1L’histoire de la chirurgie plastique se confond grosso modo avec l’histoire de la chirurgie en général. Toutefois sur certains points précis elle se singularise. Il convient, tout d’abord, de définir le sens de l’adjectif plastique. Ce vocable a été introduit au xixe siècle pour définir, par assimilation avec les Arts plastiques, les actes chirurgicaux entraînant une modification des formes du corps. Il fallait donner un nom à la chirurgie de reconstruction de la pyramide nasale, toute nouvelle à l’époque.
2Donc l’adjectif plastique a été dès le début associé à l’idée de reconstruction. Ceci apparaît clairement dans les titres donnés aux Sociétés chirurgicales qui se sont créées par la suite : « Plastic and Reconstructive »
3Deux autres adjectifs sont apparus plus tard : esthétique et cosmétique, ce dernier n’est guère employé que dans les pays anglo-saxons. Tous deux ont la même signification. Ces chirurgies sont différentes de la chirurgie plastique, non pas du point de vue technique, mais du point de vue des indications opératoires. La chirurgie esthétique intéresse des individus « sains de corps », c’est-à-dire dépourvus de blessure, de maladie ou de malformation. La chirurgie plastique englobe la chirurgie esthétique, mais son champ d’action est plus vaste. Elle intéresse tous les patients, y compris les malades, les blessés et les malformés.
4Que savons-nous de la pratique chirurgicale au cours de la préhistoire ? Uniquement ce que nous apprend l’examen des ossements fossiles. Nous savons que les hommes du néolithique savaient contenir, voire même réduire, les fractures, puisque nous possédons des os ayant consolidé en bonne position. Nous savons que la pratique de la trépanation crânienne sur vivant n’était pas exceptionnelle. Mais que faisaient-ils sur les tissus mous ? Nous n’en savons rien. Nous en sommes réduits à des suppositions.
5Il semble toutefois probable que les hommes de la préhistoire pratiquaient le tatouage et les scarifications. Certaines sculptures préhistoriques sont marquées par des reliefs qui évoquent des scarifications. On possède plusieurs corps momifiés protohistoriques porteurs de tatouages.
6Faute de mieux, on peut étudier certaines peuplades restées de nos jours dans un état qui nous semble voisin de celui de la période préhistorique. Dans les civilisations les plus primitives, la pratique du tatouage et des scarifications est courante. On admet que ces pratiques sont destinées à souligner l’appartenance à un groupe, à un clan. C’est évident dans certains cas, lorsque, par exemple, ces marques sont faites dans le cadre d’une cérémonie rituelle. Mais il y a d’importantes variations de dessin d’un individu à un autre. De plus, les dessins corporels peuvent être faits en dehors de toute cérémonie. Le fait même d’être tatoué peut donc permettre à un individu donné de mieux s’insérer dans son cadre tribal. Mais, a contrario, un individu peut, par la nature et la « chronologie » de ses tatouages, manifester un désir d’originalité.
7Qui sont les tatoueurs ? Quelquefois, n’importe quel membre de la tribu. Le plus souvent, ce sont des « spécialistes », des individus réputés pour faire mieux que les autres.
8On peut considérer que ces spécialistes ont été, à l’âge préhistorique, les premiers chirurgiens. En effet, leur travail consistait à, délibérément, franchir la barrière cutanée afin de créer des cicatrices ou de déposer des colorants. Franchir la barrière cutanée, non pas pour blesser, mais pour enjoliver le corps. Retirer un corps étranger superficiel, ou une épine, peut être assimilé à un geste élémentaire, pratiquement animal. Faire un tatouage ou une scarification est un geste élaboré qui impose une expérience et une rigueur technique.
9On peut imaginer qu’en matière de chirurgie les motivations esthétiques ont une antériorité par rapport aux motivations thérapeutiques. À partir de gestes tels que tatouages et scarifications, ces « chirurgiens » se sont peu à peu enhardis, ce qui les à conduits à tenter des manœuvres plus profondes, à visée curatives.
10On peut avancer, sous forme de boutade : les premiers chirurgiens ont été des chirurgiens esthétiques.
11La période historique commence par un long épisode, celui des manuscrits. Nous en possédons beaucoup, sur argile, sur papyrus, sur parchemin. Ce qui frappe, quand on les consulte, c’est le contraste entre l’avidité manifestée vis à vis de la chirurgie plastique (qui ne portait pas encore son nom) et le peu de moyens dont disposaient les chirurgiens durant cette longue période, qui s’étend sur des millénaires.
12Les manuscrits proprement médicaux « évoquent » souvent la chirurgie plastique. Il y a des titres, des têtes de chapitre, ambitieuses. On peut, par exemple, lire, sous la plume de Guy de Chauliac au xive siècle : « De l’embellissement de la face. Des dispositions qui apparaissent en la face, les unes sont naturelles les autres contre nature. Les naturelles ont besoin de conservation si elles sont belles, et d’embellissement si elles sont laides. Celles qui sont contre nature ont besoin de correction. » Mais lorsqu’on lit la suite, on trouve seulement quelques conseils qui pourraient trouver leur place, de nos jours, dans un magazine féminin.
13Les manuscrits non médicaux regorgent d’anecdotes et de légendes faisant référence à des greffes. Une piécette romaine souvent représentée s’appelait la Main de César. On amenait sur scène un condamné à qui on tranchait la main. Puis, on apportait un cadeau de César, une nouvelle main, censée être en or, que l’on ficelait sur le moignon du malheureux, et chacun criait « Merci César ». Cette scène est représentée d’une façon très réaliste dans le Satyricon de Fellini. Les chrétiens n’étaient pas en reste mais, au Moyen Âge, les anecdotes se teintent souvent de truculence. Les Chirurgiens Barbiers avaient dû choisir un Saint Patron. Saint Luc, médecin lui-même, était déjà « pris » par les physiciens. Ils se sont rabattus sur Saints Côme et Damien, chirurgiens syriens qui affectaient un grand mépris pour l’argent. Ils auraient, un jour, été obligés d’amputer la jambe gangrenée du prieur de leur Église. Ils lui en greffèrent une nouvelle ; mais comme il ne disposaient que d’un seul donneur, un maure, le pauvre prieur souffrait de n’avoir pas les deux jambes de la même couleur.
14Si l’on sort du domaine de la légende, on ne trouve que très peu de références à la pratique effective d’actes de chirurgie plastique. Une rare référence précise est faite par Jean de Meung à la fin du xiiie siècle dans le Roman de la Rose. Il y fait des recommandations « esthétiques » à une jeune fille : « Si elle n’a pas les mains belles et nettes, qu’elle garde d’y laisser cirons ou boutons, qu’elle les fasse ôter à l’aiguille ». On pratiquait donc, à l’époque, une petite chirurgie dermatologique. Il semble que l’auteur ait eu une confiance relative dans cette chirurgie puisqu’il ajoute : « et qu’elle porte des gants ».
15Comment expliquer ce contraste entre l’intérêt porté à la chirurgie et la pauvreté de la pratique ? Les chirurgiens avaient peur. Peur justifiée par la pauvreté de leurs moyens et le caractère aléatoire de leurs résultats. Mais aussi, peur justifiée par l’hostilité constante des autorités vis à vis de la pratique chirurgicale. En Mésopotamie, le chirurgien avait, vis à vis du médecin, du « physicien », le statut d’un esclave. De plus le Code d’Amourahbi, conservé au Louvre, est très explicite sur le sort réservé aux chirurgien malchanceux : l’amputation de la main. Dans la Grèce antique, la pratique de la chirurgie n’est pas un monopole, tout guerrier doit être capable de pratiquer une petite chirurgie ou une chirurgie d’urgence, il doit avoir sur lui une « trousse de secours » très élaborée, on lui cite en exemple les grands « guerriers-chirurgiens » au premier rang desquels le bouillant Achille. Au Moyen Âge, la pratique de la chirurgie est souvent condamnée ; elle est, au xiie siècle, et par trois fois, interdite aux prêtres.
16Si la chirurgie n’a pas bonne réputation, que dire de la chirurgie à visée esthétique ! Galien, le grand Galien qui a régenté toute la Médecine, pratiquement, jusqu’au xixe siècle, prend des précautions infinies dès qu’il évoque la « cure embellissante », qui est licite, opposée à la « cure fardeuse », qui ne l’est pas. « À celles qui, adonnées à volupté se font belles, étant prié de leur donner quelque chose, je ne leur ai rien donné. Mais aux plus honnêtes qui fuyaient les marques de vieillesse et de laideur, désireuses d’être exemptes de ce dont leurs maris se fâchaient, j’ai conseillé à quelques-unes d’en user ».
17Ce n’est qu’après 1490 que les livres médicaux imprimés vont se multiplier. Certains vont avoir un grand retentissement. D’autres, moins connus, sont néanmoins précieux, car ils nous donnent des renseignements précis sur la pratique courante. Franco, dans son remarquable ouvrage paru en 1561, décrit le traitement des divisions labiales, des « becs de lièvres ». Il éprouve le besoin de justifier l’indication opératoire, et, fait nouveau, il ose fustiger l’attitude « folle et par trop sotte des pauvres gens ignorants qui sont d’opinion que puisque Dieu le leur a baillé dès la nativité, c’est chose incurable ». Il conclut quand même prudemment : « c’est Dieu qui les a guéris par mon moyen ». Mais la pratique de la correction des becs de lièvre est plus ancienne. Nous en avons une preuve, non pas par un écrit médical, mais dans un tableau de Dürer représentant une jeune vénitienne. Ce tableau a été peint vers 1500. Or, il est réputé inachevé, en raison d’un flou du dessin de la lèvre supérieure. Une analyse de ce « flou » montre qu’il s’agit, en réalité, d’une cicatrice dont le dessin est caractéristique : c’est, vraisemblablement, une marque laissée par la correction d’une division labiale.
18En 1597 parait le premier ouvrage sur la reconstruction de la pyramide nasale à l’aide d’un lambeau tracé à la face interne du bras. Il est écrit par un chirurgien ambulant, Gaspare Tagliacozzi. Là encore, il semble que les choses ne se soient pas passées sans accroc, ce procédé ayant été condamné comme étant une « intromission répréhensible dans l’œuvre du créateur » !
19Rien de neuf pendant deux siècles, même discrétion, mêmes réticences. Puis, en 1793, parait un article qui va donner un coup de fouet à l’évolution de la chirurgie plastique. Cet article parait, non pas dans une revue médicale, mais dans un hebdomadaire, le Madras Gazette. En 1792 la guerre anglo-française aux Indes a pris fin, mais l’allié des français, le terrible Tipoo, continue à se battre. Ce n’est pas un tendre, il marque ses prisonniers, il leur coupe le nez et une main. C’est ce qui arrive à un pauvre individu nommé Cowasjee, qui est bouvier dans l’armée britannique. Revenu à Madras, il disparaît quelques mois et revient avec le nez reconstruit. L’officier qui commande le régiment ordonne une enquête, elle est confiée à un chirurgien militaire du nom de Crusoe! Il faut se rendre à l’évidence, des chirurgiens indiens, dans la région de Mysore, reconstruisent les nez à l’aide d’un lambeau tracé au niveau du front. On poursuit l’enquête et on a la surprise de constater que ce procédé est très ancien, puisqu’il y est fait allusion dans les Védas, les textes sacrés hindous. Ce procédé prendra tout naturellement le nom de Méthode indienne. C’est cette même technique qui est couramment utilisée de nos jours dans le monde entier pour reconstruire les nez. Quant à la méthode italienne, ainsi nommée en hommage à Taliacot, elle n’a plus que des indications rarissimes
20À la suite de cette publication, un grand nombre de chirurgiens se lancent dans l’aventure de la reconstruction nasale, avec des succès divers. Mais aucun n’est convainquant. Il faut attendre l’arrivée de Dieffenbach pour que la chirurgie plastique soit reconnue et codifiée.
21Johan Dieffenbach naît près de Berlin en 1792 (l’année où Tipoo coupe le nez de Cowasjee). On ne peut imaginer, de nos jours, quelle a été la fabuleuse réputation de Dieffenbach ! Il peut opérer quand il veut, où il veut. Les capitales se disputent l’honneur de l’inviter. On vient du monde entier assister à ses démonstrations. C’est lui qui édicte les premières règles de base de la « nouvelle » chirurgie. C’est lui qui en crée le vocabulaire.
22À sa mort commence une longue période d’attente. Certes, il se passe des choses fondamentales, par exemple la mise au point des techniques de greffes cutanées par le suisse Reverdin en 1869, et, en 1872, par le lyonnais Ollier. Curieusement, ces deux auteurs n’ont pas attribué à leurs propres découvertes l’importance qu’elles méritaient. Il faut attendre les travaux de Blair et Brown, puis ceux de Padgett, en 1929, pour que la pratique des greffes cutanées devienne courante.
23De même, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître deux géants de la chirurgie plastique : Jacques Joseph et Sir Harold Gillies.
24Jacques Joseph, le père de la chirurgie esthétique, est orthopédiste. Il naît à Berlin en 1865. Il a un jour l’idée de corriger un décollement d’oreilles. Il a l’assentiment de l’opéré et de sa maman, pas celui de son patron. On voit que les mentalités n’ont guère évolué. Les « sottes gens », citées par Franco, trois siècles auparavant, auraient pu dire « qu’il garde ses oreilles, puisque c’est Dieu qui les lui a baillées dès la nativité ». Joseph passe outre l’interdit patronal, il réalise avec succès l’opération et il devra se tenir tranquille pendant deux ans. Mais en 1898 il va aller plus loin : il décide de modifier la forme d’un nez. D’abord par l’intermédiaire d’une incision cutanées, puis, cinq ans plus tard, sans faire de cicatrice. Il le fait, avec succès. Il doit quitter le service. De plus il doit affronter un interdit familial : son père est rabbin et n’apprécie pas l’audace de son fils ! C’est trop, Joseph monte sa propre clinique. L’intérêt porté à cette chirurgie nouvelle est tel que, rapidement, le monde entier vient le voir opérer, d’abord à Berlin puis aux États-Unis. Il y enseignera jusqu’en 1934.
25Sir Harold Gillies naît en 1882 en Nouvelle Zélande. Les étudiants de cette lointaine contrée ont une solide réputation : ce sont des originaux. Qu’y a-t-il de nouveau en médecine à l’époque ? La création des spécialités. Gillies va s’y lancer à corps perdu. Il fait plusieurs essais, en particulier en « Nezgorge-oreilles », E. N. T. surgery (on ne dit pas encore oto-rhino-laryngologie). Mais rapidement, il va orienter son activité vers la Chirurgie Plastique. Et on peut dire qu’il a tout fait ! Le traitement des grandes anomalies faciales, la microchirurgie… Tout ! En plus, c’est un personnage haut en couleur ; il y a de nombreuses anecdotes qui illustrent son sens aigu de l’humour. C’est également un enseignant hors pair. Il formera de nombreux élèves jusqu’en 1960.
26On se limitera à l’histoire de la chirurgie esthétique du nez : a-t-on cherché, avant les temps modernes, à modifier la forme des nez ? Dans les peuplades primitives, le nez est souvent le siège d’incrustations de corps étrangers divers, mais pas plus que d’autres parties du corps. Hérodote rapporte que les Perses avaient coutume de modifier la forme des nez par des pansements adaptés. Il est le seul à le dire.
27En fait, la rhinoplastie correctrice est une opération toute récente ; le premier livre de Joseph consacré à la rhinoplastie ne parait qu’en 1928. En quoi consiste une rhinoplastie ? C’est une opération destinée à modifier la forme de la pyramide nasale en vue de conférer au visage un aspect plus harmonieux. Mais, qu’est-ce qu’un aspect harmonieux ? Il est bien difficile de répondre, car les conceptions de l’harmonie d’un visage ont beaucoup varié avec le temps.
28Un exemple typique est celui de Cyrano de Bergerac. Nous possédons des portraits de lui, il avait un nez projeté et bossu, et non pas « phallique » comme on le voit de nos jours au théâtre. C’est Théophile Gautier qui a créé, au vu d’un de ces portraits, la légende du nez de Cyrano, « aussi grand que l’Himalaya ». Rostand n’a eu qu’à s’engouffrer dans la brèche. Mais, du vivant de Cyrano, personne n’a fait allusion à son nez ; on possède des pamphlets dirigés contre lui, on s’y moque de sa maigreur, pas de son nez. Même chose, d’ailleurs, pour son contemporain, le Prince de Condé, qui ressemble à Cyrano comme un frère.
29Un nez qui passe inaperçu au xviie siècle peut donc paraître hypertrophique au xixe. D’ailleurs, les « beautés » de l’époque, Ninon de l’Enclos ou Marion de l’Orme, n’ont pas le nez plein de grâce que l’on aurait tendance à leur attribuer aujourd’hui.
30La célèbre phrase de Pascal dans ses Pensées est, à ce point de vue, significative. Pour exprimer l’idée « petites causes, grands effets », il écrit : « Le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde en eût été changée ». Il entend par là : « Si Cléopâtre avait eu un nez plus court, elle eût été moins belle… ». Or lorsque cette citation est faite de nos jours, sous forme de chanson par exemple, c’est l’adjectif « long » qui est utilisé. L’adjectif court est donc dévalorisant au xviie siècle, alors que c’est long qui devient péjoratif au xxe.
31D’une manière générale, un grand nez « passait » autrefois beaucoup mieux qu’aujourd’hui. C’est évident quand on regarde comment ont été réalisées les « reconstructions » nasales sur les statues de nos musées.
32Par exemple, Bertrand Du Guesclin était d’une laideur repoussante, si repoussante que sa propre mère a refusé de le voir tout au long de sa vie. Il avait les yeux globuleux, les dents du haut en arrière des dents du bas, on le surnommait le dogue breton. Ces défauts, bien que volontairement atténués, apparaissent dans certains de ses portraits. Il avait, selon toute vraisemblance, une maladie de Crouzon. Or, quand on regarde son gisant, à Saint-Denis, en lieu et place d’un petit « nez de Crouzon », c’est un grand nez projeté qui est représenté. L’explication est simple, le nez a été « reconstruit » au xixe siècle, en prenant pour modèle les grands nez hiératiques des rois voisins.
33L’immense majorité des statues antiques nous sont parvenues très abîmées, avec, bien souvent, une amputation du nez. Beaucoup de nez ont été reconstruits au xixe siècle. En général, les reconstructions ont été très « généreuses », comme si les sculpteurs avaient eu peur de faire des nez trop petits, ce qui aurait nui à la solennité de leurs sujets.
34Si l’on compare les deux Aphrodites les plus célèbres du Musée du Louvre, les Vénus de Milo et de Cnide, les différences sont évidentes. La Vénus de Milo a bénéficié d’une importante reconstruction, son aspect est austère, presque viril. À l’opposé, la Vénus de Cnide, qui n’a pas été « réparée », est beaucoup plus gracieuse, juvénile, féminine. Peut-être l’usure du temps, qui a contribué à affiner la pointe de son nez, est en partie responsable de cet aspect qui nous parait plus moderne. Actuellement, la tendance n’est plus aux reconstructions, on expose les œuvres dans l’état où elles ont été découvertes. Mais on est en droit d’avancer que, si on devait aujourd’hui refaire le travail des restaurateurs du xixe siècle, la taille des « nouveaux nez » serait moins imposante.
35La rhinoplastie esthétique, nous l’avons vu, n’a pas un siècle. Pendant ce bref laps de temps, on peut observer des tendances. Ces tendances sont très bien illustrées par les photographies de résultats publiées dans les revues et les livres. On peut, d’une manière très schématique, classer ces tendances en trois périodes : la période « carcinologique » qui court jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale, puis la période « infantilisante », enfin le stade « écologique » contemporain.
36Période « carcinologique ».
37Après Joseph s’ouvre une sorte de « chasse à la bosse ». Il faut éradiquer les bosses de l’arête nasale, exactement comme s’il s’agissait de tumeurs malignes (d’où le choix arbitraire du nom « carcinologique »). La correction de la pointe du nez passe au second plan, sa technique en est rudimentaire, et pourtant, le plus souvent, la pointe « suit » le mouvement. Malheureusement, parfois elle ne suit pas, surtout si la peau est épaisse. D’où l’apparition de complications qui confèrent au nez un aspect artificiel, le « surgical look ». Les chirurgiens ne sont pas avares de dénominatifs : Ski-jump, groin de cochon, et surtout le redoutable bec de corbin !
38Période « infantilisante ».
39C’est pour prévenir ces complications que, dès la fin des années 1930, les chirurgiens vont chercher à fragiliser les pointes de nez et vont faire des sacrifices cartilagineux de plus en plus généreux. C’est l’époque des nez infantiles, des « Hollywood noses » popularisés par les vedettes de cinéma. Autre avantage, cette infantilisation nasale rajeunit l’opéré ! Comme toujours, cette attitude excessive va conduire à de nouvelles complications. Parfois, là encore, la peau ne suit pas, c’est le polly tip, le nez rond qui manque de définition. Parfois la peau suit, mais les tranches de section cartilagineuses sont visibles sous la peau, et signent l’antécédent opératoire.
40Période « écologique » contemporaine.
41Pour se mettre à l’abri du redoutable surgical look, on devient plus modeste dans l’importance des sacrifices. Mais surtout, on use très largement d’un artifice technique qui consiste à faire des « réinclusions ». Les éléments cartilagineux réséqués sont, en quelque sorte, « recyclés » sous forme de greffe (d’où le choix de l’adjectif écologique). Ainsi les irrégularités, les tranches de section, sont-elle masquées, et le nez, en fin d’opération, est, anatomiquement « complet ». La chirurgie esthétique du nez cesse d’être une chirurgie d’exérèse, elle entre dans le cadre plus large de la chirurgie plastique.
42Dès que l’on parle de chirurgie esthétique, deux attitudes contradictoires s’affrontent. Ou bien on la considère comme les autres chirurgies utilisant les mêmes techniques et comportant les mêmes risques. Le patient souffre de son état, c’est lui qui demande l’opération. Ou bien on estime qu’il n’est pas licite de courir des risques, puisqu’aucun danger ne menace le patient. On en arrive, de nos jours, à deux attitudes extrêmes.
43Dans certains pays, la pratique de la chirurgie est tellement banalisée qu’on se croirait revenu aux cérémonies rituelles des peuples primitifs ! Certains patients vont jusqu’à dire : « on ne se demande plus s’il faut se faire opérer, mais seulement, à quel moment ! ».
44À l’opposé, une certaine conception de la politique de la santé voudrait que l’on freine la pratique de la chirurgie esthétique. Pour y parvenir, plusieurs mesures ont été mises en œuvre, par exemple, une augmentation massive des tarifs des assurances professionnelles, ou encore un infléchissement de la Loi concernant les obligations du chirurgien (de moyens et de résultats).
45La frontière entre la cure « embellissante » et la cure « fardeuse » n’est pas plus précise aujourd’hui que du temps de Galien.