Notes
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[1]
Cf. l’article en ouverture de ce numéro.
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[2]
Le développement qui suit reprend à son compte la dichotomie entre tactique et stratégie proposée par de Michel de Certeau dans Arts de faire (Union Générale d’Éditions, 10/18, 1980).
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[3]
Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, p. 258.
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[4]
M. de Certeau, op. cit. p.86-87.
1En tant qu’orchestration d’un message, le terrorisme relève incontestablement d’une analyse non seulement politique ou stratégique, mais aussi communicationnelle. Il ne se réduit pour autant ni à la construction d’un énoncé, ni même aux procédures de sa propagation. À ne l’envisager qu’en termes de proclamation, revendication ou mise en scène, on oblitérerait sa dimension organisationnelle, par laquelle il se distingue précisément d’autres formes de communication.
Train précipité d’un pont dynamité près de Chanhai-Kouan, en Chine, lors d’un attentat anarchiste en 1912
Train précipité d’un pont dynamité près de Chanhai-Kouan, en Chine, lors d’un attentat anarchiste en 1912
2Car c’est davantage par une action sur les effets et les relais que par l’élaboration et l’émission d’un contenu que l’acte terroriste informe les sociétés où il s’exerce. C’est à ce titre qu’une approche spécifiquement médiologique peut prolonger utilement l’analyse de discours et l’étude des médias, en recentrant la réflexion sur le paradigme de médiation.
Viser et utiliser, ou l’art des médiations
3Qu’il s’attaque à des personnes ou à des biens, et qu’il choisisse des cibles précises ou affiche ostensiblement le caractère aléatoire d’une frappe « aveugle », l’attentat terroriste vise avant tout des médiations. Médiations techniques : sabotage d’une chaîne de fabrication, blocage ou détournement d’un réseau de transport ou de distribution... Médiations symboliques : profanation d’un monument, destruction d’un bâtiment emblématique (les Twin Towers), prise d’otages dirigée contre une équipe sportive (Munich)... Médiations institutionnelles enfin : assassinat ou enlèvement d’un dirigeant (chef d’État, d’entreprise ou de parti), dévastation d’un édifice public (plasticage de gendarmerie, bombe lancée dans l’hémicycle de l’Assemblée), etc.
4En même temps, le terrorisme se distingue du banditisme et de la délinquance non seulement par sa finalité, mais aussi par l’usage qu’il fait lui-même de ces dispositifs d’organisation et de symbolisation auxquels il attente. On a souvent commenté, à juste titre, cette prise de judo par laquelle un groupe se saisit d’un système socialement structurant, pour le retourner en une arme de destruction ou de désorganisation. Organes et figures de la représentation, réseau postal ou informatique, circuits financiers, mass-medias, lieux et rituels où la communauté se rassemble et se coordonne… C’est par ces appareils, ces interfaces et ces relais que la terreur transite, prend corps et se propage. L’évolution historique des formes du terrorisme, telle que la décrit notamment Catherine Bertho Lavenir [1], atteste d’elle-même cette mise en œuvre d’une « science » des médiations, qu’on pourrait qualifier – si l’on ne craignait la provocation – de conscience médiologique.
5Empruntant et frappant simultanément les vecteurs techniques et symboliques de la cohésion sociale, l’acte terroriste engage donc bien plus qu’un phénomène de résonance ou de contagion. Envisager le terrorisme à l’aune de sa seule couverture médiatique reconduirait à ce titre une pensée instrumentale et idéaliste de la communication, de la technique et de l’idéologie, où le message précède la transmission, et où celle-ci n’est qu’un processus de circulation, variable en vitesse et en étendue. Notamment, se focaliser sur le rôle ambigu que jouent les journalistes en amplifiant l’impact d’un attentat risque de masquer une ambiguïté plus fondamentale. Celle d’une pathologie de la médiation, qu’il faudrait interpréter à la fois comme la manifestation – salutaire – d’un symptôme, et comme une atteinte grave portée contre une fonction vitale. En contaminant les corps conducteurs de la communauté, le terrorisme ne se contente pas en effet de parasiter un système : il en révèle l’utilité organisationnelle, tout en contestant sa légitimité ou son efficacité programmée.
Déclencher et dévoiler, ou le miroir de la Cité
6Que déclenchent à coup sûr une vague d’attentats ou un acte de violence particulièrement spectaculaire ? Un sentiment partagé de terreur ? Certes, à condition de présupposer qu’il existe un état psychologique collectif, lequel n’est peut-être que le produit de cette construction médiatique orchestrée par le terroriste et ses multiples relais… Plus sûrement, c’est sur une remise en question du rôle et de la fiabilité des médiations que débouche chacune de ces crises. Depuis cette fameuse « question des médias », dont on refait régulièrement le procès en responsabilité, jusqu’aux critiques portées à l’encontre des représentations politiques ou diplomatiques, en passant par toutes les polémiques touchant à la transparence et la réglementation des réseaux informationnels ou financiers, c’est bien tout ce qui nous relie, en se dissimulant d’ordinaire à la vue, qui se retrouve sur le devant de la scène et sur la sellette.
7Un tel déplacement du point de vue que la collectivité porte sur elle-même sert et dessert en même temps sa cohésion. D’un côté, la secousse produite par l’agression ranime un espace public dont on déplore souvent l’artifice ou l’inertie. Si une partie des réactions tend inévitablement vers le consensus ou l’union sacrée, une autre part non négligeable prend en effet la forme d’une véritable délibération, distribuée dans tous les maillages de l’être-ensemble. Ainsi, les événements du 11 septembre 2001 n’ont pas seulement conduit au parachutage d’une interprétation simpliste, dessinant en surplomb une cartographie manichéenne. Ils ont aussi suscité des débats dans les écoles, des échanges dans les forums en ligne, des actions artistiques sur les cimaises, des controverses dans la presse, des colloques dans les universités… et des numéros spéciaux dans les revues. À chaque échelon, c’est le « chevillage du nous » qui fait ainsi l’objet d’un questionnement et d’une élaboration.
8On le sait, le terrorisme postule l’existence d’une opinion publique, sur laquelle il puisse exercer une pression directe ou indirecte (ce pourquoi il peut y avoir un terrorisme basque ou palestinien, mais pas de terroristes tibétains). Mais on aurait tort de ne voir dans cette manipulation que sa dimension émotionnelle. Si l’attentat produit un état de choc et un effet de sidération, il n’agit pas seulement sur des esprits : il opère aussi comme révélateur et mise à l’épreuve des infrastructures du collectif. C’est sur les mécanismes de l’intermédiation qu’il agit, et c’est bien pourquoi il touche aux paradigmes structurants des sociétés auxquelles il s’attaque.
9Parce qu’il ne procède pas d’un corps politique constitué ou reconnu (même quand il est officieusement soutenu par un État ou un parti), le terrorisme relève par définition d’un braconnage et d’une énonciation clandestine [2]. Polémologie du faible (ou du moins qui cherche à s’énoncer comme telle), il s’immisce dans un espace qu’il n’a pas le pouvoir de circonscrire et de gérer : son action calculée est déterminée par l’absence (réelle ou mythique) d’un lieu propre. Imprévisible infiltration de l’autre à l’intérieur du même, l’acte terroriste apparaît comme une trajectoire insensée, parce qu’elle est incohérente avec l’espace ordonné, programmé et bâti qu’elle traverse. Mais, ce faisant, elle donne à voir au collectif une image de sa propre syntaxe. Plus que tout autre événement, l’attentat contraint en effet la Cité à regarder ce « trou fondateur » [3] d’où elle tire son unité. Droit divin, vie humaine, indivisibilité de la nation, neutralité du sport, souveraineté du peuple ou démocratie… chaque violation désigne en les transgressant les frontières d’une sacralité sociale, d’autant plus opératoire qu’elle se dissimule ordinairement en tant que telle.
Démembrer et disperser, ou l’entropie du collectif
10Reste à préciser ce que la communauté risque à dévisager ainsi ses dieux cachés. Si elle en révèle les rouages et la fonction, la terreur ne saurait en effet tenir lieu de médiation. Gorgone visant davantage à méduser qu’à dessiller, elle en est même une négation, dans ses moyens comme dans ses fins. D’abord parce qu’elle tire évidemment sa force de l’ostentation d’un court-circuit, rabattant l’exercice des différences sur l’immédiateté d’une violence. Quelles que soient ses justifications, et quand bien même sa cible est symbolique, le terrorisme consiste toujours à déporter l’affrontement idéologique des instances d’arbitrage et de représentation vers des corps singuliers. Par là, l’enlèvement, la prise d’otages, le plasticage ou l’assassinat n’attentent pas seulement à des individus : ils tendent à démembrer le « nous » en intérêts particuliers, lancés les uns contre les autres, sans médiation. Plus les hiérarchies seront enchevêtrées et les médiateurs dépossédés de leur fonction, plus l’entropie de la terreur sera puissante. Car les canaux, les appareils et les réseaux sont alors réduits à l’état de simples chambres d’échos : ils propagent, sans organiser. Réactions en chaîne, règne de l’émotion, images sidérantes, oppositions dualistes et solutions hâtives… La coalescence du corps social ne s’éprouve plus dès lors que sur le mode de la contagion et de la confusion.
11Le terrorisme contredit encore le principe des médiations dont il se sert, parce qu’il est hors de toute capitalisation. Les traces qu’il laisse ne peuvent faire l’objet d’aucun agencement propre à instituer un ordre à partir du désordre. Entre décombres et traumatismes, ses « archives » sont condamnées au ressassement ou au recouvrement. Quant aux tracts, lettres anonymes, manuels d’exercice et cassettes vidéo, ils ne sont guère portés à la constitution de corpus. Même inspiré par un projet qui le dépasse (règne de Dieu, Révolution, justice, libération…), l’énoncé de l’attentat s’épuise dans l’hic et nunc de son énonciation. S’il y a bien une histoire du terrorisme, il n’entre donc pas pour autant dans une logique de transmission. C’est, paradoxalement, parce qu’il ne peut mobiliser qu’une temporalité, à l’intérieur d’une économie de l’espace qui lui échappe. Comme toute tactique, il mise en effet sur une utilisation pertinente du temps (opportunité, coup, surprise, rapidité), là où les stratégies dominantes comptent sur la résistance que leur garantit l’établissement de lieux théoriques et physiques (systèmes, discours, institutions, réseaux). S’il se joue de la loi, le terrorisme ne s’en joue pas moins sur un terrain qu’elle seule a la faculté de tracer, sans pouvoir se tenir lui-même « dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi […]. Il fait du coup par coup, profite des « occasions » et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties » [4].
12Telle est donc le paradoxe de cette scène terroriste : braquer le projecteur sur les interfaces du collectif, pour mieux les réduire au statut de simulacres. À cette pathologie, il n’y a guère d’autre traitement qu’un travail de revitalisation des médiations, à tous les étages de la Cité. Que l’action soit politique, diplomatique, artistique, intellectuelle ou médiatique, ce n’est que par une déliaison des corps à corps qu’on œuvrera à une liaison durable du corps social.
Notes
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[1]
Cf. l’article en ouverture de ce numéro.
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[2]
Le développement qui suit reprend à son compte la dichotomie entre tactique et stratégie proposée par de Michel de Certeau dans Arts de faire (Union Générale d’Éditions, 10/18, 1980).
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[3]
Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, p. 258.
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[4]
M. de Certeau, op. cit. p.86-87.