car. avait tardé un mois de plus, je devais avoir l’honneur de haranguer le roi de France en tant que chef de la confraternité et d’avoir initié sa Majesté à nos mystères sacrés.  [9] »

45Ce Discours… est appelé par Pierre Chevalier « l’héritage laissé à l’Ordre » (p. 153). C’est en effet le premier texte français important de l’histoire de l’Art Royal en France. Fleury en désapprouva le contenu. Un an plus tard, une bulle pontificale interdit la franc-maçonnerie, et même si elle ne fut jamais appliquée, Ramsay ne donna plus de signe d’activité maçonnique, ou du moins nous n’en avons pas encore connaissance. D’ailleurs, le texte apparemment dicté par Ramsay à sa femme sur son lit de mort ne parle pas du tout de l’Institution. Mais on pourra noter que l’allusion aux Croisés renvoie également à l’histoire du début de la chevalerie, tempéré par l’intervention de l’Église.

Privé de franc-maçonnerie par le pouvoir royal, Ramsay se voua au projet de sa vie : les Principes philosophiques de la religion naturelle et révélée démontrés selon le mode géométrique, dont il ne verra pas l’édition.

46Ce dernier texte indique l’ambition de jeunesse de Ramsay d’écrire une histoire de la pensée humaine : projet ambitieux pour un jeune homme, mais qui ne fut jamais réalisé en tant que tel. Ramsay laissa cependant un volumineux ouvrage en langue anglaise, édité à titre posthume par deux de ses amis en Écosse, puis à Londres, successivement en 1749 et en 1751.

47Traduit en français, il a pour titre Principes philosophiques de la religion naturelle et révélée démontrés selon le mode géométrique : cet intitulé renvoie directement à l’œuvre de Baruch Spinoza. Or Ramsay est en complète opposition à Spinoza sur le problème de Dieu et de ses rapports avec la nature, et cet ouvrage posthume reprend des critiques déjà esquissées dans les Voyages de Cyrus contre le philosophe hollandais. La querelle de théologiens est trop complexe pour être démêlée ici.

48Les Principes philosophiques… sont un ouvrage en deux parties : la première est consacrée à la réfutation des arguments de Spinoza et en même temps de ceux de la scolastique. La lecture en est parfois ardue, tant par la méthode choisie que par l’argumentation. La seconde est plus novatrice.

49Reprenant l’idée présente dans la Dissertation… en annexe à Cyrus, Ramsay y développe et démontre l’argument qu’en tous temps et en tous lieux l’humanité a perçu l’existence d’une divinité suprême, et d’une entité de nature divine, intermédiaire entre Créateur et création. Aussi a-t-il utilisé toutes les sources connues pour tenter l’identification des divinités païennes à cet intermédiaire céleste ; pour ce faire, il a pillé les panthéons des Antiquités classiques et égyptiennes, les mythologies asiatiques et américaines découvertes depuis la Renaissance et surtout au dix-septième siècle par les missionnaires en Asie.

50Il en est venu à la conclusion (attendue) que les peuples qui n’ont pas connu la Révélation ont eu la prescience de l’existence du Messie. L’œuvre est donc une apologie du christianisme, sans condamner les païens ignorants de la Vérité, ce qui témoigne d’une certaine forme de tolérance, même envers le passé. Un aspect particulier de ce texte est l’intérêt que Ramsay portait à la pensée du théologien Origène : ce dernier voyait une contradiction entre la bonté du Créateur et l’éternité de la punition des réprouvés, et il pensait que les châtiments ne peuvent être éternels. L’ouvrage est probablement resté inachevé, quoique déjà volumineux.

C’est sans doute depuis Ramsay que la notion de chevalerie reste attachée aux ‘hauts grades’, même s’il est peu probable qu’il ait connu le développement des premiers grades écossais et qu’il y ait participé.

51Que reste-t-il aujourd’hui de Ramsay et de son œuvre ? Ce qu’il a écrit concernant Fénelon fut plusieurs fois réimprimé au cours du dix-huitième siècle, de même que la Vie de Turenne. Les Voyages de Cyrus connurent un succès de librairie durable, mais la dernière édition française identifiable fut celle de Philipon de la Madelaine en 1826 : c’est dire que, depuis le milieu du dix-neuvième siècle, cet ouvrage est quelque peu oublié ; nous avons signalé que les Principes philosophiques… n’avaient jamais été traduits, et que la dernière édition des Entretiens de Fénelon et de M. de Ramsai sur la vérité de la religion, ouvrage également peu connu, date de 1864. Donc, dans l’ensemble, Ramsay est un auteur oublié, sauf des francs-maçons.

52C’est peut-être à son imagination que la notion de chevalerie reste attachée aux hauts grades de certains rites, à sa vision de la Maçonnerie liée aux Croisades. Il est peu probable que de son vivant, il ait connu le développement des premiers grades écossais, et surtout, qu’il y ait participé. Mais leur développement ultérieur fut en partie inspiré par la nostalgie du Moyen Âge que l’on peut déceler dans le Discours… et dans les travaux des antiquaires. Quoi qu’il en fût, Ramsay a donné à la franc-maçonnerie française ses lettres de noblesse littéraires et historiques.

Notes

  • [1]
    Voir : Ramsay, Discours prononcé à la réception des francs-maçons, éd. G. Lamoine. Toulouse, SNES, 1999, réimprimé 2007. Cette édition donne les textes imprimés et manuscrits connus jusqu’à cette date. Depuis, d’autres manuscrits ont été édités dans les Cahiers d’Occitanie (Toulouse), 2008, n° 48 et 49.
  • [2]
    Texte original : Verisimile, non vero, Milano, Francoangeli, 2001 (Paris, H. Champion, 2008, 530 p.). De son côté, André Kervella donnera, dans le courant de l’année, un important ouvrage biographique et critique sur Ramsay. Quelques lettres inédites de Ramsay (éd. G. Lamoine) ont été publiées dans Renaissance Traditionnelle, n° 149, janvier 2007, pp. 15-41.
  • [3]
    Les Voyages de Cyrus, ou la nouvelle Cyropédie, éd. critique G. Lamoine. Paris, Champion, 2002.
  • [4]
    Trad., introd. et notes par G. Lamoine. Paris, Champion, 2002.
  • [5]
    Lettres de M. de Caumont (vol. n° 6), éd. H. Duranton, B. Yon & J. Marcillet-Jaubert, Univ. de Saint-Etienne, 1979. Voir p. 78, le 5 juillet, p. 93, et le 9 septembre 1735.
  • [6]
    Selon le sens donné dans des citations allant des Pensées de Pascal à d’Alembert, dans le Littré.
  • [7]
    Edition des deux versions de 1719 et 1721 à paraître en 2009 (G. Lamoine éd., Paris, Champion)
  • [8]
    Dans l’édition citée, aux pages 177-218.
  • [9]
    Ma traduction. MS Carte n° 226, fol. 398, Bodleian Library, Oxford. Également cité par Chevallier, Les ducs sous l’acacia (Paris, Vrin, 1952, pp. 152-53.)
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