Couverture de CDM_010

Article de revue

Une fin de siècle électrique

Pages 90 à 101

Notes

  • [1]
    Dans À la recherche du temps perdu, Proust fait dire à Madame Cottard : « À propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Madame Verdurin sera éclairé à l’électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d’une autre source : c’est l’électricien lui-même, Mildé, qui me l’a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs. Jusqu’aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C’est évidemment un luxe charmant. D’ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n’en fût-il plus au monde. » (La Pléiade, Vol II, p. 726-727).
  • [2]
    A. Robida, Le Vingtième Siècle, 1883, page 47.
  • [3]
    É. Zola, Travail, La Pléiade.
  • [4]
    A. Robida, op. cit., page 53.
  • [5]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958.
  • [6]
    B. Stiegler, La Technique et le temps, Galilée, 1994 et 1996.
  • [7]
    P. Flichy, L’innovation technique, Editions de la Découverte, 1995.
  • [8]
    Sur ce point, voir les remarques de D. Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales, Histoire, Sciences sociales, Juillet-octobre 1998, p. 815 à 837.
  • [9]
    Jean-Pierre Williot, Naissance d’un service public. Le gaz à Paris, Paris, Editions Rive Droite, 1999.
  • [10]
    Voir A. Beltran et P. Carré, La Fée et la servante, la société française face à l’électricité XIXXXe siècles, Belin, 1991.
  • [11]
    A. Mattelart, L’Invention de la communication, Editions de la découverte, 1994 (p. 131 et suivantes).
  • [12]
    Y. Stourdzé, Pour une poignée d’électrons. Pouvoir et communication, Fayard, 1987, pp. 126/127.
  • [13]
    W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, Le livre des Passages, les Éditions du Cerf, 1989.
  • [14]
    P. Morand, 1900, Éditions de France, 1931.
  • [15]
    A. Beltran, L’énergie électrique dans la région parisienne : services publics et entreprises privées 1878-1946, Éditions Rive droite, 2000.
  • [16]
    D.-E. Nye, Electrifyingg America, Social meanings of a New Technology, Massachussetts Institute of Technology, Boston, 1990.
  • [17]
    H. L. Platt, The Electric city, Energy and the Growth of the Chicago Area 1880-1930, The University of Chicago Press, Chicago, 1991.
  • [18]
    P. Morand, « New York », La revue de Paris, décembre 1929.
  • [19]
    C. Marvin, When Old Technologies were New (Thinking about Communications in the Late nineteenth century), Oxford University Press, New York et Oxford, 1988.
  • [20]
    Villiers de l’Isle-Adam, « L’affichage céleste », paru en novembre 1875 dans La Renaissance littéraire et artistique sous le titre de «LaDécouverte de M. Grave ».
  • [21]
    W. Schivelbusch, Disenchanted Night. The Industrialization of Light in the Nineteenth century, The University of California Press, Berkeley, 1988.
  • [22]
    Ainsi Moïse Millaud, fondateur du Petit Journal, recommande-t-il à ses collaborateurs : « Rendez-vous bien compte de l’opinion… Soyez au courant de toutes les découvertes, de toutes les inventions, vulgarisez toutes les choses qui vont s’enfouissant dans de lourdes revues ». Cité par Ch. Delporte, Les journalistes en France 1880/1950. Naissance et construction d’une profession, Le Seuil, 1999, p. 45.
English version
figure im1
Albert Robida, La vie électrique, 1892.

1Si, dès les années 1830, se constitue, avec les découvertes d’Ampère ou de Faraday, une véritable science électrique, si au cours de la décennie suivante, le télégraphe électrique, la galvanoplastie puis les premières lampes à arc suggèrent de l’électricité des usages jusque-là inédits, ce n’est qu’à partir du début des années 1880 qu’éclate sa toute puissance, en particulier avec la découverte de la lampe à incandescence en 1879 par Thomas Alva Edison.

2Non seulement ses applications se multiplient, mais surtout – expositions, presse et littérature s’en font alors largement l’écho –, elle devient véritable phénomène de société. « Tout par l’électricité », le mot d’ordre claque au vent de l’opinion. Elle est la modernité [1]. Désormais le Progrès s’écrira en lettres électriques ! Nul n’en doute. Elle remplacera d’ici peu : « la vapeur cet agent barbare et grossier de la vieille industrie… faisant tourner les roues, haleter les fourneaux, rouler les courroies de transmission, grincer les engrenages et frapper les marteaux pilons, avec un vacarme digne de l’antre des cyclopes de la fable » écrit Albert Robida dès 1882 [2].

3Nul doute également qu’elle effacera « partout la crasse du travail sans soin, sans gaieté, le travail exécré et maudit, dans l’antre empesté de fumées, souillé de saletés volantes, noir, délabré, immonde » dit en écho Zola en 1901 [3]. Tout semble donc se passer comme si à une « vieille industrie », à une « vieille société » (une « vieille » économie ?) allait, d’un bloc, se substituer une électricité qui partout « circule, mêlée à toutes les manifestations de la vie sociale, apportant partout son aide puissante, sa force ou sa lumière… » [4] s’écrit Robida en sociologue des temps à venir. Vingt ans plus tard, Zola (Travail), dans un registre proche, attend toujours le jour où elle « circulera dans les villes telles que le sang même de la vie sociale… Et, la nuit dans le ciel noir, elle allumera un autre soleil qui éteindra les étoiles… »

4G. Simondon [5], B. Stiegler [6] ou P. Flichy [7] nous ont montré que l’histoire des relations entre techniques et société était nouée par une relation complexe faite d’ajustements, de conflits et d’adhésions, d’accommodements et de ruptures. Or, cette histoire est également ponctuée de moments forts qui, a posteriori, marquent symboliquement des points de passage. À cet égard ce qui se joue dans les vingt dernières années du xixe siècle mérite, à plus d’un titre, qu’on s’y arrête. Et, si pendant cette période, ce qui semble avant tout caractériser l’électricité est l’apparition d’un nouveau mode d’éclairage, les vingt ans qui s’écoulent des années 1880 aux années 1900 nous apparaissent également représentatifs de tensions entre représentations et pratiques, d’articulations troubles entre discours et usages [8]. Ils permettent une lecture de la réception, par le consommateur, d’une innovation technique et de ses modes d’appropriation.

Premières lueurs

5La lumière électrique est contemporaine de l’essor urbain de la fin du XIXe siècle. Toutefois, la France n’a pas connu un boom urbain comparable à l’Allemagne ou aux États-Unis, pays phares de la seconde révolution industrielle. Une seule ville s’est trouvé en position de pointe : Paris intra-muros et non la banlieue. Il est à noter d’ailleurs que le terme péjoratif de « banlieusard » apparaît vers la même période (années 1880). Pourtant cette technique nouvelle ne s’est pas développée sans concurrence, sans critique. En effet, les pays de la première industrialisation, à savoir la Grande-Bretagne et la France, avaient largement investi dans l’une des techniques majeures d’utilisation du charbon : l’éclairage au gaz de ville (le nom seul dit bien son origine et sa destination). En conséquence, le discours sur le gaz présente bien des similitudes avec ce qui fut dit cinquante ans plus tard : une lumière efficace, fiable, aux qualités multiples. En 1867, la presse affirme que « le gaz concourt à l’éclat de la mise en scène et rehausse la toilette des spectatrices ». À la Closerie des Lilas « des centaines de becs de gaz inondent de torrents de lumière, éclairent a giorno, les frais visages, les fraîches toilettes des dames et les figures barbues et le triste costume des hommes » [9].

6Cependant l’éclairage au gaz présentait des défauts : ses imperfections (danger d’incendie, manque de divisibilité, fumée) furent soulignées dès que la lumière électrique se manifesta en tant que concurrent. À une imagé d’air vicié (et même d’espace du vice quand le gaz éclairait mal les lieux dangereux) l’électricité substitua l’image d’un éclairage hygiénique et presque vertueux. Toutefois, à la fin du XIXe siècle, la ville – toute ville moyenne – possédait une ou plusieurs usines à gaz et la plupart des quartiers étaient bien canalisés. L’industrie gazière, puissante et tranquille, vit donc arriver l’électricité avec un mélange de crainte et de condescendance car elle était aussi capable de se moderniser grâce au bec Auer, au manchon à incandescence. Outre la compétition du gaz, l’électricité trouva sur son chemin des adversaires modestes mais bien acceptés par la population (telle la lampe à pétrole) ou d’autres, plus exotiques, dont l’impact fut nettement plus éphémère (l’acétylène par exemple).

7On aboutit ainsi à un premier paradoxe sur l’éclairage électrique : celui-ci fut à la fois l’objet d’une mode et victime de grandes résistances. Ces dernières sont venues des tâtonnements de la technologie électrique, de la compétitivité du gaz et sans doute des espoirs trop grands mis dans l’éclairage électrique. Ce dernier marque alors l’extrémité d’une longue chaîne de moyens techniques destinés à vaincre la nuit. On attendit en conséquence de l’électricité qu’elle réunît l’ensemble des qualités de ses prédécesseurs, qu’elle fût immédiatement compétitive et qu’elle répondît aux attentes ultimes des consommateurs, faites de besoins réels (on prêtait en général à l’électricité des qualités de divisibilité, de sécurité, d’immédiateté, de simplicité) et d’espoirs quelquefois plus proches de l’imaginaire que de la réalité. En fait, pour passer d’un système technique à l’autre, le consommateur doit être plus que convaincu, il doit être séduit [10]. Le seul appel à sa rationalité ne lui ferait pas quitter ses anciens usages, bien maîtrisés. Au contraire, le nouveau consommateur mêle rêve et réalité, particulièrement pour une technologie qui se prête aux plus grands espoirs. Il doit de plus intégrer de nouveaux gestes techniques comme le fait d’agir sur un interrupteur et d’obtenir immédiatement la lumière ou l’obscurité. C’est pour cela que le discours électrique a d’emblée, et surtout en France, misé autant sur la technique que sur la réponse aux attentes ancestrales (vaincre définitivement la nuit), aux angoisses du moment (la lumière électrique contre le danger social) et aux rêves les plus fous (l’illumination totale de la ville : voir les multiples projets de grande tour-lumière).

Les expositions

8De la fin des années 1860 au tournant du siècle : une longue respiration de quarante ans. Elle semble placée sous le signe des expositions. Universelles, internationales, industrielles… Elles se multiplient, elles prolifèrent et constituent alors en elles-mêmes un mode nouveau de communication [11]. L’électricité, sous toutes ses formes – et tout particulièrement les nouveaux types d’éclairage- s’y taille la part du lion. Exposition : d’emblée – et le terme qui la désigne en dit long – elle se situe du côté de ce qui se montre, elle est du domaine de l’ostentatoire, de la mise en scène. Or n’y a-t-il pas plus ostentatoire que ce qui est lumière ? Cette lumière qui jaillit, qui arrose donne du paysage quotidien une autre image, une autre dimension. Comme une lumière qui ne cesserait de s’éclairer elle-même car avec l’électricité, la lumière quitte le régime de l’alternance du jour et de la nuit. Elle est continue [12].

9Dès la fin des années 1870, les électriciens partirent à la conquête du public. En effet, avec la place croissante donnée à l’électricité, s’impose vite l’idée qu’il importe de lui consacrer – et la chose ne s’était encore jamais vue – à elle seule une exposition tout entière. En 1877, sous l’impulsion du comte Hallez d’Arros secrétaire de la rédaction de la revue L’Électricité, avait été élaboré un projet d’exposition consacrée à l’électricité. Faute de soutiens, le projet fut abandonné et les diverses sections alors projetées noyées dans celles de l’Exposition Universelle de 1878. C’est donc l’Exposition de 1881 qui marque le véritable tournant de l’histoire de l’électricité. Elle en fut sans doute l’un des événements phares non parce qu’elle inaugurait de nouvelles techniques mais surtout parce qu’elle fut un moment d’intense vulgarisation. Elle a fonctionné comme effet de représentation, comme effet de communication. L’histoire d’une technique s’écrit tout autant du côté des représentations que du côté du réel et de la massification.

10Outre les machines, les téléphones, ce qui semble, et à cet égard la lecture de la presse est particulièrement révélatrice, avoir essentiellement retenu l’attention du public est bien la multiplication des systèmes d’éclairage. Le héros de l’exposition est sans doute Edison. En 1881, après avoir organisé une intense campagne de communication auprès de la presse parisienne, il réussit à occulter les procédés mis au point par ses rivaux. Or l’exposition, si elle privilégie l’ostentatoire, a également une fonction « pédagogique ». Elle donne à voir un futur qu’on imagine proche. Elle fonctionne comme un laboratoire de la modernité. Dans les salons qui jouxtent les quelques pièces où ont lieu les démonstrations téléphoniques, le visiteur pouvait admirer les systèmes d’éclairage les plus récents. « Les organisateurs ont installé une salle de théâtre et de conférences qui est éclairée le soir à la lumière électrique ; puis s’ouvre une galerie de tableaux dont les couleurs ne seront plus dénaturées par la lumière de la lampe à huile ou du gaz ; nous parcourons ensuite une salle à manger, un salon, une antichambre, une cuisine et une salle de bains où se trouvent accumulées toutes les ressources que l’électricité peut fournir au confort et aux commodités de la vie, telles que sonneries électriques, signaux, allumoirs domestiques… » Près d’un millier de lampes différentes illuminent, le soir venu, le Palais de l’Industrie : lampe-soleil de Clerc, lampes à incandescence de Swan, Maxim, Edison, etc. De cette exposition, on retiendra surtout les visites nocturnes. « Et le soir, lorsque les foyers électriques inondaient tout l’édifice de leur resplendissante lumière, on se serait cru transporté dans un de ces palais féeriques que rêve l’imagination des poètes » écrit Louis Figuier dans ses Nouvelles conquêtes de la science en 1883. D’emblée le ton est donné. C’est de féerie qu’il s’agit quand on évoque la lumière électrique. Le Palais qui abrite l’exposition est bel et bien un véritable palais de lumière.

11Dans les Expositions Universelles, la place de l’électricité est désormais prépondérante. L’Exposition de 1889 est, à cet égard, tout à fait symptomatique. Aux pieds de la Tour Eiffel, l’Exposition célébrant le premier centenaire de la Révolution Française et de la victoire des Lumières sur l’Ancien Régime, accorde une grande importance aux techniques électriques. Elle marque la victoire de l’éclairage électrique. Il symbolise la fête, la splendeur. Les descriptions lyriques des fontaines lumineuses remplissent des colonnes entières. La lumière électrique a désormais vaincu la nuit, comme en 1789 les Lumières avaient renversé l’obscurantisme. À la pénombre tremblante et incertaine se substitue une lumière ferme. Paris s’instaure dès lors, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin en « capitale du XIXe siècle » [13]. Nul doute, la lumière électrique saura guider vers le Progrès !

12Le thème atteindra son apothéose en 1900 avec sa salle des glaces et ses fontaines lumineuses. De fait, c’est avec l’Exposition de 1900 que naît la Fée Electricité. Si en 1889, l’éclairage électrique avait déjà pris une place primordiale, l’exposition était encore toute tournée vers le fer. La construction de la Tour Eiffel en est l’éclatant symbole. Certes la Tour (la « bergère » dont parlera plus tard Apollinaire), tel un immense phare au centre de la Cité, éclairait avec magnificence le « troupeau des ponts » et les méandres du fleuve, mais c’est en 1900 que la débauche de lumières apparaît pleinement aux contemporains. L’électricité est spectacle, elle a désormais, telle une reine ou une impératrice, son Palais. Il est, et ce n’est certes pas un hasard, situé face à la Tour. Comme si au siècle du fer succédait celui de l’électricité. Palais de glace, de vitres et de verres, son architecture, comme une immense pièce montée, joue sur ses formes alambiquées et plus de 5000 lampes illuminent à la tombée du jour le décor que construit la lumière. L’électricité se fait mouvement, elle danse et oscille au rythme des jets d’eau et des fontaines lumineuses. Au sommet du Palais, mère et déesse, veille la Fée et chaque soir, dit Paul Morand « retentit un rire étrange, crépitant, condensé : celui de la Fée Électricité. Autant que la morphine dans les boudoirs de 1900, elle triomphe à l’Exposition ; elle naît du ciel comme les vrais rois. Le public rit des mots « Danger de mort » écrits sur les pylônes. Il sait qu’elle guérit tout, l’Électricité, même les névroses à la mode. Elle est le progrès, la poésie des humbles et des riches ; elle prodigue l’illumination ; elle est le grand Signal ; elle écrase, aussitôt née, l’acétylène. À l’Exposition, on la jette par les fenêtres. Les femmes sont des fleurs à ampoules. Les fleurs à ampoule sont des femmes. C’est l’électricité qui permet à ces espaliers de feu de grimper le long de la porte monumentale. Le gaz abdique. […] La nuit, des phares balaient le Champ de Mars, le Château d’Eau ruisselle de couleurs cyclamen; ce ne sont que retombées vertes, jets orchidée, nénuphars de flammes, orchestration du feu liquide, débauche de volts et d’ampères. La Seine est violette, gorge-de-pigeon, sang de bœuf. L’Électricité, on l’accumule, on la condense, on la transforme, on la met en bouteilles, on la tend en fils, on la met en bobines, puis on la décharge dans l’eau, on l’émancipe sur les toits, on la déchaîne dans les arbres : c’est un fléau, c’est la religion de 1900 [14] ».

Villes électriques

13Les lieux de consommation de l’électricité ont souvent, en tout cas en France, été marqués par une réelle volonté ostentatoire. Double volonté en fait qui répondait aux vœux des producteurs (il fallait être vus) ainsi qu’à ceux des consommateurs : on trouve souvent des commerçants désireux de paraître « modernes » parmi les consommateurs des années 1880. À Dijon, quand l’éclairage électrique arrive dans la ville, la presse ne dit rien de l’usine de production mais elle relate que la foule se presse devant la vitrine de Cheneau, horloger bijoutier : l’éclairage électrique met en valeur les objets exposés sans les rendre trop brillants.

14De même, l’éclairage des théâtres apparaît comme un fait capital et exemplaire. Certes, ce mode d’éclairage par l’électricité s’imposa à la suite des nombreux incendies dus au gaz. Mais, en même temps, l’éclairage électrique des théâtres donnait d’emblée une image de fête, d’opulence, d’aisance, un « éclat » que le gaz de ville ne pouvait disputer à la nouvelle énergie. Toute fête s’accompagne de lumière électrique, signe de prestige et de modernité. À Nîmes, la société locale de production-distribution d’énergie électrique participe très tôt aux fêtes du 14 juillet et se fait une large publicité grâce aux rues du centre-ville nouvellement éclairées. Dans la plupart des grandes villes françaises, la volonté d’exploiter électriquement le centre historique relevait d’une logique économique (du fait de la densité des consommateurs) mais aussi d’une volonté de faire de ce mode d’éclairage un spectacle que l’on irait voir en famille le soir. Il est symptomatique d’ailleurs de constater que les élus parisiens, quand ils hésitaient dans les années 1880 sur le mode d’éclairage à retenir pour la capitale, affirmèrent de l’éclairage électrique qu’il apportait davantage de lumière « et que c’était son seul motif d’exister » [15].

15La situation n’était guère différente à l’étranger. La révolution de l’éclairage électrique autorisait également une nouvelle saisie de l’espace. Or, les grandes villes américaines, les voyageurs en témoignent, sont nettement mieux éclairées que les villes d’Europe. En 1903, rappelle D. Nye [16], Chicago, Boston ou New York ont cinq fois plus de lampadaires électriques par habitant que Paris, Londres ou Berlin. Et l’adoption de ce système d’éclairage, à Boston et à Chicago [17] notamment, est saluée par la presse populaire qui y voit à la fois gain d’hygiène et esthétique nouvelle. L’éclairage électrique amorce une certaine façon d’adopter en grand l’innovation qui est le propre des Etats-Unis. Point de frein, point de craintes de gaspiller l’argent : on applique en grand ce qui paraît être un marché, un progrès, un style de vie (l’american way of life).

16L’électricité remodèle le paysage urbain. Dans les grandes villes américaines qui plus tard fascineront tant Paul Morand [18], elle accentue les angles et le gigantisme de l’architecture. Dès 1890, Broadway ruisselle d’éclairages électriques et Times Square étincelle de publicités lumineuses. Déchirant l’obscurité, l’électricité se fait mise en scène de la ville. L’électricité-spectacle trouve dans les grandes cités modernes une scène à sa mesure. D’emblée, pour Carolyn Marvin [19] la lumière électrique se présente comme un instrument de communication. Avant même, peut-être, de permettre au regard une nouvelle saisie de l’espace urbain, la lumière électrique dans son scintillement et son tremblement se met, au sens propre, en lumière. Elle désigne, montre de son rayon ce qu’il importe de voir, elle attise le désir. Sa luminosité provoque. Trouant l’épaisseur de la nuit ses rayons guident le consommateur. Elle fascine. Dans ses contes cruels, Villiers de l’Isle Adam [20], contemporain des première expériences d’éclairage électrique, imagine d’immenses jets de lumière électrique projetés dans le ciel. Ils permettront, pense-t-il, une forme nouvelle de publicité. Or l’auteur de l’Ève Future ne fait ici qu’exacerber la réalité. En effet, l’une des premières applications de l’électricité dans les grandes métropoles fut, avec l’éclairage des avenues et artères principales de grandes cités, son utilisation au service du commerce et de ce qui ne s’appelait pas encore la publicité. Rapidement dans les rues des grandes cités américaines, à Londres ou à Vienne, la lumière électrique dans les magasins attire le chaland comme les immenses panneaux publicitaires tout de lumière électrique qui donnent à l’espace urbain une dimension autre… Dans ces grandes villes, en hiver, jeux de lumières électriques, mais aussi arbres de Noël électriques et devantures des grands magasins – palaces d’une consommation naissante – d’où débordent les flots de lumière projetés jusque dans les rues qui prennent de nouvelles couleurs, une nouvelle vie, la lumière électrique donne aux quartiers les plus commerçants une dimension nouvelle.

17Le symbole le plus célèbre de la démocratie américaine ne pouvait qu’adopter l’électricité. C’est ainsi qu’il fut décidé que seule la lumière électrique était digne d’éclairer la statue de la Liberté dans le port de New York. De nombreux projets furent soumis. Certains souhaitaient que sa couronne fût illuminée pour donner l’impression d’un diadème resplendissant de pierres précieuses, d’autres désiraient que de la torche sortent d’immenses rayons lumineux éclairant le ciel tels une colonne de feu. Le projet symbolique et le « réel » technique ici se rejoignent. La statue de la Liberté comme symbole de la Lumière et la Liberté telle qu’aux États-Unis alors on la décrète, illuminent le monde, lumière et destin. Elle est le but vers lequel convergent les milliers d’immigrants.

18Cette lumière naturelle était-elle en concurrence avec le surnaturel ? En 1896 en Angleterre une synagogue qui avait installé un système d’éclairage électrique fut accusée d’avoir rompu-violé le Shabbat. Les illuminations au Vatican lors de fêtes en 1885 furent dénoncées comme profanes, car trop proches d’une théâtralisation. Les autorités pontificales interdirent leur emploi durant les cérémonies. Cependant en 1892 le Pape Léon XIII admit son utilisation.

19W. Schivelbusch [21] a évoqué une nuit désenchantée, l’industrialisation de la lumière à la fin du XIXe siècle. Pourtant, au regard des témoignages des contemporains, il semble que pendant une vingtaine d’années la lumière électrique émerveilla, illumina plus qu’elle n’éclaira, séduisit un très large public en faisant bientôt l’unanimité. Malgré tout, il faut rappeler que le nombre réel d’abonnés à l’électricité avant 1914 est resté faible (32 300 abonnés à l’électricité à Paris en 1900 contre 454600 abonnés au gaz, soit 14 fois moins). En revanche, l’électricité apparaît protéiforme : lumière, bien entendu, mais aussi communication. Fascination, nouvelle vision, transparence et nouvelles habitudes dans l’architecture, effacement des frontières séculaires entre jour et nuit (et surtout effacement de l’aube et de la pénombre) : voici quelquesuns des apports de l’éclairage électrique qui ne peut être un éclairage banal en cette fin de siècle. Certes les stéréotypes littéraires sont bien présents : l’arrivée, l’épiphanie de l’électricité et de l’éclairage électrique sont toujours déconcertants, grandioses et spectaculaires. D’emblée l’éclairage électrique se situe à l’égal des grands événements naturels. Mais il est aussi de l’ordre du surnaturel. Dans tous les cas, ou presque, les métaphores hésitent entre le vocabulaire de la biologie végétale (fleurs, plantes, etc.) et celui du surnaturel… On note comme des phénomènes d’hypnotisme collectif notamment devant les enseignes et publicités lumineuses au moment où on évoque un âge des foules et où Freud publie ses premiers textes. Pour comprendre cette fascination envers une manifestation extraordinaire de la Science, on peut en définitive émettre l’hypothèse que l’éclairage électrique a répondu à un souhait profond des foules de la fin du siècle dernier. C’est en effet en cette fin de siècle que la presse populaire, premier moyen de diffusion de masse, prend son essor [22]. Elle est le symbole et le facteur de l’égalité, de l’égalitarisme et de l’âge des foules. Mais elle permet aussi à chacun de s’isoler, de s’individualiser loin de l’anonymat de la ville. Elle est l’aboutissement historique et la réponse que les contemporains jugeaient définitive à une utopie sociale qui voulait fondre individualisme et égalitarisme.

figure im2
René Lalique, Aubépine du Japon, lampe, 1920,
Collection privée, Paris.

Date de mise en ligne : 10/03/2013

https://doi.org/10.3917/cdm.010.0090

Notes

  • [1]
    Dans À la recherche du temps perdu, Proust fait dire à Madame Cottard : « À propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Madame Verdurin sera éclairé à l’électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d’une autre source : c’est l’électricien lui-même, Mildé, qui me l’a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs. Jusqu’aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C’est évidemment un luxe charmant. D’ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n’en fût-il plus au monde. » (La Pléiade, Vol II, p. 726-727).
  • [2]
    A. Robida, Le Vingtième Siècle, 1883, page 47.
  • [3]
    É. Zola, Travail, La Pléiade.
  • [4]
    A. Robida, op. cit., page 53.
  • [5]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958.
  • [6]
    B. Stiegler, La Technique et le temps, Galilée, 1994 et 1996.
  • [7]
    P. Flichy, L’innovation technique, Editions de la Découverte, 1995.
  • [8]
    Sur ce point, voir les remarques de D. Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales, Histoire, Sciences sociales, Juillet-octobre 1998, p. 815 à 837.
  • [9]
    Jean-Pierre Williot, Naissance d’un service public. Le gaz à Paris, Paris, Editions Rive Droite, 1999.
  • [10]
    Voir A. Beltran et P. Carré, La Fée et la servante, la société française face à l’électricité XIXXXe siècles, Belin, 1991.
  • [11]
    A. Mattelart, L’Invention de la communication, Editions de la découverte, 1994 (p. 131 et suivantes).
  • [12]
    Y. Stourdzé, Pour une poignée d’électrons. Pouvoir et communication, Fayard, 1987, pp. 126/127.
  • [13]
    W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, Le livre des Passages, les Éditions du Cerf, 1989.
  • [14]
    P. Morand, 1900, Éditions de France, 1931.
  • [15]
    A. Beltran, L’énergie électrique dans la région parisienne : services publics et entreprises privées 1878-1946, Éditions Rive droite, 2000.
  • [16]
    D.-E. Nye, Electrifyingg America, Social meanings of a New Technology, Massachussetts Institute of Technology, Boston, 1990.
  • [17]
    H. L. Platt, The Electric city, Energy and the Growth of the Chicago Area 1880-1930, The University of Chicago Press, Chicago, 1991.
  • [18]
    P. Morand, « New York », La revue de Paris, décembre 1929.
  • [19]
    C. Marvin, When Old Technologies were New (Thinking about Communications in the Late nineteenth century), Oxford University Press, New York et Oxford, 1988.
  • [20]
    Villiers de l’Isle-Adam, « L’affichage céleste », paru en novembre 1875 dans La Renaissance littéraire et artistique sous le titre de «LaDécouverte de M. Grave ».
  • [21]
    W. Schivelbusch, Disenchanted Night. The Industrialization of Light in the Nineteenth century, The University of California Press, Berkeley, 1988.
  • [22]
    Ainsi Moïse Millaud, fondateur du Petit Journal, recommande-t-il à ses collaborateurs : « Rendez-vous bien compte de l’opinion… Soyez au courant de toutes les découvertes, de toutes les inventions, vulgarisez toutes les choses qui vont s’enfouissant dans de lourdes revues ». Cité par Ch. Delporte, Les journalistes en France 1880/1950. Naissance et construction d’une profession, Le Seuil, 1999, p. 45.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions