1Ce que fait une entreprise automobile n’a pas le même poids que dans un autre secteur. Prenons un exemple difficile : Vilwoorde. Le fait que ce soit une entreprise automobile a donné à cet événement un poids différent de ce qu’il aurait été si ç’avait été une entreprise ordinaire. Dans le cas de Renault, l’entreprise est symbolique au carré. Lorsque nous voulons nous implanter dans d’autres pays, nous voyons que l’intérêt des gouvernements pour l’industrie automobile est aussi tout particulier. L’automobile est encouragée ou freinée dans son développement industriel comme aucune autre industrie.
2Les aides dont elle peut bénéficier dans certains cas sont exceptionnelles, on arrive à des taux d’aides de plus de 100 % dans certains pays pour certaines entreprises, les barrières peuvent aussi être disproportionnées.
3Cela s’explique aussi parce que, pour les pays, la possession d’une industrie automobile est un enjeu symbolique extrêmement fort, c’est fort pour la France, c’est fort pour ceux qui le perdent, comme la Grande-Bretagne, il suffit de voir le retentissement qu’ont eu les fermetures et les disparitions des entreprises automobiles. Donc c’est une industrie-symbole.
4Deuxièmement, et c’est évident, c’est un objet-symbole individuel. L’automobile est un peu comme un vêtement. C’est un objet d’utilité qui est aussi le mode d’expression de sa différence, et aujourd’hui plus que le vêtement puisque celui-ci a beaucoup perdu ce rôle d’expression d’appartenance sociale. En revanche pour l’automobile, c’est toujours la revendication d’une appartenance, en même temps que la revendication d’une différence sociale. Mais c’est aussi un symbole de réussite collective. Après la chute du mur de Berlin, Renault est allé en Allemagne de l’Est. La volonté d’accéder à l’automobile des Allemands de l’Est a été pour eux l’expression de l’accès au monde occidental.
5J’ai déjà eu l’occasion de souligner que Renault avait été et est toujours en France symbolique au carré. Renault fonde cette valeur symbolique dans la durée, puisqu’elle a été fondée en 1898, donc voici un peu plus de 102 ans. C’est une entreprise qui a passé les différentes étapes de construction d’une société en France. Ce fut d’abord une entreprise individuelle pendant beaucoup d’années : un fondateur, un propriétaire, un maître – Louis Renault. C’est une entreprise qui est partie d’une invention, qui a été associée à l’effort de guerre, qui a introduit le Fordisme et le productivisme en France avant 1914. Du coup, elle a eu à faire face à des mouvements sociaux qui ont été le début d’un élément important de l’histoire ; le débat social s’est très largement situé dans l’industrie automobile, en France comme ailleurs. Comme pour toute entreprise individuelle, il y a un problème avec le vieillissement du créateur. Renault, après sa période de gloire maximale que je situerai sans doute à la victoire de 1918, est une entreprise qui a vieilli avec son fondateur et l’entreprise Renault a perdu son rang. En ce qui concerne l’homme, il n’a manifestement pas saisi ce qui se passait entre 1939 et 1945 et cela a conduit le gouvernement provisoire à nationaliser Renault à titre de sanction après la guerre. Cette nationalisation était, à certains égards, accidentelle. Elle n’exprimait pas une volonté industrielle du gouvernement de l’époque. Je ne pense pas qu’elle aurait eu lieu si la firme Renault n’avait pas eu la valeur symbolique qu’elle avait, car on n’a pas nationalisé toutes les entreprises qui ont collaboré avec l’occupant. Mais ce choix de nationaliser Renault a sans doute sauvé l’entreprise. Renault, dans son modèle antérieur, était arrivé à épuisement et la nationalisation a permis une renaissance, un ressourcement avec un modèle de développement qui a été théorisé par Pierre Dreyfus. Ce modèle était de faire de Renault une entreprise concurrentielle qui n’était soumise à aucune contrainte mais qui servait la nation. Louis Renault avait choisi, pour Renault, le slogan « automobile de France » dans les années trente. Ce l’est resté. Autrement dit la nationalisation a été un ressourcement pour une entreprise au service de l’intérêt national, de l’expansion économique, du développement des exportations, qui étaient pour la France un enjeu critique, et du progrès social. Donc, une entreprise libre – le titre de Pierre Dreyfus est « la liberté de réussir » –, mais dont l’intérêt et la volonté coïncident avec ceux de la nation. Aucune entreprise n’incarne autant le modèle des trente glorieuses de 1945 à 1975. Renault est donc vraiment l’expression de son temps tant dans l’entreprise qu’en termes de produits.
6Puis la crise pétrolière et l’ouverture des marchés font que ce modèle national ne fonctionne plus dans une économie qui s’ouvre et qui connaît des taux d’expansion différents. Ce modèle, où les préoccupations financières sont au second, voire au troisième rang, ne fonctionne plus avec la financiarisation de l’économie et cela entraîne une nouvelle crise pour Renault. La première, celle de 1945 avait été morale ; la seconde est financière avec des pertes massives. Commence donc la troisième vie de Renault en 1985 avec une phrase de Georges Besse qui est appelé à diriger Renault et qui dit : « Notre métier c’est de gagner de l’argent en faisant des voitures de qualité et qui plaisent ». Cette phrase toute simple est une rupture brutale, parce que le métier de Renault, pour Louis Renault, comme pour l’entreprise de Pierre Dreyfus, n’avait pas été de gagner de l’argent. Cette rupture de 1985 était, elle aussi, inéluctable ; elle traduisait le fait que le marché commun existait, que l’Etat n’avait plus le droit d’aider ses entreprises comme il avait le droit de le faire auparavant. Nous étions donc dans un monde où l’économique tendait à primer sur le politique, en tout cas dans la sphère économique. Cette rupture a conduit à un nouveau ressourcement, c’est-à-dire à une vision de la concurrence mondiale différente de celle des Trente Glorieuses, qui était à la fois protégée et expansionniste. On a dit que Billancourt était une forteresse ouvrière et la France, la forteresse de Renault. À l’abri de cette forteresse France, Renault pouvait se développer et établir des projets d’expansion au-delà de la France, je pense aux aventures américaines, je pense à la participation de Renault au développement colonial. En 1985, Renault devient une entreprise comme les autres. Cela implique de reprendre des forces et de consacrer un certain nombre d’années à légitimer sa capacité financière, à légitimer sa compétitivité en termes de coûts, à légitimer la qualité de ses produits
7Ce changement de cap de Renault en 1985 conduit très naturellement à la privatisation progressive de Renault qui intervient en 1996. Cette privatisation n’a pas marqué une rupture. Elle était une étape d’un processus engagé en 1985. Quel est ce Renault d’aujourd’hui dans cette troisième phase de son histoire séculaire ? Une entreprise qui a une stratégie inséparable de son produit et qui est une stratégie de croissance rentable. Pourquoi la croissance rentable ? Parce que je crois tout simplement qu’un organisme qui n’a pas d’espérance de développement, ce que j’appelle quelquefois les « entreprises bonzaï », est un organisme dont la vitalité est bridée et dont la vitalité de ceux qui le constituent est elle-même bridée. La croissance pour un organisme a une force dynamique et la rentabilité est bien sûr la condition du caractère durable de la croissance. C’est quelque chose que Renault a appris à ses dépens. Pour engager cette croissance rentable, nous sommes amenés à mettre en place une stratégie fondée sur trois pivots : la compétitivité, l’innovation et l’internationalisation.
8Tout d’abord la compétitivité : quand nous nous reportons dix ans en arrière, nous nous souvenons que l’Europe signait un accord avec le Japon. Cet accord disait que le marché européen s’ouvrirait entièrement aux importations japonaises au 1er janvier 2000. À l’époque, cet accord a suscité de vifs débats, certains disaient qu’il est scandaleux d’annoncer que l’on va capituler. D’autres disaient qu’il est tout à fait anormal de maintenir aussi longtemps une protection. Je dois dire que, à l’époque, j’ai applaudi cet accord et je n’ai pas changé d’avis depuis dix ans. Nous avons su en 1991 qu’en 2000 nous devions être aussi compétitifs en qualité, en coûts, en délais que les meilleurs. On nous a dit : « Vous avez neuf ans pour vous y préparer, mais ne faites pas le pari que l’échéance sera reportée ». L’échéance n’a effectivement pas été reportée. Et nous avons effectivement consacré ces neuf années à nous mettre, en termes de qualité, de coûts et de délais au niveau des meilleurs. Aujourd’hui Renault est effectivement devenu la plus compétitive des entreprises européennes, grâce à l’effort propre des salariés. La compétitivité ne vient pas d’un surinvestissement, d’un taux de robotisation différent, elle vient d’une meilleure organisation du travail et d’une plus grande efficacité dans l’organisation du travail, et aussi d’un autre élément que l’on néglige quelquefois : en Europe occidentale, pour l’industrie automobile, la France est sans doute la plus compétitive des bases de production. La compétitivité d’une base de production s’apprécie à partir de la qualité et du coût des ressources humaines mais aussi de la localisation géographique quand les coûts de transport sont élevés. Si on fait une analyse objective, il apparaît que, au sein de l’Europe occidentale – cette situation changera avec l’élargissement de l’Europe, quand la République Tchèque, par exemple, fera partie de l’Europe – la France est le pays le mieux placé de l’Europe occidentale. Ce n’est d’ailleurs pas par amour passionné de la France, mais par un choix rationnel, que Toyota a décidé de s’installer dans le nord de la France pour conquérir des parts de marché en Europe. Donc la compétitivité est aujourd’hui un acquis. Le second point est l’innovation. La compétitivité est une condition nécessaire à la survie, non suffisante. Ma conviction est que dans un monde ouvert, une entreprise qui n’est pas irremplaçable meurt. En d’autres termes, si quelqu’un d’autre peut faire ce que vous faites, il le fera. Il faut donc que vous ayez le même niveau que les autres sur les fondamentaux, mais il faut en plus que vous ayez une caractéristique particulière qui fait que votre disparition serait une perte pour la société, pour les consommateurs, et que quelqu’un d’autre ne peut pas se substituer à vous simplement en faisant aussi bien que vous. Pour moi, cet élément d’irremplaçable, c’est ce que nous avons résumé dans un slogan : « créateur d’automobiles », c’est-à-dire la capacité d’innovation. Bien sûr, quand on parle d’innovation, on pense toujours d’abord à l’innovation technologique, et si l’automobile n’a, au fond, pas fondamentalement changé depuis 1886, date de son invention – elle a toujours quatre roues, un volant, un moteur à explosion ; la base de la machine n’a pas changé – en revanche l’automobile a intégré un nombre d’innovations extraordinaires. Un de nos concurrents aime à souligner qu’une voiture d’aujourd’hui comporte plus d’électronique que la première navette spatiale américaine, et c’est vrai. Mais au fond cette technologie, elle est à peu près également partagée par tous les constructeurs. Un constructeur peut faire le pari de l’introduire plus rapidement que d’autres : tel constructeur a été le premier à introduire l’ABS, tel autre le plip ou la voiture sans clef. Mais, au fond, la vérité, c’est qu’au bout de 2 ou 3 ans, si l’innovation est bonne, elle se généralise. Donc, l’innovation technologique est un différenciant temporaire. L’innovation vraiment intéressante c’est ce que nous appelons l’innovation conceptuelle.
9Je voudrais revenir en arrière sur un peu d’histoire. Au fond, l’automobile n’a pas beaucoup changé depuis 1886. Mais elle a connu dans ce siècle, à mes yeux, deux révolutions. La première a été celle de Ford, avec la Ford T. C’est la révolution de la production qui en a fait un objet de grande consommation en en réduisant massivement les coûts. La seconde innovation a été faite par le grand concurrent de Ford, Alfred Sloane, dans les années 1920 : c’est l’innovation de vente. C’est l’invention de deux choses à la fois : le multimarquisme et le changement annuel des modèles. Cette double invention faite par Sloane dans les années 1920 lui a permis de dépasser Ford en 1931, et Ford ne l’a jamais rattrapé ; on pense que peut-être, en 2002, ce rattrapage aura lieu, ce qui montre combien des phénomènes peuvent avoir des rémanences longues. Qu’est-ce qu’a inventé Sloane ? Que plutôt d’avoir une voiture pour tous, il faut avoir une voiture pour chacun. Il a donc constitué un empilement de marques allant de la plus populaire – la Chevrolet – à la plus luxueuse – la Cadillac. Puis il ajoute quelque chose d’autre, c’est le changement annuel de modèle, le fait que cet objet de représentation externe qui affirme votre statut se périme tous les ans et que vos voisins savent que vous avez une voiture qui a tel prix, et que vous n’avez pas pu la renouveler depuis tant d’années. Ce faisant, il fait que la consommation d’autos passe du statut de consommation utilitaire – la Ford T – à une affirmation de soi. General Motors a théorisé cette double idée de la différenciation dans l’espace et dans le temps, qui fonde toujours aujourd’hui l’activité de l’industrie. Alors que le comportement rationnel serait d’acheter une automobile et de l’utiliser jusqu’à ce qu’elle meure de sa belle mort, c’est-à-dire au bout d’une quinzaine d’années, la plupart des gens qui achètent une automobile neuve en changent au bout de trois ou quatre ans.
10Ayant fait ce petit détour historique, je reviens à Renault créateur d’automobiles. Dans cette logique de renouvellement sans rupture, il faut découvrir de nouveaux territoires ou de nouveaux designs. Avec cette difficulté particulière : là où dans beaucoup d’autres domaines on fait du marketing, on interroge le consommateur, dans l’automobile on ne peut pas se livrer à ce processus, parce qu’un modèle automobile a aujourd’hui une durée de vie de quelques années et une durée de conception de quelques années. Si vous interrogez le consommateur d’aujourd’hui sur ce qu’il aimera dans six ans, il ne sait pas vous répondre. L’autre technique de marketing, c’est le test. Vous inventez un produit et vous le testez. Par exemple, vous inventez une nouvelle fragrance de yogourt et vous le testez dans telle région française pour savoir si cette fragrance plaît ou non. Dans l’automobile, pour développer un modèle, il en coûte à peu près 1 à 2 milliards d’euros, selon le type de voiture. Il est clair que la technique du test et de l’avancement par essais et erreurs n’est pas efficiente. Vous êtes donc obligé de recourir à l’intuition, puisque vous ne pouvez pas expérimenter et qu’il n’y a pas de science du produit, et vous êtes en même temps obligé de vous appuyer sur une analyse des tendances sociales pour conforter votre intuition et essayer de trouver où seront le marché et la clientèle. C’est ce que nous tentons de faire avec des différents produits, je pourrais citer la Twingo et d’autres produits. Prenons le Scénic. Le Scénic est un monospace. Le monospace est un concept qui est né à peu près en même temps aux États-Unis avec la Chrysler Voyager et en France avec l’Espace. Deux objets physiquement très ressemblants, avec à peu près la même taille, contenant le même nombre de gens et ayant les mêmes qualités. Simplement, il se trouve que l’échelle des voitures aux États-Unis n’est pas la même qu’en France. Du coup, aux États-Unis c’était une voiture de moyenne gamme destinée aux familles. En Europe, l’objet similaire, l’Espace, devient voiture haut de gamme destinée aux classes aisées avec, par conséquent, une clientèle beaucoup plus faible. Autrement dit, pour l’Europe, l’objet n’avait plus la même force ou la même capacité d’attraction car il était hors de portée de la plupart des acheteurs. Le Scénic qui est une Espace en réduction, en taille et prix, retrouvait en Europe ce qui est le cœur de la clientèle du monospace aux États-Unis. Donc, vous voyez le processus de réflexion : quitter la reproduction de l’objet pour arriver à une transposition de l’idée.
11Reste le troisième élément de notre stratégie : l’internationalisation. Il suffit de se promener n’importe où en France pour voir que les espaces de croissance automobile y sont limités ; si on cherche la croissance, il faut donc chercher au-delà des frontières des pays développés. Le point frappant, quand on regarde la production automobile actuelle, c’est que, sur les 50 millions d’automobiles vendues dans le monde en une année, 40 millions sont vendues en Europe occidentale, en Amérique du Nord, en Corée et au Japon. Si on fait la somme de ces marchés, ils représentent très nettement moins de 20 % de la population mondiale. Il vient donc tout naturellement à l’idée que les territoires de croissance automobile sont tous ces pays qui aujourd’hui n’achètent pas d’automobiles, par exemple les Chinois : le milliard 200 millions de Chinois achètent tous les ans autant de véhicules particuliers que les 15 millions de Hollandais, c’est-à-dire que, par individu, ils en achètent à peu près 80 fois moins. Il est évident que pour traiter ces territoires d’expansion, il faut résoudre une série de problèmes environnementaux ou liés au caractère malfaisant du produit « automobile ». Le seul risque qui menace l’industrie automobile, c’est que, si elle refuse de reconnaître les problèmes qu’elle crée, elle risque de mourir de congestion. Aujourd’hui, la plupart des constructeurs, mais pas tous, perçoivent la réalité des problèmes sociaux posés par l’automobile. De plus, lorsque l’on regarde les pays où l’automobile peut se développer, on voit que ce sont des pays où il y a un petit nombre de personnes très riches qui accèdent immédiatement à l’automobile la plus moderne. Ils achètent directement Mercedes. Puis, il y a les classes moyennes dont les revenus moyens sont inférieurs de 3 ou 4 fois à ceux des classes moyennes françaises et le problème, c’est que le produit qu’on leur offre est un produit qui a été conçu avec en tête un pouvoir d’achat qui est celui des classes moyennes françaises. Toutes nos normes et nos standards sont conçus à partir de celles-ci. Pour sortir de cette contradiction, la tradition était de vendre aux étrangers des automobiles qui avaient vingt ans d’âge en conception. La télévision a détruit cette possibilité parce que, pour le Roumain ou le Turc qui achète une voiture, cet achat est un investissement financier statutaire encore beaucoup plus grand que pour le Français qui achète une Renault. La frustration que l’on génère en offrant à cet acquéreur un objet déprécié par avance par rapport à toutes les références qu’il a continuellement sous les yeux à la télévision est insupportable. Cela dit, il n’existe pas aujourd’hui d’objet moderne et accessible aux gens qui n’ont pas les revenus des classes moyennes françaises. C’est quelque chose que nous essayons d’inventer et que nous espérons sortir en 2004. Un pari qui aujourd’hui n’a pas encore été tenté.
12Quelques mots, enfin, sur Renault et Nissan. L’industrie automobile comme toutes les autres est une industrie où il y a des fusions, des rapprochements, des acquisitions. Plus que dans beaucoup d’autres, c’est une industrie où ces fusions et acquisitions posent beaucoup de problèmes parce que ces entreprises automobiles ont une culture d’entreprise extrêmement forte, culture souvent enracinée dans la culture du pays où elles sont. J’ai montré les liens entre Renault et la France et le lien très fort qui existe entre l’entreprise et son produit. Autrement dit, dans l’automobile, n’importe quelle entreprise ne peut pas faire n’importe quel produit. Donc, si vous faites une fusion ou un rapprochement d’entreprise en n’assurant pas au nouvel ensemble la coexistence, la vitalité des cultures et leur capacité de communiquer, vous détruisez autant que vous agrandissez. C’est en ayant cette préoccupation que nous nous sommes rapprochés de Nissan en voulant constituer avec lui un groupe binational. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas l’ambition avec Nissan d’être « un grand mondial », mais, dans l’industrie automobile, on n’est « un grand mondial » que si on a un discours particulier, qui part d’une racine nationale. Si on se coupe de celle-ci, on perd la vitalité de l’organisme et donc sa capacité à produire des fruits. Si on veut que Renault/Nissan marche, il faut que la racine japonaise et la racine française aient toutes les deux la même vitalité et que dans le même temps nous trouvions un langage commun, des modes de travail en commun qui permettent de communiquer. Or, c’est un équilibre qui ne va pas de soi parce qu’il y a toujours une tension entre la préservation de la différence et la capacité de travailler ensemble. On essaie de résoudre ces tensions par un enseignement du respect de la différence, par un effort pour trier ce qui dans la pratique ou dans la culture d’une entreprise est un fruit culturel légitime de ce qui est une mauvaise habitude. Le tri n’est pas toujours facile. Il nous faut trouver un langage commun et ce langage, c’est l’anglais. Bref, en essayant de faire en sorte de constituer effectivement un groupe qui ait la vitalité de ses deux parties. Dans le cas de Renault et du Japon, c’est difficile parce qu’ils sont Japonais et que nous sommes français. Deux groupes français peuvent aussi avoir des cultures très différentes et le grand risque c’est qu’entre deux groupes français, on ne sait pas nécessairement quel est le degré de différence ; on ne gère donc pas la différence d’une façon aussi attentive qu’on le fait quand on est avec un Japonais. Nous-mêmes, quand nous avions fait un accord avec Volvo, parce que les Suédois nous ressemblaient beaucoup, nous ne nous sommes pas aperçus combien ils étaient différents de nous et c’est un des éléments qui expliquent l’échec de notre rapprochement avec Volvo. L’automobile est un objet culturel mais l’entreprise automobile comme producteur d’objets culturels est aussi une entreprise à racine culturelle forte. Ignorer ces racines, ce serait condamner l’entreprise.