La valeur ne peut inscrire des hiérarchies entre le bien et le mal, le laid et le beau, l’humain et l’inhumain, tant qu’elle ne s’est pas essayée au système de ses inversions. Pourquoi l’esprit ne se contente-t-il pas de déterminer solennellement le sens ultime de nos évaluations ? C’est qu’on ne sait pas où est l’esprit dans ses réflexions. Réfléchir c’est libérer de la fixité et imposer des déformations. Une valeur n’est pas une pensée tant qu’elle n’y a pas été soumise.
Illustration Jean-Pie Robillot
Illustration Jean-Pie Robillot
2L’heure est-elle vraiment aux valeurs ? Faut-il vraiment qu’il y ait un haut et un bas qui vaillent absolument, une gauche et une droite, le bien et le mal, le noir et le blanc? Pourquoi serait-il si important de faire entrer à toute force, dans des cadres préétablis, des événements qui nous traversent plus que nous ne les gouvernons, pourquoi serait-ce si nécessaire de nous gaver de certitudes pour rattraper un monde qui nous fuit, si urgent de nous fermer l’espace alors que déjà nous ne comprenons rien avec nos petites ouvertures ? Répondre à ces questions, c’est trancher le nœud gordien de l’intelligence. C’est pourquoi mon propos tente un grand renversement. J’en fais une condition de toute initiation.
3Invertir, inverser, renverser, tourner, retourner : ces mots sont des mots de la philosophie. On les trouve aux moments clés du discours de Hegel, mais déjà dans les grands mythes de Platon qui font tourner et retourner le monde sur son axe. On les trouve aussi chez Proust quand il parle de la société des « invertis » et la compare aux signes de reconnaissance des Francs-maçons. Mais tous les amants retournent leurs baisers selon les inversions du plaisir. Nous trouvons jusque chez Guénon, pourtant grand pourfendeur de la parodie et de la contre-initiation, l’idée que l’initiation n’est rien d’autre qu’une rotation autour d’un axe. Il en fait même le chiffre de sa lecture de Dante et de la Divine Comédie entière.
4Essayons donc de revenir à ces vocables maudits, qui valent particulièrement en français comme en allemand, et qui font de la pensée un point tournant, un point d’articulation, ou de retournement. Ce sont eux qui nous rapprochent de la puissance du concept philosophique, ils nous mettent devant les grandes forces d’appropriation de la réflexion. Avec eux, l’intelligence entre en métamorphose et se dégage des affirmations simples, des progressions linéaires, des démonstrations univoques. La force se joint à l’intelligence pour opérer des déplacements soudains, le contrepet vient défier l’axiome, le carnaval des grandes inversions devient le symbole des plus hauts du pouvoir de l’esprit.
5Et précisément, il est question de l’esprit dans l’histoire philosophique de l’inversion car le renversement que la philosophie fait subir à l’ordre naturel des pensées est un témoignage pour l’esprit. Attention, nous ne sommes pas des animaux qui vénèrent, nous sommes un pouvoir de renversement qui se libère. La valeur se brise sur l’inversion dès qu’elle subit la pénétration de l’esprit. La philosophie commence.
Pour qu’il y ait pensée, il faut que la valeur nous affecte, qu’elle se soit penchée sur nous et qu’elle ait cessé d’être un au-delà intangible. De fixe, il faut qu’elle apprenne le mouvement. De haute, il faut qu’elle rencontre ses bas-fonds. Qu’elle voie son envers
6Nous ne pouvons attester une vie spirituelle quelconque si nous ne sommes pas en mesure de nous exposer aux puissances du retournement. Or, comment retourner des valeurs sans les exposer à la dévaluation ? On peut répondre que penser c’est toujours naître et pour naître, il faut se retourner.
La Belle et la Bête, de Jean Cocteau (1945), d’après le conte de Mme Leprince de Beaumont, avec Jean Marais et Josette Day
La Belle et la Bête, de Jean Cocteau (1945), d’après le conte de Mme Leprince de Beaumont, avec Jean Marais et Josette Day
7Les valeurs ont beau nous gouverner, elles ne sont pas encore des pensées. Pour qu’il y ait une pensée, il faut que la valeur nous affecte, qu’elle se soit donc penchée sur nous et qu’elle ait cessé d’être un au-delà intangible. De fixe, il faut qu’elle apprenne le mouvement. De haute, il faut qu’elle rencontre ses bas-fonds. Il faut en somme que la valeur ait rencontré son envers. Pour avoir la chance de rencontrer une pensée, il faudrait ainsi cesser d’évaluer et trouver la force d’essayer le mouvement inverse. C’est dans cette capacité que la pensée éprouve sa puissance.
8La valeur ne vaut ainsi que si elle retourne la tendance à l’évaluation et vient, littéralement, se dévaluer auprès de nous. La valeur ne peut contenter d’inscrire des hiérarchies entre le bien et le mal, entre le laid et le beau, entre l’humain et l’inhumain, tant qu’elle ne s’est pas essayée au système de ses inversions. On peut trouver étonnant que l’esprit ne se contente pas de déterminer solennellement le sens ultime de nos évaluations. C’est qu’on ne sait pas où est l’esprit, non pas dans ses positions, mais dans ses réflexions. Or réfléchir c’est s’emparer assez d’une représentation pour pouvoir la libérer de sa fixité et lui imposer les déformations qu’exige tout le pouvoir de faire des essais. Aucune valeur n’est une pensée tant qu’elle n’a pas été soumise à cette possibilité.
9Platon passe pour avoir le premier sanctifié les valeurs en autorisant de tout son génie plastique le mythe d’un ciel intelligible où les idées de l’homme et de la cité rayonnaient dans la lumière inaltérable du soleil intelligible. Mais le même Platon ne s’écriait-il pas tout aussitôt, au nom de la force d’autoréflexion de sa dialectique, qu’il ne fallait pas laisser l’Être vrai, là, devant soi, immobile et sacré, comme figé dans sa stupidité, mais qu’il fallait qu’il accepte l’Autre, le mouvement, le non-être dans sa communauté. Et l’alchimie, à sa suite, a frappé une « table d’émeraude » pour nous dire que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Quant à Dante, il est descendu jusqu’aux antipodes pour retrouver le soleil du matin et, de son côté, Faust n’a surmonté le dégoût de ses livres qu’en jouant avec l’esprit du Malin « qui toujours nie ». Mais là, les contrepèteries de Rabelais l’avaient déjà précédé.
La Table d’Emeraude d’Hermès
La Table d’Emeraude d’Hermès
10La pensée ne nous sera pas donnée de face, voilà le mot de l’énigme. Nous devons admettre qu’il faut penser dans le dos de la conscience. Cela ne veut pas dire que la conscience ne joue aucun rôle dans la pensée, mais la conscience doit pouvoir se décentrer pour saisir la propre loi de son développement. La conscience ne devient une idée que si elle a fait le tour de ses représentations, que si elle a fait résonner les antipodes de toutes assertions, que si elle a voyagé au rebours de ses mouvements naturels pour enfin s’essayer au grand retour.
Nous sommes plus forts que nous le croyons. Cette force de l’intelligence est son idéalisme. Mais l’idéalisme ne consiste pas à se tenir immobile dans le monde des valeurs. Un idéalisme conscient de soi est un pouvoir de transformation
11Ces images de cercle, de rotation, de rebours s’attaquent certes aux apparences, mais ébranlent jusqu’aux fondements les plus assurés. De telles audaces sont constitutives de la philosophie et se retrouvent dans son doute systématique, dans son athéisme méthodologique, dans ses paradoxes opératoires. Ce sont elles qui confèrent cet aspect d’écriture musicale savante aux phrases des philosophes qui, au gré des moments de leurs analyses, renversent les termes de leurs assertions, placent le sujet là où se tenait le prédicat, tandis que le prédicat vient lui-même occuper la place du sujet. Ce grand jeu agace les esprits rassis, mais il est plus qu’un pouvoir de la langue, il est une école de transformation de soi. Il est la vie saisonnière de l’esprit qui n’existe que comme un tout qui rassemble ses soleils, ses zodiaques, ses équinoxes et ses solstices. Les lois du ciel sont ici un exemple d’intégralité et de fécondité dont se nourrit l’esprit dès lors qu’il s’est mis en mouvement.
12Bien sûr, le Tarot de notre âme inquiète ne se réduit pas à la seule figure du Pendu, mais nul ermite ne peut rester pape ou empereur sans tourner autour de l’axe de son étranglement. Sinon, il n’est qu’un bateleur et son étoile le conduira à la mort ou dans les chaînes du diable. Le feu du ciel précipite notre royaume d’immaturité au bas de la tour abolie, les plus étranges dédoublements accompagnent le mat entre femme et loup, entre nudité et fontaine, entre étoile et enfer. La roue de la fortune est notre charriot, le jugement notre soleil et le soleil notre force.
13La pensée ne laisse pas son objet intact et le renversement n’est que le début de son emprise. Est renversé ce qui a été conçu. La camera obscura de l’intelligence ne saurait se représenter le monde qu’en opérant un renversement du premier renversement optique, rendant les objets deux fois distants et deux fois construits. C’est une légende que notre esprit laisserait son objet intact. Nous sommes plus forts que nous le croyons. Cette force de l’intelligence est son idéalisme.
14Mais l’idéalisme ne consiste pas à se tenir immobile dans le monde des valeurs. Un idéalisme conscient de soi est un pouvoir de transformation qui commence par renverser les rapports naturels de ses objets pour les placer dans la dimension de l’esprit. Dans leur immobilité d’objets présupposés, ils n’étaient qu’abstraits. Soumis à la loi des renversements et à sa force spéculative, ils accèdent à leur concrétude et se libèrent de leur immédiateté. On ne confondra pas ces jeux de miroir avec la grossière entreprise de « remettre la dialectique sur ses pieds », une dialectique supposée marcher sur la tête quand elle se contente de penser. Ce mot d’ordre marxiste est à coup sûr une confession de matérialisme, moins sûrement un témoignage en faveur de la liberté.
Renverser, c’est exercer une négation. Renverser pour penser, c’est éprouver la force de la négativité. Nul ne s’inverse sans s’opposer à soi-même. Inverser, c’est nier et renverser, c’est nier cette négation. Tel est le message d’une philosophie qui a décidé de prendre la pensée au sérieux
15Chez Hegel en revanche, si le sens commun est spontanément « valorisant », la pensée vraiment pensante s’empare de son objet, retourne celui-ci et réveille dans ce mouvement toutes les médiations intérieures qui constituaient son essence. L’objet était une pensée et ne le savait pas ! C’est la tâche d’éveilleur de l’hégélianisme que de surmonter nos fixités valorisantes : elles nous éloignent de nous-mêmes et nous projettent dans un au-delà vide, alors que nous sommes appelés à nous approprier la substance spirituelle qui s’est accumulée en chaque représentation au cours de l’histoire. En orientant ainsi le cours millénaire de la philosophie, Hegel n’est d’ailleurs pas seul, il n’est que le terme d’un travail sur soi qui sait qu’il procède des sciences longtemps tenues secrètes plus que des pouvoirs profanes. C’est un fils d’Eleusis qui chante ici la plénitude du savoir et enseigne quelles épreuves l’esprit a traversées pour parvenir à cet absolu de soi-même.
16Cette libération des êtres naturels a pourtant un prix. Selon ce système, tout objet qui se renverse se renverse en son contraire. La rotation des entités chez Hegel procède selon une stricte loi de contrariété que la conscience se représente aussitôt comme une contradiction car elle ne peut rencontrer l’opposition sans supposer qu’elle s’oppose à elle-même dans cet effort. Dans ces conditions, une entité qui se meut ne peut que se contredire et Hegel est devenu le grand interprète de la modernité en décelant une puissance infinie de nier qui est à l’œuvre dans cette contrainte qu’il suppose inséparable de la faculté d’inversion.
Fragment d’un grand relief d’Eleusis, environ 27 avant JC
Fragment d’un grand relief d’Eleusis, environ 27 avant JC
17Renverser, c’est donc exercer une négation. Renverser pour penser, c’est éprouver la force de la négativité. Nul ne s’inverse sans s’opposer à soi-même. Inverser, c’est nier et renverser, c’est nier cette négation. Tel est le message d’une philosophie qui a décidé de prendre la pensée au sérieux, mais qui soumet toute entrée dans l’esprit à une puissance guerrière qui ne se résoudra que par la victoire d’un terme sur l’autre. Un objet qui se meut ne rejoint pas sa fin sans explorer la somme des contradictions qu’il recèle. Il n’y a pas de dynamique du devenir qui ne provienne de l’exhaustion des oppositions entre l’être et le néant qui le possède dès l’origine. Ainsi la guerre est-elle universelle et c’est le secret du monde.
18Chaque chose est en guerre avec soi-même, entrer dans l’esprit ce n’est pas consentir à un simple jeu de l’amour avec lui-même, c’est entrer dans le drame intérieur à chaque entité et consentir à l’extermination qu’elle exige pour que, soudain, les oppositions deviennent fluides et accèdent à une forme de liberté intérieure. Toute la manifestation, histoire et nature, est en souffrance dans ce travail en quoi réside l’esprit et Hegel aura revisité chaque phase de ce grand retournement qu’on appelle l’occident, il en aura répété l’épreuve de sang et de torture intérieure, constituant la mémoire intégrale d’une épopée de part en part négative, et finalement affirmative dans la seule mesure où elle porte en elle la patience de cette négativité.
19Il est vrai que depuis ce temps, les philosophes se sont faits plus modestes. Quel étonnement dès lors s’ils ne comptent plus guère dans le décompte des efforts suprêmes de la civilisation? Quel étonnement surtout qu’après Hegel, la philosophie se soit vouée au champ des valeurs, qu’il s’agisse avec Nietzche de les « inverser », ou avec tous les philosophes du sujet, de les déifier sous le nom de Sens ? Mais, même inversées, les valeurs restent des valeurs et leur métamorphose oblative en Sens les sépare désormais définitivement des exigences d’une vie spirituelle digne de son concept.
N’y a-t-il pas place dans la méthode spéculative pour un autre amour de la pensée, une autre dynamique d’inversion accomplissante, une autre modalité de « circulation » autour du centre ? Une relecture critique des valeurs va jusque là, par-delà les malheurs présents
20Il demeure pourtant légitime de se demander si toutes les formes de renversement ont été véritablement explorées lorsqu’elles ont été traitées sous le registre exclusif de la contradiction et de la négativité. L’esprit ne s’arrache-t-il à sa propre contingence que s’il se nie lui-même dans une étreinte infernale qui enregistre bien que la pensée ne procède que par contraires, mais qui la voue à ne se définir qu’à partir d’une force de destruction ? Faut-il faire l’apologie de la guerre occidentale pour atteindre le fond des pouvoirs de l’esprit ? N’y aurait-il pas des retours sur soi moins déchirants et moins mimétiques de l’état réel du monde ? Ne peut-on s’arracher aux guerres visibles que par des guerres invisibles et les fausses réconciliations de la valeur doivent-elles nécessairement basculer dans une guerre généralisée pour accéder à leur vérité ultime ?
21Ces questions obligent à reprendre à la racine les puissances de l’esprit pour discerner si l’esprit ne se meut que dans ses propres contradictions. Elles obligent en conséquence à interroger certaines puissances d’inversion qui enrouleraient la pensée sur elle-même sans pour autant l’arrêter aux lourdes contradictions qu’elle semble traverser selon d’invincibles contraintes. N’y a-t-il pas place dans la méthode spéculative pour un autre amour de la pensée et de ses oeuvres, une autre dynamique d’inversion accomplissante, une autre modalité de circulation autour du centre ? Une relecture critique du monde des valeurs va jusqu’à ce goût du possible par-delà les malheurs présents.
22Nous ne renoncerons pas à l’emprise de la pensée sous prétexte qu’elle fait tourner la tête, nous essaierons de l’étendre au-delà de sa négativité immanente. Nous chercherons une autre économie pour cette méthode de pensée que Hegel a rendue incontestable car il l’a soutenue seul face aux désertions du sentiment et il a su l’imposer, par le pouvoir de sa langue si singulière, à tous ceux qui ne cessaient d’en revenir à des réconciliations plus fuyantes. Mais nous voulons restituer à Hegel l’intégralité d’une puissance de renversement qu’il n’a portée que sur un mode trop particulier et pour des circonstances trop limitées. Nous voulons redonner toute sa circulation à ce tourbillon dont la logique hégélienne n’est qu’une version désormais datée : certes, la guerre s’est généralisée, mais le motif de l’affrontement négatif tombe dans les limites que ses destructions indiquent assez : ou bien il prouve trop car il se confond avec l’état du monde et se contente de redoubler ce qu’il a de pire, ou bien il barre l’accès à toute forme de dépassement concret de la violence puisqu’il ne connaît que des perpétuations latentes ou des cessations menteuses.
La philosophie, force de nature insigne, a le pouvoir d’effectuer des traversées si complètes des savoirs accumulés et de l’amphithéâtre des sciences mortes que c’est bien elle, plus encore que la poésie, qui dispose de la puissance de faire tourner les mondes
23Renoncerons-nous pour autant au renversement spéculatif, à l’appropriation renversante de son objet par l’intelligence heureuse de sa puissance ? Non, si nous savons convertir l’inversion conquérante en inversion transformante et le renversement de possession en renversement d’initiation. C’est introduire aux mystères de l’inversion révélante. Passer de l’un à l’autre, c’est faire plus qu’étendre les droits de l’idéalisme ou nier la négation en un ultime dépassement du négatif au positif, c’est arracher la philosophie à un droit de la guerre primitif pour la faire entrer dans l’âge des traités.
24Hegel avait montré que l’Idée absolue de la logique conduisait l’esprit à une telle libération qu’il se retournait et consentait à devenir, au risque d’une perte de soi radicale, Nature. Ce sursaut de la logique à la nature choque les lecteurs linéaires de l’Encyclopédie hégélienne, mais il devient l’œuvre la plus haute quand, par le pur agir de sa forme libre, il forge l’anneau qui unit l’esprit à la nature.
25Nous ne pouvons pas refuser ce passage, nous devons seulement le libérer de sa forme négative. Non, ce n’est pas par une ultime négation que le dernier mot de la logique se dépasse en nature. C’est l’inversion qualifiante du concept qui, dans un ultime tour, engendre une nature qui n’est pas son autre, mais réside en lui comme sa propriété la plus intérieure. Ce tour procède d’une circulation antérieure à la contradiction qui ne fait que l’enregistrer dans un langage toujours extérieur. Affirmation et négation ne sont dès lors que des phénomènes extérieurs et somme toute négligeables par rapport au travail de la roue universelle et à l’énergie de son centre naturel.
26Nature serait un nom suffisant pour le centre dans un système de l’inversion. N’est-elle pas le nom le plus intérieur du renversement en son centre puisqu’elle y désigne l’effort de naître qui résume à soi seul tous les principes du renversement ? Dire nature, c’est désigner le fonds inconscient de toute opération de l’esprit qui s’est reconnue comme puissance de retournement. Dire nature, c’est désigner le centre obscur qui avale la valeur, lui fait subir un tournoiement sans fond et la sauve de toute fixation légale. La nature est la bonne nouvelle de la valeur : non plus seulement inversée, mais dévoilée à elle-même par l’entrée dans le royaume d’un esprit pourvoyeur de nature.
27Un Eros littéralement cosmogonique s’est emparé des forces d’inversion, qui ne sont pas des forces noires, mais des forces liantes, qui dépassent les oppositions d’une pensée arrêtée aux formes d’un anthropocentrisme qui n’a pas fait tourner l’homme sur lui-même. La philosophie ne peut s’arrêter à la casuistique des valeurs, et ne peut se contenter pareillement d’un horizon de monde qui n’a jamais la tête en bas. La philosophie, force de nature insigne, a le pouvoir d’effectuer des traversées si complètes des savoirs accumulés et de l’amphithéâtre des sciences mortes que c’est bien elle, plus encore que la poésie, qui dispose de la puissance de faire tourner les mondes. Le grand ordre des siècles touche bien à sa fin, mais il n’attend pas d’autre enfant que la puissance de la pensée en train de reconnaître la part de nature qui l’habite.
Jour et nuit, 1938, œuvre du graveur dessinateur hollandais, Maurits Cornelis Escher
Jour et nuit, 1938, œuvre du graveur dessinateur hollandais, Maurits Cornelis Escher
Rendons, en nous, la nature digne de son centre : par notre libération progressive, nous en libérerons la part de lumière. Elle se retournera dans notre œil pour être encore renversée dans notre image mentale qui, à son tour, subira les renversements du concept qui décide du mystère
28Interroger la possibilité d’une inversion qualifiante et pourtant non contradictoire, ce serait aussi demander à l’arbre renversé qui régit le temps du monde de stabiliser de nouveaux enracinements célestes pour un humanisme crédible. Ne roulons pas comme des tonneaux, c’est Rabelais qui parle, ne nous émerveillons pas de notre puissance de retournement tant que nous ne savons pas la contenir dans une forme réellement pensée. Il n’y a pas d’esprit sans déracinement, mais cela ne nous dispense pas d’être un arbre : arraché à la terre oui, incapable de se tenir debout pour croître dans l’éther du Père céleste, non. Le retournement doit nous rendre chevelu parmi les étoiles et non nous faire balayer la terre des possessions élémentaires.
29C’est pure Antiphysie, même pour un pantagruéliste, de fixer en terre le mouvement d’inversion alors qu’il s’agit, depuis le premier déracinement libérateur, de redresser un pouvoir qui fut d’abord courbé pour le seul service de la pesanteur. La tête dans la terre, c’est contre-nature, c’est pourquoi, pour être quitte avec la nature, il faut d’abord renverser les premiers renversements élémentaires selon lesquels la nature nous est livrée dans notre corps et notre âme. Rendons, en nous, la nature digne de son centre, par notre libération progressive nous en libérerons la part de lumière. Nous nous la représenterons, elle se retournera dans notre œil, pour être encore renversée dans notre image mentale qui, à son tour, subira les renversements du concept qui décide du mystère. La nature aimera ces renversements.