1Innombrables sont les récits du monde. Et pourtant il n’y en a pas deux semblables. Problème de diversité culturelle, de variété d’aire géographique, de différence de temps historique. Problème d’idiosyncrasie, ou, si l’on préfère, de personnalité du conteur. Problème également du jeu quasi infini des variations offert par la forme narrative. Focaliser sur l’une ou l’autre de ces raisons, c’est affaire de point de vue théorique.
2L’approche est dite sociocritique, psychocritique ou narratologique en fonction de l’aspect sur lequel le regard analytique choisit de se concentrer. Mais qu’importent ici les étiquettes ! Seul compte le fait que, sauf à ramener la littérature entière, de sa protohistoire à nos jours, au résumé laconique qu’en a proposé Coluche : « Ben, c’est l’histoire d’un mec... », ce n’est jamais la même histoire que nous lisons, même si c’est toujours, au fond, celle d’un homme et d’une femme... Car de même que nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve, de même la plume ne trempe jamais deux fois dans la même encre fictionnelle. Tout le fantastique de l’aventure du Pierre Ménard de Borges repose sur cette impossibilité que l’expérience confirme. Ce dernier, comme on sait, a entrepris de réécrire à la lettre près une histoire déjà contée, celle du malheureux Hidalgo de la Mancha, Don Quichotte. Bien que pratiquement infaisable, la chose est en théorie possible. Elle n’exige, pour être menée à bien, que l’éternité. Car, si l’on y songe, il suffit de jeter les lettres de l’alphabet en l’air autant de fois qu’il faut pour que la combinaison Quichotte finisse par sortir. L’ironie de l’affaire porte bien évidemment sur le caractère « suffisant » d’une telle condition.
3Cette diversité qui fait le bonheur du lecteur ou de l’auditeur, sans cesse stimulés dans leur curiosité, fait le désespoir de l’analyste.
4Des récits « il y en a tant et tant », qu’il se sent déjà écrasé par la tâche lorsqu’il lui faut simplement les collationner. Tel était pourtant le travail que s’étaient proposés les folkloristes au tournant du siècle : réunir les contes merveilleux en un corpus maniable afin de pouvoir les comparer. Car un problème les préoccupait : celui de l’évidente parenté de tous ces récits, par ailleurs uniques aux oreilles de l’auditeur. Comment répondre à la question que posait cette ressemblance ? En faisant l’hypothèse d’une matrice originaire d’où chaque conte sortirait (évolutionnisme) ? ou en supposant des effets d’influence ou des phénomènes de contamination (diffusionnisme) ? Cette dernière explication semblait contredite par le cousinage entre des contes appartenant à des cultures qui n’avaient eu aucun contact. Que penser alors ? Réponse : rien. Rien tant que l’on n’aurait pas une connaissance générale de ce qu’était un conte. Il fallait donc se mettre à décrire les unités du corpus (morphologie) et à les classer (typologie). Après l’inventaire, la méthode.
5Décrire, classer, sont les premières opérations d’une approche savante. Elles préludent à la compréhension de l’économie générale d’un objet quel qu’il soit. En matière de conte, ces opérations permettaient donc aux folkloristes de maîtriser la richesse infinie des occurrences narratives singulières. Donc sans cette maîtrise, pas de sortie hors du comparatisme empirique.
6Mais classer selon quel principe ? Décrire à partir de quel foyer ? La nécessité d’un modèle s’imposait. Comment le construire ? L’idée qui est venue aux analystes du récit a été de rabattre le foisonnement et la complexité des évènements racontés sur leur structure logique, autrement dit de « logifier » le contenu narratif des histoires contées. La description et le classement par thèmes et motifs ne suffisaient pas. Impossible de s’en tenir à cette bigarrure de surface. Il fallait descendre jusqu’au niveau d’organisation de la matière narrative. Il fallait traverser l’habillage tout de séduction et d’imagination des contes singuliers, pour atteindre à cette abstraction, moins parlante pour l’imaginaire qu’est leur structure. Car, ainsi que l’a dit Roland Barthes : « Ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut en parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie du conteur (de l’auteur) – toutes formes mythiques du hasard –, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer [1]… »
7C’est à la deuxième hypothèse que se sont ralliés les analystes du récit suivant la voie ouverte par ces deux pionniers que furent Vladimir Propp pour les contes et Claude Lévi-Strauss pour les mythes. On sait qu’ils ont cherché l’un comme l’autre (quoique de façon différente), le modèle formel, ou la structure, si l’on préfère, qui articulait les contenus des récits par-delà leur diversité apparente, quelque chose, au fond, qui soit comme l’équivalent de la grammaire pour la langue. Une telle recherche impliquait, bien évidemment, que le chercheur fasse le deuil de la multiplicité, de la pluralité, de la complexité ; qu’il meure à la singularité, au détail, à la variété des récits, pour s’ouvrir à la régularité, à la fonction, à l’invariance ; bref qu’il sacrifie à l’espoir et à la promesse de la connaissance et de l’intelligence de son objet, le « plus » au « moins ». Le plus du plaisir au « moins » de l’intellection, toute la question est là. Elle se complique du fait qu’il y a aussi un bonheur de la compréhension.
8En se formalisant sous l’influence de la linguistique structurale, les modèles proposés par Vladimir Propp dans sa morphologie du conte (1928) et par Claude Lévi-Strauss dans son analyse du mythe (1955) ont débouché sur une syntaxe narrative à l’élaboration de laquelle les narratologues des années 1960-1970 n’ont cessé de travailler, réduisant chaque fois un peu plus le modèle, comme si cette opération « jivaro » était la garantie de son universalité. En fin de parcours tous les récits n’étaient plus envisagés que comme l’expansion et la dilatation d’un schème narratif dépouillé jusqu’au dénuement, articulant les relations entre un sujet et un objet, un donateur et un destinataire, un adjuvant et un opposant. Triomphe du « moins ». C’est à cette structure logique, produit de leur ultime réduction logicienne, qu’ils étaient ensuite rapportés, afin que soient mesurés leur conformité et leur écart. Du plus au moins et du moins au plus, cet aller-retour qui fait partie de la méthode inducto-déductive, peut se révéler circularité vicieuse. Surtout lorsque cette procédure quitte le laboratoire de recherche où elle a une fonction heuristique, pour entrer dans la salle de classe où elle n’est plus que procédé, simple exercice d’application. Combien d’élèves ont sué d’ennui à ramener les plus grands textes de notre littérature à une structure qui n’en n’était même pas l’ossature, mais un schème abstrait qui plus est, connu d’avance et si universalisable qu’il ne rencontrait plus son objet particulier. Savoir sans saveur, la lassitude est sûre.
9On a voulu croire qu’à l’instar de l’arbre qui sort de la graine qui le contient en germe, le récit, quel qu’il fût, était généré à partir d’un schème transcriptible sous la forme condensée d’une fonction algébrique. On a voulu croire qu’une telle fonction détenait le principe structurant à partir duquel chaque histoire particulière se déployait dans l’espace fictionnel. Merveille du « moins » qui, telle la fleur japonaise dont nous parle Marcel Proust (laquelle renferme dans les plis qui la miniaturisent toute sa destinée et son épanouissement floral), recèle toutes les potentialités du « plus ». Mais l’analogie avec l’arbre ne vaut pas. Car la graine porte en réduction la croissance de l’arbre dans ce qu’elle a tout à la fois de générique (conformité à l’espèce) et de singulier (écart par rapport à l’espèce). Le « moins », ici, enferme donc tout à la fois l’espèce et le spécimen. Autrement dit, la singularité est déjà programmée dans le moins séminal. Rien de tel pour la structure narrative qui ne détient que les lois de conformité générique. Le « moins », dans ce cas-là, réduit au contraire le spécimen à l’espèce. Est-ce là la raison pour laquelle, s’il est facile de comprendre qu’on puisse rêver sur une graine, et sur le principe germinatif, il est fort douteux que les énoncés hautement formalisés auxquels l’analyse structurale réduit les récits, soient propices à la rêverie. En ce domaine, le « moins » se révèle au contraire terriblement castrateur. Que penser en effet de la réduction de la rencontre entre le loup et le petit Chaperon rouge, qui, dans le conte du même nom, fait frissonner de plaisir-terreur les jeunes enfants, à ce syntagme des plus austères : a1B1m ? Traduit en langue naturelle cela donne : tromperie complicité. Dans cette traduction, la réduction est-elle plus stimulante pour l’imagination ? est-elle plus jouissive ? On peut en douter. Pour que l’imaginaire soit au rendez-vous fixé par un telle abstraction, il faudrait sans doute une longue pratique de l’ascèse, celle-là même dont Roland Barthes crédite les adeptes de certaine forme de spiritualité orientale : « On dit qu’à force d’ascèse certains bouddhistes parviennent à voir tout un paysage dans une fève. C’est ce qu’auraient bien voulu les premiers analystes du récit : voir tous les récits du monde (il y en a tant et tant eu) dans une seule structure [2]… »
10Si le « moins » s’avère, en matière de production de l’imagination aussi décevant, c’est peut-être que la fiction, quoi que les narratologues aient voulu en penser, ne saurait être un objet de connaissance de type scientifique. Reste que si le travail de réduction des histoires à des structures logiques ne nous a pas éclairé sur la littérature, il nous a appris beaucoup sur nos procédures d’intellection, et sur cette forme a priori de notre intelligence des choses, qui est la forme narrative. Mais c’est une autre histoire à lire, celle-là, chez les philosophes, Paul Ricœur en tête…