1Si l’on regarde dans le rétroviseur de l’année écoulée, l’image qu’il renvoie des 400 morts de moins comptabilisés sur les routes, rassure. Pourtant le millénaire a commencé pied au plancher : 181 morts les deux derniers weekends de l’année 2000, malgré l’appel ministériel à la prudence. Les forces de l’ordre ont été mobilisées, les conducteurs verbalisés et poursuivis par les procureurs. Bientôt au printemps et à l’approche des congés, la campagne de la délégation interministérielle, « robotive » comme les régimes minceur à la une des magazines féminins, recommencera.
2Un Européen sur quatre-vingts mourra prématurément et un sur trois recevra des soins hospitaliers au cours de sa vie, suite à un accident de la circulation. Ce constat alarmant a été dressé par l’Union européenne dans un rapport d’Europstat. La France apparaît comme l’un des plus mauvais élèves de la classe européenne, en dépit du label « cause nationale », nouvelle exception française.
3La vitesse est une valeur positive et la voiture, dernier espace de liberté, est devenue le facteur d’une insécurité tolérée.
4Le rôle des comportements humains dans la genèse de l’accident est celui qui monopolise tout le discours et l’attention pénale. Cette dernière mobilise l’ensemble des instruments de politique pénale à la disposition d’un parquet et on réfléchit à d’autres formes de contrôle social pour certains de ces comportements.
5La composition pénale, en association avec les stages alternatifs, aura bientôt vocation à prendre en charge la majeure partie de ce contentieux pour ne laisser à la juridiction répressive que les affaires les plus graves.
6La multiplication des attitudes « accidentogènes » et l’aggravation continue des normes et sanctions pénales présentent de plus en plus le caractère d’un jeu pervers entre l’État et le corps social.
7Pour autant, ces mesures, dont l’application concrète est incertaine et disparate, n’ont pas produit totalement les effets attendus.
8Si, depuis une dizaine d’années, les pouvoirs publics ont privilégié le durcissement continu des mesures classiques, leurs conditions de mise en œuvre et d’application les ont amenées à leur limite de productivité. L’absence de consensus, le risque politique qu’il engendre et la sous-estimation de la dimension culturelle de l’usage de la route ont bridé l’action publique. N’oublions pas non plus que des poursuites pénales qui ont pour base non pas la gravité objective d’un acte répréhensible (tuer, voler) mais l’incapacité physique subie par une victime ne sont pas équitables. En effet, l’auteur d’une infraction modeste au code de la route (défaut de maîtrise) qui a eu des conséquences corporelles graves sera poursuivi devant une juridiction de délinquance majeure (tribunal correctionnel), alors que l’auteur d’une infraction grave (non-respect d’un signal stop, par exemple) sans conséquence corporelle va être poursuivi par une juridiction de délinquance mineure (tribunal de police).
9Une éthique de la responsabilité ne peut se limiter à l’individu utilisateur du véhicule. Elle doit intégrer le fonctionnement de l’ensemble du système d’éducation et de contrôle. Quand une limite de vitesse est fixée à 70 km/h et qu’un seuil d’interception et de verbalisation est fixé à 110 km/h, cette pratique courante est-elle éthique ? Peut-on considérer qu’elle a participé à la perte de crédibilité de la limitation de vitesse ?
10Quand le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales constate que 40 % des procédures n’aboutissent pas, principalement du fait de mesures d’indulgence prises sans intervention du parquet, qui dispose, seul, de l’opportunité des poursuites, sommes-nous dans une société de droit au comportement éthique ?
11Quand l’obtention quasi systématique d’un permis blanc avec exécution provisoire, certes souvent nécessaire au maintien d’un travail salarié, réduit à néant la mesure de suspension, ne sommes-nous pas dans un système de « réinterprétation » des lois et des règlements, caractéristique récurrente du système ?
12Si l’on ne fait pas respecter le 50 km/h en ville, c’est donc qu’il n’est pas respectable ! Cela renforce l’usager, convaincu de la qualité supérieure de sa conduite, dans son appétence à s’affranchir du respect des règles.
13Ces comportements de renforcement mutuel des attitudes dangereuses font partie de notre déficit éthique dans la maîtrise des délits routiers.
14Mais sommes-nous prêts à mettre en œuvre des principes proches de la tolérance zéro ? C’est encore une anomalie que la première cause de mortalité entre 15 et 35 ans soit traitée avec des références particulières : comme si ces morts-là ne méritaient pas la même attention que les autres et ne relevaient pas du même droit à la vie et à sa protection. Ce régime particulier ne peut perdurer, car l’évolution des attitudes dans d’autres domaines de la sécurité, notamment la sécurité sanitaire, va influer inévitablement sur la sécurité routière. Il ne peut y avoir une « judiciarisation » du risque lié au sang contaminé, à l’amiante, à la vache folle, sans qu’il y ait un jour un procès des voitures ou des motos folles, c’est-à-dire des véhicules inutilement et dangereusement rapides.
15L’accident est un événement qui résulte de l’interaction d’un ou plusieurs usagers, de leur outil de transport et d’un environnement routier plus ou moins complexe. Il est donc nécessaire d’agir sur chacun de ces éléments pour obtenir le meilleur résultat possible, tout en assurant la liberté de se déplacer.
16Les décennies passées se caractérisent par une vision réductrice de cette organisation qui faisait porter la responsabilité de l’accident sur l’usager. On affirmait que les études d’accidents prouvaient que plus de 90 % d’entre eux étaient liés à une erreur de l’usager, analysée comme une faute en référence au code de la route. Il s’agit là d’une analyse réductrice, car il est également possible d’affirmer que plus de 90 % des accidents sont liés aux caractéristiques des véhicules impliqués. Alors que l’on interdit l’amiante, que l’on procède au contrôle des patinettes, que l’on élimine les abats de notre alimentation au nom du principe de précaution, un constructeur peut mettre sur le marché, avec l’accord du Service des Mines, un véhicule de 300 CV capable de dépasser 250 km/h dans un pays où la vitesse maximale autorisée est de 130 km/h… Aucune autre situation ne révèle une telle contradiction entre le produit et la sécurité.
17Ainsi, parce que la technique permet de les concevoir et de les produire et parce qu’il y a une clientèle pour les acheter, les instruments les plus aberrants, conçus pour produire la transgression des règles, sont mis entre les mains des usagers.
18Dans ce déficit de moralité, la responsabilité est double : celle des pouvoirs publics qui laissent commercialiser de pareils produits, celle des constructeurs qui n’ont pas su s’entendre pour limiter ces excès. Il est temps d’adresser un signal fort qui ne peut plus se résumer, quels que soient leur dynamisme et leur pertinence, aux interventions du Ministre, à celles de la Sécurité routière et aux actions de communication (crash-tests, forums, Opération 200 morts sur la route, Mathieu ou le combat contre l’alcool au volant, etc.).
19Chacun des intervenants doit s’interroger lucidement sur son rôle dans la mort évitable de milliers de personnes. Quand un pays met en circulation des véhicules conçus pour transgresser les règles, sur une infrastructure qui n’intègre pas toujours les connaissances actuelles et tente de les contrôler avec des moyens insuffisants, il est difficile de tenir un discours sur l’éthique de la route.
20Il faut d’abord organiser le système pour qu’il soit sûr, avec le concours des chercheurs, des ingénieurs, des juristes, des policiers, des gendarmes, des collectivités territoriales.
21Leur coordination ne peut résulter que d’une démarche volontariste de nature politique qui doit s’inscrire au niveau départemental dans la mise en place d’un contrat local de sécurité routière (CLSR).
22Le CLSR devra viser à moins de deux ans :
- une réduction massive du nombre des tués sur les routes ;
- une plus grande lisibilité des mesures prises, en s’appuyant sur un partenariat départemental plus dynamique et non idéologique ;
- une meilleure perception par les populations de ce changement de braquet dans la riposte.
23Pour sortir des rapports non pédagogiques entre un État décideur coercitif et un usager assujetti, l’institution d’une charte de bonne conduite permettrait de préciser les engagements respectifs de chacun :
- aux pouvoirs publics, la cohérence et la pugnacité de leur action, en évitant les effets d’annonce ;
- aux usagers, le respect des commandements issus des principes de la gestion du risque routier (savoir vivre la route) ;
- aux assureurs, l’engagement de promouvoir des actions de prévention. Ainsi, les acteurs de la sécurité seraient-ils mutuellement engagés et coproducteurs de sécurité routière.
24Mais il est vrai que bien conduire, c’est aussi bien se conduire et que « jamais une souris ne se rendra dans le salon du chat ».