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Article de revue

Fiat lux ou les péripéties palingénésiques de la lumière

Pages 16 à 33

Notes

  • [1]
    Mémoire et journal de J.-G. Wille, texte publié par G.-E. Duplessis, 1857, 2 vol., in Magazine pittoresque, année 1867, p. 95. Je remerci P. Dumayet de me l’avoir communiqué.
  • [2]
    Ch. Bonnet, Palingénésie philosophique, 1769 ; Ballanche, Essais de palingénésie sociale, 1827.
English version
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William Blake, Frontispice de Europe, A Prophecy c. 1794,.
D.R.

1Dans la langue, dans l’expérience, dans les représentations immédiates de la conscience comme dans les élaborations les plus sophistiquées de la culture, la lumière est spontanément associée à une notion d’évidence, de clarté et de simplicité dont elle constitue une sorte de symbole plus ou moins stéréotypé. Mais la lumière n’est pas une entité simple : à la lumière naturelle de notre étoile et de notre satellite qui font les saisons et dictent l’alternance des jours et des nuits, la culture, depuis la conquête du feu, a opposé le principe prométhéen d’une lumière artificielle qui n’a cessé, malgré ses modestes moyens, de rivaliser avec l’astre solaire pour combattre la fatalité nocturne des ténèbres.

2Des incendies de savanes allumés par la foudre aux feux de broussailles entretenus pour écarter les prédateurs nocturnes, de la torche de résine à la lueur de laquelle l’homo sapiens sapiens trace les premières fresques rupestres dans la nuit des grottes, aux lampes à huile qui éclairent les nuits de l’Antiquité, des feux de la Saint Jean aux spectacles pyrotechniques, des chandelles de suif fumantes et malodorantes aux fines bougies de cire étincelantes qui font briller les cristaux des candélabres, des réverbères aux lampes à pétrole et aux becs de gaz, l’histoire de l’éclairage raconte la lente émergence d’une autre lumière dont la maîtrise technique, difficile et longtemps dérisoire, a constitué la symbolisation, un peu désespérée, d’une connaissance strictement humaine qui produirait elle-même les ressources de son intellection. Connaître c’est y voir clair, mais que peut la petite flamme d’une chandelle comparée à la vive lumière du matin ? Toute intelligibilité vient de notre bonne étoile, le soleil : pour la philosophie platonicienne, il est la métaphore matérielle de la lumière des Idées, la figure du principe anhypothétique sur lequel repose toute dialectique, le symbole du vrai et du bien. Du mythe de la caverne au néoplatonisme chrétien, de la pensée aristotélicienne à la Scholastique, la lumière solaire constitue une image récurrente du savoir vrai et de l’intelligibilité : l’homme, animal avide de lumière, reçoit sa vie physique du soleil comme son âme se nourrit de la lumière divine. Le tournesol, ou héliotrope, dont la tête suit instinctivement la marche de l’astre solaire est consacré à saint Jean et symbolise l’âme tournée vers Dieu. La seule véritable connaissance digne de ce nom est, du point de vue spirituel, la connaissance de Dieu telle que l’enseigne l’Église, et du point de vue intellectuel, celle des astres, telle que la permettent la mathématique et l’astronomie : des connaissance qui ne touchent pas à leur objet, qui se bornent à en reconnaître la perfection par les ressources de la pure contemplation (theoria). Le Cosmos, créé par le Démiurge ou par Dieu, est un chef-d’œuvre auquel on ne peut rien ajouter, soustraire ni modifier : inaccessible et parfait, source de sa propre lumière, il est l’objet réfractaire à toute visée technique, le modèle même de la connaissance légitime. C’est contre ce modèle que la pensée technicienne s’est construite, en cherchant à fonder une autre légitimité, celle de la maîtrise et de l’appropriation de la Nature, celle des Lumières.

3Mais, entre lumière naturelle et artefact lumineux, il serait trop simple d’imaginer une pure contradiction : dans l’histoire des interactions entre culture et technique, les imaginaires ignorent la règle du tiers exclu. L’élan prométhéen fait feu de tous bois : il est tout à la fois rationaliste et ingénieur, messianique et prophète. Les aventures intellectuelles de la lumière sont peut-être l’exemple le plus frappant d’une irrésistible rémanence du cosmologique dans le scientifique : cinq siècles après la révolution copernicienne, on continue à dire et à penser chaque matin que le soleil « se lève », par un tropisme de l’horloge biologique qu’aucune raison ne parvient tout à fait à surmonter. Singulièrement lente et archaïque jusqu’au XIXe siècle, la maîtrise de la lumière n’a dépassé la simple domestication du feu que depuis le début du XXe siècle : nous ne sommes que la quatrième génération à vivre la fracture de la lumière électrique, la première génération, peut-être, à en ressentir pleinement et sans illusion, toutes les conséquences. De l’électrique à l’électronique, l’histoire s’accélère, les anciennes et tenaces figures mythiques se brouillent : en quelques années, des millénaires de réflexes acquis et de croyances sont brutalement en train de tomber en désuétude. C’est de cette déperdition qu’il sera ici question.

Palingénésies cosmiques : le brasier initial

4Avec des variantes significatives, la plupart des cosmogonies archaïques donnent au jaillissement de la lumière une sorte de prépondérance mythique, sous la forme d’un Feu initial qui constitue la forme primitive de toute clarté : à la fois origine de l’Univers et condition de son intelligibilité. Pour les Stoïciens, le Cosmos, né d’un gigantesque incendie, ne se refroidit et ne se déploie que pour se re-contracter et revenir à un brasier dans lequel se formera un nouvel univers. Sous le nom de « palingénésie », les stoïciens admettaient le principe d’un cycle, d’une sorte d’éternel retour, qui a souvent été cité, au XXe siècle, par les théoriciens d’un Big Bang à répétition : les partisans de la thèse d’un univers fini qui, après une période d’expansion, serait fatalement conduit à revenir sur soi, à entrer dans une phase de rétraction et de densification dont la conclusion serait immanquablement un nouveau Big Bang. Cette thèse, autant que la thèse adverse (un univers infini, qui n’en finirait pas de se dilater et de se refroidir en créant l’espace de sa fuite en avant et de sa dispersion définitive dans le temps) semble aujourd’hui abandonnée au profit d’une thèse médiane et « molle », bien en accord avec le prosaïsme libéral de notre temps : un univers « moyen » ni assez dense pour revenir sur soi, ni assez dispersé pour se diluer dans les confins, un cosmos qui perd son élan, dont l’expansion devrait se ralentir sans parvenir à s’inverser et qui pourrait bien s’installer, en fin de compte, dans une sorte d’équilibre à la fois fini et infini. Affaire à suivre.

5Mais, fini, infini ou « moyen », l’Univers continue à être pensé comme l’effet d’une explosion initiale, d’un état premier où la genèse des particules reste inséparable d’une chaleur absolue intervenue ex nihilo, d’une irruption de la lumière qui n’aurait pas d’« avant », conformément à une tradition millénaire. Dans la physique d’Héraclite d’Éphèse (VIe siècle av. J.-C.), cette lumière brûlante du foyer originaire opère l’unité de toute chose; elle représente la condition et la règle des transformations de la matière en présidant à toutes ses métamorphoses. Chez les pythagoriciens, la lumière source de toute intelligibilité et principe d’harmonisation du monde et de l’esprit est conçue comme un feu visuel adéquat à la diversité des énigmes qu’il permet d’élucider. Pour sa part, le texte révélé de la Genèse affirme que la lumière fut créée le premier jour, selon une logique qui en fait l’un des premiers actes divins et comme la condition des complexités sans cesse accrues dont Dieu a ultérieurement doté l’Univers. Mais contrairement à l’idée reçue, le fiat lux biblique ne s’est accompli qu’en différé et en deux temps : d’abord sous sa forme anhypothétique (mais seulement à la fin du premier jour) après la ténébreuse affaire d’une création d’abord totalement opaque, puis sous sa forme matérielle et hypothético-déductive (mais seulement le quatrième jour), par la mise en place d’une mécanique céleste qui finit par fixer à la lumière ses sources naturelles.

Un point obscur : la nuit initiale du fiat lux

6À la différence de nombreuses cosmologies antiques, l’Ancien Testament ne dit pas en effet que l’Univers créé par Dieu ait commencé dans l’éblouissement d’un brasier initial de type Big Bang. Bien au contraire, pour la Bible, tout a commencé dans un noir bouillon : c’est le vide, l’informe, l’obscure et le liquide qui ont présidé au déploiement d’un espace d’abord entièrement opaque et purement négatif. Le ex nihilo à partir duquel aura lieu l’embrasement n’est pas supposé, il est affirmé : Dieu a créé une étendue plongée dans la plus extrême obscurité. Cet empire initial des ténèbres se pose comme l’apparition d’une matière paradoxale (les cieux, la terre, les eaux, mais « vides », encore non substantialisés), d’une sorte d’antimatière visqueuse qui aurait formé la concavité du premier « étant » : une substance qui serait à elle-même son propre « abîme ». C’est à cet acte fondateur d’une étendue « en creux » que va succéder (selon une succession qui n’appartient pas encore au chronologique et qui échappe donc à la logique de tout discours) l’irruption de la lumière, un embrasement de clarté qui ne possède lui-même aucune source matérielle, ni aucune scansion temporelle, mais qui initialise la substantification et transforme en spectacle visible le programme démiurgique de complexification quotidienne du monde auquel va se livrer le Tout-Puissant pendant les six jours suivants.

« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre./ La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux./Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour »
(Genèse 1, 1-8)
Ce premier crépuscule et cette première aube restent entièrement mystérieux puisqu’à ce stade, et pour les trois premiers jours de la Création, la clarté qui fait le matin et l’ombre qui fait la nuit n’ont pas d’autre règle d’alternance ni d’autre mesure que la fantaisie divine et son désir de partage entre lumière et obscurité. C’est évidemment le premier matin qui permet rétrospectivement de poser la nuit – jusqu’ici infracassable noyau nocturne sans dedans ni dehors, éternelle nuit d’avant les temps – comme une nuit qui aura eu lieu, qui aura finalement eu un terme : nuit vertigineuse puisque tout en elle dépend de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et « nuit américaine » s’il en fut, puisque sa conversion en jour, intégralement factice, repose sur l’artifice d’un trucage et n’est, en somme, destinée qu’à mettre en lumière les futures métamorphoses de l’étendue, dans un temporalité encore entièrement élastique et pour tout dire improbable.

Second fiat lux : la lumière du quatrième jour

7Selon la Genèse, il faut attendre (mais qu’est-ce qu’attendre, hors du temps ?) le quatrième jour pour que Dieu s’avise de créer la mécanique lumineuse des astres en donnant à la Terre ses luminaires diurne et nocturne (le soleil et la lune) et, aux cieux, ses étoiles : les « signes » qui permettent désormais de mesurer le temps. Cette fois, les sources de la lumière ne sont plus extérieures au décor, la petite aiguille commence à bouger sur le cadran : en cessant d’être son propre éclairagiste, le démiurge devient grand horloger et se prend à son propre piège. Jusque-là, entre la première aube et la fin de la quatrième nuit, on est bel et bien resté hors du temps, dans une sorte de mirage temporel savamment orchestré par une rythmique alternée des nuits et des jours, mais selon une intermittence parfaitement rhétorique : « Ainsi il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier … le deuxième … le troisième … jour ». Le Tout-Puissant se donne un rythme, une cadence pour séparer l’ombre de la clarté, il bat la mesure pour se donner du cœur à l’ouvrage, mais son tempo reste capricieux : qui nous dit si chaque journée a duré un milliardième de seconde ou des millions d’années ? Si Dieu cause de toute chose n’est néanmoins pas libre de faire que ce qui a été n’ait pas été, c’est seulement à la lumière d’une temporalité non réversible. On peut dire qu’à partir du quatrième jour, en effet, il en prend son parti. Avant, il s’était admirablement organisé pour laisser du temps au temps et garder les mains libres. La lumière sans parti pris du premier fiat lux ne dure donc que quatre nuits et trois jours. À partir du quatrième jour, la lumière du second fiat lux devient « signe ». L’homo sapiens sapiens n’a pas encore fait son apparition (il ne sera créé, on le sait, qu’in extremis, le sixième jour, avant le repos bien mérité du week-end), mais le Cosmos se dispose déjà à l’interprétation. Le Verbe abandonne la toute-puissance de l’arbitraire et s’installe in médias res dans la logique d’une lumière qui appartient à la fois à l’ordre des choses et à l’ordre des raisons :

« Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années ; et qu’ils servent de luminaires dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre, pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres. Dieu vit que cela était bon. Ainsi, il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le quatrième jour. »
Comme à l’époque du premier fiat lux, le second jaillissement de la lumière est « apprécié » par Dieu qui juge son œuvre « bonne » à la manière dont le ferait un artiste ou un ingénieur satisfait par l’effet de son travail. Si ce jaillissement de la lumière est « bon », il faut évidemment en déduire que la Création est un progrès, que Dieu a amélioré les choses. Mais un progrès par rapport à quoi ? Quel type de progrès ? Sous le rapport de la technique, du point de vue de l’ingénieur, le second fiat lux est plus abouti que le premier (cela marche tout seul, plus besoin de volonté divine) ; or, précisément, la Genèse ne dit pas que le second fiat lux est meilleur que le premier : tous deux sont excellents, mais il n’y a pas eu progrès de l’un à l’autre. En fait Dieu raisonne en artiste : son art premier valait tout autant que sa performance techniciste. La procédure compte peu. Le seul véritable progrès est le partage de la lumière et des ténèbres, acquise au premier jour : c’est cette volonté artiste, cette décision, qui fait sens et, au fond, sa variante rationnelle (la mécanique des astres lumineux) n’est que le travestissement cosmologique du même caprice, mis en œuvre autrement. Le soleil est la cause occasionnelle, comme dirait Malebranche, d’une lumière qui suppose la création continuée, c’est-à-dire une certaine persévérance de Dieu à vouloir que la lumière soit. Et si Dieu, tout d’un coup, se lassait de faire l’artiste ? Ou encore : et si l’Artiste, brusquement, décidait d’en revenir à son tout premier choix, celui des ténèbres et du négatif ? La lumière solaire, métaphore commune de l’intelligibilité et du progrès, a contenu pendant des siècles cette angoisse de l’incertitude : la nuit qui vient aura-t-elle un matin ? Il reste toujours quelque trace de cette inquiétude archaïque dans notre rapport à l’obscurité. L’expérience des ténèbres est toujours celle du danger et de la cécité. Les ressources de la technique permettent aujourd’hui d’y voir à minuit comme en plein jour, mais de manière simplement locale. On sait créer des zones de lumière au centre de la nuitmais aucun dispositif d’éclairage artificiel ne peut rivaliser avec la puissance du soleil et le retour de l’aube est toujours plus ou moins ressenti comme une délivrance et comme une raison d’espérer. Il ne s’agit pas seulement d’un réflexe archaïque. Le Nouveau Testament y est aussi pour quelque chose.

Palingénésie évangélique : lumières solsticiales

8Manipuler et recycler les croyances qui s’attachent à la lumière solaire n’a cessé de constituer un enjeu décisif du pouvoir spirituel. À une époque où le culte d’Apollon s’était depuis longtemps laïcisé, où le Dieu de la Genèse n’était encore révéré que par les tribus d’Israël, et où le calcul des astronomes donnait une image assez fiable du calendrier solaire, une nouvelle secte aux performances fulgurantes – l’Église – a compris très vite le bénéfice qu’il y aurait à tirer d’un travail de re-symbolisation du mythe solaire. Les quatre premiers siècles de notre ère au cours desquels s’est fixée la lettre du texte évangélique ouvrent l’Histoire de monde romanisé sur des mutations fondamentales : le rouleau fait place au codex, l’Olympe à la Sainte Trinité et si le vieux calendrier julien, déjà réformé par Jules César, reste toujours en vigueur avec son foisonnement de fêtes païennes, il s’enrichit, dans la version qu’en donne l’Église romaine au IVe siècle, d’une multitude de chronotopes christiques, hagiologiques et hagiographiques, qui vont avoir des conséquences considérables sur les représentations du temps. La question de la lumière y tient une place décisive.

9Ce n’est évidemment pas un hasard si la tradition chrétienne a fini par fixer à minuit, vers la fin du mois de décembre, la naissance du Divin Enfant : cette date était connue depuis des millénaires. Les hommes en surveillaient le retour avec inquiétude chaque année, depuis la nuit des temps, puisque les derniers jours de décembre sont, de toute éternité, pour les paysans attentifs aux cycles solaires, le point où la lumière renaît : le moment à partir duquel la durée du jour, au lieu de continuer à diminuer quotidiennement, comme elle le faisait depuis la fin du mois de juin précédent, commence à regagner quelques minutes de lumière, chaque jour, jusqu’à la pleine clarté du solstice d’été, vers la fin juin. À une progression angoissante de l’obscurité qui pouvait faire croire à une entrée irréversible dans la Nuit, à la victoire des ténèbres, succède la bienfaisante espérance dans une renaissance de la nature, le signe d’une inversion de l’ombre en lumière qui préfigure l’arrivée du printemps et la levée des semences, selon un cycle que toutes les civilisations agraires ont fêté depuis les origines. Mais la tradition chrétienne est allée jusqu’au bout d’une véritable systématique symbolique de la lumière. Si la naissance du Christ est fixée au solstice d’hiver, porte hivernale introduisant à la phase lumineuse du cycle solaire, celle de Jean-Baptiste coïncide avec le solstice d’été, c’est-à-dire avec une pleine lumière qui contient la promesse du jour total mais qui constitue aussi la porte estivale de la phase d’obscuration du soleil. Il faudra attendre la fin de ce cycle pour que se lève à nouveau la promesse de la lumière, selon la formule évangélique : « il faut que lui grandisse et que, moi, je diminue. » (Jean, 3, 30). Avec la Saint-Jean et Noël, la tradition chrétienne récupère la lumière, le système solaire et des millénaires de traditions païennes en réinterprétant le fiat lux biblique selon la nouvelle Loi : l’espérance, le symbole renouvelé chaque année d’une renaissance, d’un salut offert par la nouvelle Alliance. Le soleil platonicien, la physique d’Aristote, la palingénésie stoïciennne, l’astrologie, les calculs de Ptolémée, Le dieu Lug des Celtes, tous les savoirs du monde se trouvent ainsi reformulés dans la figure solaire d’un Dieu créateur du ciel et de la Terre, dont le fils, Christ chronocrator, symbolisé par le Cancer solsticial dans l’art roman, gouverne le temps et la lumière.

Lumières typographiques

10La typographie a immédiatement été fêtée, au XVIe siècle, par ses premiers bénéficiaires, comme l’irruption d’un flot de lumière intellectuelle dans la pénombre médiévale de la culture manuscrite, selon une métaphore qui n’a pas été sans conséquences sur l’image rétrospective que l’Occident s’est faite jusqu’au XIXe siècle du millénaire qui avait précédé : ledit « moyen âge », une phase d’éclipse entre le bienfaisant soleil originel de l’Antiquité grécolatine (lux) et la lumière artificielle (lumen) de ce nouveau soleil typographique, un âge intermédiaire et obscur, où la lumière avait eu tendance à s’amenuiser, dans une romanité vaincue par la barbarie où le monde était devenu opaque à la pensée. Avec l’imprimerie, les grandes découvertes, le papier d’Europe et les technologies naissantes, l’Occident se conçoit sous la forme d’une Renaissance. Avec la multiplication des livres, la clarté des chandelles prend une signification nouvelle : c’est une lumière vacillante et fragile mais suffisante pour satisfaire jusque tard dans la nuit l’appétit d’une lecture dont l’objet est désormais illimité. Montaigne dans sa librairie peut lire en un mois autant de livres qu’un érudit des siècles précédents aurait mis toute une vie à réunir. Cette nouvelle lumière du sens, paradoxalement, vient du noir, de l’encre d’imprimerie que le plomb infuse dans l’épaisseur du papier. C’est en noir que la presse imprime les signes d’ébène dans lesquels l’œil du lecteur va puiser la lumière de la connaissance. Ou plutôt, cette lumière vient du contraste entre le noir du signe imprimé et la clarté de la page de papier. À l’âge du palimpseste et du vélin, le sens se lisait en noir sur fond ocre ou jaune. Avec le papier imprimé, on va chercher à écrire en noir sur blanc : le blanc absolu, éblouissant, de la vérité pour les nouveaux lecteurs du Livre saint – les Bibles protestantes sont imprimées aujourd’hui encore sur un papier plus blanc que blanc –, un blanc cassé, patiné, légèrement ivoire, plus confortable pour les yeux, symbolique d’une tradition plus ancienne et moins intransigeante, pour les défenseurs de l’orthodoxie romaine.

Brûler les sources de lumière : l’autodafé

11Si le XVIe siècle, et après lui le XIXe siècle, ont célébré la « lumière » de la galaxie Gutenberg, « flambeau de la pensée », si depuis le XVIIIe siècle l’idée même de pensée associe directement la chose imprimée à l’esprit des « Lumières », l’Histoire oblige à se souvenir que les livres ont aussi alimenté de tout autres flamboiements : ceux du bûcher, de la haine et de l’incendie. Instrument du fanatisme autant que de la liberté de pensée, l’imprimerie n’a fait que porter à sa plus haute puissance l’ambivalence des liens entre graphosphère et croyance. Dans la liturgie commune des gestes de la haine, l’ostracisme a toujours choisi le feu pour s’en prendre à la pensée. En attendant de pouvoir incendier des livres de papier, on a brûlé des papyrus. Au Ve siècle avant notre ère, Protagoras d’Abdère s’était interrogé sur l’être des dieux et avait eu le tort de conclure au non-sens de la question : « J’ignore ce que sont les dieux, le sujet est trop obscur, la vie trop brève. » Ses livres ont aussitôt été incinérés publiquement à Athènes. Vers le milieu du XIIIe siècle par une étrange et délicate coïncidence, l’Inquisition se met en place en même temps que les premiers moulins à papier d’Europe. Des cultures entières ont disparu dans l’éblouissement de gigantesques brasiers. Les Mayas avaient consigné l’essentiel de leur tradition sur un papier fabriqué avec la fibre de l’arbre copó, fait des bandes longues de plusieurs mètres, pliées en accordéon, écrites et peintes sur les deux faces. À quelques exceptions près, tous ces codex antérieurs à l’arrivée des Espagnols ont disparu dans un immense autodafé ordonné par l’évêque de Mérida, Diego de Landa. Les livres mayas ont disparu, la plupart des mayas aussi. Les Indiens du Pérou et de Bolivie ont été tués par millions. Démographiquement, il a fallu un demi millénaire pour que la population indienne des Andes retrouve, il y a à peine dix ans, le nombre d’habitants qui était le sien à l’arrivée des Conquistadors. Car, au sens propre, l’autodafé ne signifie pas la destruction des livres par le feu : il désigne aussi le supplice humain, une mise à mort de l’auteur, complétée par la destruction intégrale de sa production écrite. Le manuscrit, ou le livre est l’autre corps de l’écrivain, son corps de lumière, celui qui peut survivre. En toute logique la purification par le feu ne fait pas le détail : il faut détruire le corps périssable et le corps impérissable, le livre et l’écrivain. Le XXe siècle a fait très fort dans ce domaine. Nazis, Gardes rouges de la révolution culturelle, Khmers rouges, Talibans, groupes islamistes armés : les bûchers sur lesquels se sont embrasés les livres ont pour horizon le charnier, la chambre à gaz et de formidables pyramides de crânes humains.

La lumière de Bebel Platz

12Si vous vous promenez un soir, tard, à Berlin, dirigez-vous vers Bebel Platz. Au centre de cette vaste place plutôt obscure, se dresse une œuvre éblouissante, toute de clarté, qui jaillit du sol : une véritable colonne de lumière, qui prend naissance dans les profondeurs de la place et qui monte droit vers le ciel. Intrigué par ce phénomène, vous vous approcherez du point de jaillissement et vous vous apercevrez que la lumière sort d’une petite dalle de verre encastrée dans le sol. En vous approchant de plus près et en vous penchant au-dessus du hublot d’où fuse l’intense faisceau lumineux, vous découvrirez une grande pièce blanche rectiligne creusée dans la profondeur du sol : une salle éblouissante, aux murs intégralement couverts de rayonnages blancs, tous vides. De part et d’autre du hublot, deux plaques de métal donne la clef de l’énigme à ceux qui sont trop jeunes pour l’avoir devinée. À droite, il est écrit : « In der Mitte dieses Platzes verbrannten am 10 Mai 1933 nationalsozialistische Studenten die Werke hunderter freier Schriftsteller Publizisten, Philosophen und Wissenschaftler » (« Au milieu de cette place, des étudiants nazis ont brûlé le 10 mai 1933 les livres de centaines d’écrivains, journalistes, philosophes et savants libres. »), et sur la plaque de gauche, une citation de Heine : « Das war ein Vorspiel nur, dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen. » (Heinrich Heine, 1820), littéralement : « Ce n’était qu’un prologue. Là où on brûle des livres, on finit par brûler aussi des hommes. » Ce monument de mémoire, minimaliste et réellement sublime, est dû à l’artiste Micha Ullman (premier prix au concours de 1993, installation en 1994-1995). Par un remarquable et mélancolique paradoxe, l’œuvre, immanquable dans l’obscurité de la nuit, reste à peine visible de jour et tend même à s’effacer, la plaque de verre du hublot devenant progressivement de plus en plus opaque sous les pas des promeneurs.

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Micha Ullman, Monument de Bebel Platz à Berlin.

Lumière lente, lumière instantanée

13Luxe du lux disponible à profusion, ubiquité d’une lumière électrique présente partout où elle est désirée, l’éclairage contemporain procède de l’instantané. Une pression sur l’interrupteur, un geste dans l’air que balayent les invisibles rayons de votre système à contrôle optique, un claquement de doigt ou un ordre à haute voix (« – lumière ! ») si vous êtes dotés d’un environnement à contrôle vocal, et votre sweet home s’illumine en un clin d’œil, avec, accessoirement, la ressource infinie des potentiomètres pour déchaîner vos halogènes s’il s’agit de faire admirer comme en plein jour votre dernière acquisition artistique, ou, un peu plus tard dans la soirée, pour tamiser l’atmosphère s’il est préférable de baisser insensiblement l’abat-jour lorsque la délicieuse invitée avance ses lèvres vers une dernière coupe de champagne. Bref, sans même s’en aviser, l’occidental moderne, dans sa vie quotidienne, n’a plus grand’chose à envier au Dieu du fiat lux qui avait allumé ses lampadaires cosmiques d’un seul geste de l’esprit (uno mentis ictu). Cette faculté de passer d’un seul coup de l’obscurité à la lumière, qui nous paraît aujourd’hui relever du confort strictement élémentaire a longtemps été un rêve, une espèce de défi pour l’imagination. De nombreuses expériences, plus ou moins farfelues, ont été tentées au XVIIIe siècle, pour réaliser des illuminations chimiques capables d’éclairer instantanément de vastes espaces. A tel point que certains phénomènes météorologiques ont été attribués à tort par les contemporains à ces chercheurs de lumière instantanée. C’est, par exemple, ce qui advint à Paris le 17 juillet 1775 :

« Le soir vers 11 heures, tout Paris fut consterné d’un phénomène qui mit presque toute l’atmosphère en feu. Aujourd’hui, 19, on dit et je le crois, que c’était un jeu et opération chimiques de Monsieur le Duc de Chaulnes qui demeure sur les nouveaux boulevards. Le 20 juillet : il est faux que M. le Duc de Chaulnes l’ait opéré. C’était un véritable phénomène qui a été vu dans plusieurs provinces » [1].
Près d’un siècle plus tard, l’idée d’un éclairage immédiat restait toujours aussi extraordinaire. Lancé dans la rédaction de son roman antique Salammbô, Flaubert imaginait en 1858 une description onirique du palais d’Hamilcar, dans laquelle on voyait, comme par magie, toutes les pièces de l’édifice s’illuminer « d’un seul coup ». En pleine révolution industrielle, à l’heure où l’éclairage public au gaz commençait à illuminer les nuits urbaines, il fallait encore, pour éclairer la moindre maison, allumer à la main les chandelles, bougies, quinquets, lampes à piston, à pétrole et autres becs de gaz : la lumière gagnait sur l’ombre, salle après salle, avec une lenteur si commune que cette idée, dans la langue, était devenue une sorte de stéréotype. À l’entrée « éclairage », parmi les formules usuelles données pour exemplifier le sens du mot, Pierre Larousse notait en 1865 : « l’éclairage de cette salle ne demande pas moins de deux heures ». Un peu plus loin, la notice précisait « L’éclairage au gaz est adopté dans toutes les villes. L’éclairage électrique est toujours à l’étude. » À l’inverse de ce qui se passait pour l’éclairage privé, l’éclairage urbain au gaz avait déjà, depuis quelques dizaines d’années, commencé à révolutionner la vie nocturne des cités et l’imaginaire sociopolitique de la ville. Des becs de gaz partout, comme le recommandaient les « hygiénistes », et c’est toute la ville qui deviendra sûre. L’éclairage public au gaz dans tous les quartiers, y compris dans la « zone », le long des « fortifs », c’est comme l’instruction gratuite et obligatoire pour le prolétariat : les lumières viendront à bout des ténèbres sociales. Ce n’est nullement un hasard si le mot « obscurantisme », formé en langue française pour dénoncer la doctrine des ennemis des « Lumières », et plus généralement l’opinion de ceux qui s’opposent à la diffusion des connaissances, de l’instruction et de la culture dans les masses populaires, date de 1823 : cinq ans tout juste après que l’éclairage au gaz, inauguré en France en 1818, eut démontré qu’on pouvait en finir avec la malédiction des coupe gorges dans les quartiers populaires. Mais il ne suffit pas de maîtriser une technique pour résoudre les problèmes de sa mise en œuvre. Malgré les bons sentiments, il faudra attendre, pour que Paris soit entièrement équipé, le dernier quart du siècle c’est-à-dire, à peu de choses près, le moment où apparaît le principe d’un nouvel éclairage beaucoup plus puissant, la lumière électrique à incandescence. Lassées d’attendre les bienfaits d’une lumière artificielle qui tardait à les éclairer, les masses populaires ont préféré croire au soleil rouge de la révolution.

Palingénésie sociale : le soleil de la révolution

14L’idée de révolution est entièrement liée au principe messianique de salut, de renaissance, c’est-à-dire au recyclage chrétien du mythe solaire. L’ère des révolutions qui s’ouvrent en France à la fin des Lumières n’est nullement matérialiste : il est palingénésique. Né des premiers bouleversements induits par l’imprimerie et de la conscience qu’eut le XVIe siècle de vivre une « renaissance », le mot français « palingénésie » (1546, emprunté au bas latin palingenesia, lui-même emprunté du grec palin, « de nouveau », et genesis, « naissance ») occupe une place non négligeable dans la longue histoire des relations entre lumière, philosophie, et pensée politique. Aujourd’hui oublié sous l’effet des relectures « scientifiques » de l’histoire, ce concept, redéfini entre 1760 et 1830 [2], a joué un rôle probablement déterminant dans l’imaginaire révolutionnaire de 1789, 1793, 1830, 1848 et 1871. La révolution est une fournaise qui, comme le soleil, doit illuminer l’Univers, accomplir une nouvelle Genèse, et faire jaillir la lumière du premier matin d’un nouveau monde. La Révolution est aussi certaine et inévitable que le retour du jour, mais comme la rotation des astres, elle ne peut s’accomplir qu’au terme d’un cycle naturel. La littérature politique du XIXe siècle, les chansons révolutionnaires, les livres de combat sont tous pleins de cette métaphore solaire qui dit tour à tour la désespérance d’une nuit trop longue et l’espoir d’une aube révolutionnée. Dans le chapitre II de La Confession d’un enfant du siècle, Musset, encore sous le choc des désillusions de 1830, appelle de ses vœux une véritable révolution prolétarienne, mais avec la certitude que les temps ne sont pas encore venus :

15

« L’astre de l’avenir se lève à peine ; il ne peut sortir de l’horizon ; il y reste enveloppé de nuages, et comme le soleil en hiver, son disque y apparaît d’un rouge de sang, qu’il a gardé de quatre-vingt-treize. [ …] Quelle épaisse nuit sur la terre ! Et nous serons morts quand il fera jour. [ …] O peuples des siècles futurs ! lorsque par une chaude journée d’été [ …], sous un soleil pur et sans tache [ …] vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au milieu des blés jaunissants, [ …] pensez à nous qui n’y seront plus. »

16Vingt ans plus tard, dans son livre de combat contre la dictature du Second Empire, Victor Hugo exilé retrouve spontanément l’image palingénésique pour conclure Châtiments : la dernière pièce du recueil qui s’intitule précisément « Lux », annonce rien moins que la révolution mondiale :

17« Au fond des cieux un point scintille.

18

Regardez, il grandit, il brille.
Il approche, énorme et vermeil.
Ô République universelle,
Tu n’es encore que l’étincelle,
Demain tu seras le soleil. »

19Comme les grands bouleversements de la Nature, la révolution s’annonce par des signes. Sa lumière suppose que la nuit devienne, avant elle, particulièrement obscure. En 1863, cherchant à redéfinir les liens entre révolution et messianisme, E. Renan, dans La Vie de Jésus, en revient explicitement à l’inspiration, prophétique et volontiers catastrophiste, du principe palingénésique :

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« L’ordre actuel de l’humanité touche à son terme. Ce terme sera une immense révolution, « une angoisse » semblable aux douleurs de l’enfantement : une palingénésie ou « renaissance » (selon le mot de Jésus lui-même), précédée de sombres calamités et annoncée par d’étranges phénomènes. »

21Pour mettre terme aux injustices il faudra bien en finir avec tous les ennemis de la révolution. La nuit du grand soir sera rouge du sang des martyrs et des exécutions sommaires, mais les ténèbres en recouvriront comme il convient l’effroi et la juste cruauté. Tout cela aura appartenu à l’ancien Monde. L’essentiel du grand soir, c’est quand même la promesse des « lendemains qui chantent », l’aube qui substituera son fiat lux prolétarien et paysan au faux jour crépusculaire de l’oppression bourgeoise et impérialiste. Le soleil se lève à l’Est. Si peu chrétienne qu’elle soit, la révolution chinoise, à travers ses imageries agraires et son hymne météorologique – « L’Orient est rouge » – ne dit pas autre chose.

Révolution électrique, révolution électronique

22Pour l’Occident, l’Est le plus immédiat est russe. La révolution de 1917, héritière du XIXe siècle européen, n’a pas échappé au messianisme palingénésique : sa littérature est saturée d’aubes fraternelles et de soleils resplendissants, mais son imaginaire a aussi rencontré, de plein fouet, une autre révolution, technique celle-là – l’électricité – qui s’est mise rapidement à jouer un rôle majeur dans la « nouvelle économie politique » de la première nation socialiste du monde. Conformément au précepte de Lénine « Le communisme, c’est le pouvoir soviétique plus l’électrification du pays entier », une Commission du plan d’État, le Gœlro (Gosudarstvennaja Komissija po elektrifikacii Rossii : Commission d’État pour l’électrification de la Russie), est chargée, dès 1921 de mettre en œuvre, pratiquement ex nihilo, une gigantesque infrastructure énergétique qui fait basculer toute l’économie vers l’industrialisation, avec les conséquences que l’on sait sur les ressources agroalimentaires et l’équilibre des substances du pays. Dans l’imaginaire soviétique, le barrage et la turbine se substituent au champ de blé mûri sous le soleil de la révolution. La lumière palingénésique du vieux socialisme agraire a vécu. Personne ne croit plus à la dialectique de la Nature. Le soleil et ses vieilles lunes peuvent aller se rhabiller. La révolution est entrée dans l’ère du tout électrique, une ère qui lui sera fatale en moins de trois générations. Le tout électrique, c’est la lumière instantanée : l’oubli du temps, l’inversion totale de l’ombre en clarté, le court-circuit des durées, la transmission immédiate. Une véritable révolution pour la pensée où s’annule peut-être définitivement la pensée de la révolution, telle du moins que l’avait formée des siècles de rêveries palingénésiques.

23Jusqu’aux années 1920, il fallait du temps pour éclairer, comme il faut du temps pour lire, apprendre, penser, acquérir des lumières. Une certaine analogie spontanée existait entre la lente conquête du savoir à travers ses vecteurs de transmission écrite et les faiblesses d’un éclairage d’une lenteur toujours archaïque. Stendhal s’arrête d’écrire quand la nuit tombe, la lumière de sa bougie est trop vacillante. Victor Hugo écrit debout, dès le petit matin en profitant des premières lueurs de l’aube océanique. À Croisset, les lampes à pétrole du cabinet de travail de Flaubert, au premier étage, servaient chaque nuit de repère aux mariniers de la Seine jusqu’au petit matin. Mais plusieurs fois par nuit, il lui fallait veiller à l’intendance : remplir le réservoir, lever le verre de lampe, allonger la mèche, battre le briquet, allumer la mèche, replacer le verre, régler la flamme, baisser ou lever l’abat-jour … C’étaient les lumières, celles des lampes et celles de l’esprit. Avec l’électricité, c’est la lumière : c’est tout, tout de suite. Pas la correspondance, le téléphone. Pas le journal, la radio. Pas le théâtre, la télévision. Pas le papier, l’écran. Pas la révolution, le krach boursier en temps réel, le coup d’État en live. L’immédiateté de la lumière électrique n’avait été que le premier acte d’un scénario dont nous vivons, avec l’électronique, le second : une communication qui fait circuler l’information à la vitesse de la lumière. Emprisonné dans la fibre optique, les tubes cathodiques et les cristaux liquides, Lux est devenue machine à communiquer dans l’espace : une machine orpheline du passé, qui nous désapprend les lentes filiations du transmettre ; une machine célibataire, sans ascendance ni descendance, qui vit sa vie de pure jouissance communicante dans le strict respect de l’instant présent. Contrairement à ce que nous annonçaient les prophètes du Progrès, le second millénaire ne vivra pas dans un monde inondé de lumière. Vidéosphère, numérosphère : on entre tout au contraire résolument dans la pénombre et la luminescence. On s’habitue doucement à préférer le clair obscur (car les écrans de télévisions ou d’ordinateur n’aiment guère la lumière solaire), les yeux éblouis par le besoin presque irrépressible d’anticiper les images et les mots qui défilent comme des silhouettes ombrées sur la paroi de la petite caverne scintillante. À quand le dernier acte, et de quelle nature ? Un jour, bientôt sans doute, le silicium finira par pénétrer dans le corps. Biotechniques et cybertechnologie s’affairent déjà très sérieusement autour de ce projet. Implants ou génie génétique, dès que la maîtrise informatique du principe quantique aura été atteinte (un atome = une information), Lux, à n’en pas douter, ne tardera plus àdevenir, dans le cortex et la moëlle épinière, le médium d’un nouvel organe, riche de banques de données cérébrales et d’hypertextes neuronaux. Toute la lumière, tout de suite. Plus besoin de livres, presque plus besoin d’école. À chacun selon ses besoins. Plus besoin de révolution. Pas un épi plus haut que l’autre dans la vaste moisson humaine, mais plus de bleuet, ni de marguerite, ni de coquelicot.

figure im3
Archétype de structure fractale (diffusion brownienne d’un atome)
Elsevier Science Publishers / Palais de la Découverte.

Notes

  • [1]
    Mémoire et journal de J.-G. Wille, texte publié par G.-E. Duplessis, 1857, 2 vol., in Magazine pittoresque, année 1867, p. 95. Je remerci P. Dumayet de me l’avoir communiqué.
  • [2]
    Ch. Bonnet, Palingénésie philosophique, 1769 ; Ballanche, Essais de palingénésie sociale, 1827.
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