1Cahiers de médiologie : La carte à puce est une invention française dont le brevet a été déposé en 1974. Au début des années 1990 furent mises en service les cartes bancaires, assurant la protection des commerçants contre les impayés, celle des banques contre les abus et les fraudes et offrant une facilité d’utilisation supérieure à celle du chéquier pour les usagers. Les applications s’étendent aujourd’hui au radio-téléphone portable et à la transmission électronique des feuilles de soin dans le domaine de la santé. Elles pourraient à court terme favoriser des formes de paiement électronique sans contact, notamment dans le domaine des transports publics.
2Roland Moreno : Avec le temps, je m’aperçois que j’ai reconstitué une mémoire irréversible en opposition complète avec les mémoires réversibles habituelles des objets techniques informatiques. Le schéma de fonctionnement de la carte à puce mime celui de la mémoire humaine. Ainsi, je porte aujourd’hui une chemise à rayures : si vous voulez plus tard en chasser volontairement le souvenir, cela vous sera impossible.
3Vous faites cette analyse longtemps après avoir déposé le brevet et conduit à son terme l’invention de la carte à puce…
4Bien sûr ! En réalité, à l’origine, j’ai fait cela pour gagner ma vie.
5Cherchez-vous à vous placer en rupture avec ce que l’on pourrait nommer la « logique des machines »?
6J’aime cela : déplacer les logiques habituelles, développer des projets informatiques dont la nouveauté réside dans les usages avant de concerner la technique elle-même. Ainsi le récent projet Generis, anciennement nommé « Machine à donner bonne conscience » ou encore MDBC : il s’agit d’utiliser la carte bleue dans une perspective caritative humanitaire. À chaque carte bancaire est associé un système de comptage d’unités qui cumule en mémoire le nombre d’achats effectués jusqu’à ce que, passant devant une cabine téléphonique, le propriétaire de la carte ait envie de soulager sa conscience. Il introduit sa carte dans la machine, compose le code de l’organisation qu’il souhaite aider. L’argent est ainsi versé à une organisation caritative prédéterminée, par exemple les Restos du cœur. À ce moment-là seulement, a lieu une transaction financière authentique. Jusque-là, il ne s’était rien passé. L’originalité du projet Generis tient à l’introduction d’un paramètre mou en informatique : l’insertion de la carte dans le tronc électronique n’est pas obligatoire. Les adresses des organisations sont modifiables : vous pouvez à tout instant décider de ne plus donner à l’ARC ou d’aider les réfugiés du Kosovo. Une seconde caractéristique de ce projet tient dans le fait qu’une mise en œuvre imparfaite ne possède aucun caractère de gravité. Le système, en effet, suppose une incrémentation effectuée par les terminaux de paiement. À chaque achat s’inscrit sur la carte une unité supplémentaire. Mais si certains terminaux ne répondent pas à la fonction Generis, cela n’a guère d’importance. L’inscription et le débit correspondant ne seront pas effectués.
7Ainsi, en opposition totale avec l’informatique en général, le système prend en compte les imperfections. Je dois avouer une passion particulière pour tous ces aspects par lesquels l’informatique ne s’impose pas comme une norme rigide, rectangulaire, mais redevient quelque chose de sympathique.
8Il s’agit là presque d’un détournement de l’objet technique de son intérieur même.
9Exactement. En règle générale, il n’est pas question en informatique de tolérer des fantaisies charmantes. Là, si le travail est imparfait, cela n’a guère d’importance. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir pensé à cela au moment de l’invention de la carte à puce. Avec cette carte, en effet, il n’est plus question d’entamer le dialogue avec un commerçant pour obtenir le report d’un débit de paiement. C’est un charme que l’informatique a fait perdre. Avec ma carte, j’enrégimente quelque peu et je le regrette. Avec Generis revient la facultativité, presque l’indifférence.
10L’originalité de la carte à puce est d’être légère, portable. Mais elle suppose – au-delà – de gros réseaux, des machines puissantes, des accords et des connexions entre les diverses compagnies bancaires… La mise au point du projet Generis suppose des relations avec les responsables de terminaux bancaires.
11Ne confondez pas la carte à puce avec les cartes en plastique. Ce que vous dites là ne relève pas des spécificités de la carte à puce. La confusion est fréquente. Elle me vaut d’être cité comme le 4e inventeur du siècle dans les sondages d’opinion : c’est une bêtise. Mais vous avez raison : l’invention de la cassette vidéo exige celle du lecteur de cassettes. Celle de la carte à puce, la mise au point simultanée de terminaux de paiement et de cabines téléphoniques adaptées. Techniquement, l’affaire Generis est simple : sur le brevet, elle tient en huit lignes de programme.
12C’est l’effet génératif du code. Les 26 lettres de l’alphabet permettent aussi bien d’écrire une lettre d’amour qu’un traité de géopolitique.
13Dans un premier temps, rien n’est consommé. Une sorte de Post-it est créé mais ce n’est qu’ultérieurement, dans la cabine téléphonique, que l’on choisit de l’utiliser ou pas. Cette idée m’amuse beaucoup parce qu’en informatique elle est extrêmement inhabituelle.
14Auriez-vous pu imaginer en 1974 les impacts à venir de la carte à puce ? Quels sont ceux qui vous ont surpris ?
15J’avais prévu la carte bancaire, la carte de téléphone, la carte médicale, les parcmètres à cartes. Je n’avais imaginé ni le téléphone portable ni la télévision payante. Le flicage annoncé par les délires paranoïaques n’est pas survenu : pas de Big Brother. Par contre, il était envisagé que la carte d’identité ou le passeport se présentent sous forme de carte à puce mais cette mise en œuvre n’a pas eu lieu. Aujourd’hui, la carte à puce offre six applications différentes. Je n’inclus pas les innombrables variantes de cartes de fidélité qui ne sont pas spécifiques à ma carte.
16Quelles sont les raisons pour lesquelles la carte à puce n’a pas été choisie comme support de la carte d’identité nationale ?
17Un traité signé par 17 pays interdit que les titres d’état civil portent des informations qui ne soient pas directement lisibles par l’homme. La carte d’identité a évolué. Elle est devenue « infalsifiable », lisible à la fois par la machine et par l’homme. Dans une certaine mesure, cela disqualifie la carte à puce ; rend compte de ses limites. On aurait pu imaginer que l’État français opte pour la carte à puce tout en prêtant serment et en jurant de ne pas porter atteinte à la vie privée de ses citoyens… Et puis, il aurait fallu que chaque agent de police dispose d’un lecteur de carte d’identité simplement pour éviter la circulation de faux papiers. Or, il faut reconnaître que les faux papiers n’ont pas – depuis la Résistance – laissé de si mauvais souvenirs. De toute façon, le marché de la carte d’identité n’est pas considérable : 60 millions de cartes. Rien qu’avec le téléphone, nous en avons presque 2 milliards.
18Avec le projet Generis, vous proposez un allégement des procédures…
19Ce que je propose est de la récupération, non pas de matériaux, mais d’un instant. Je me souviens avoir été sensible à Anémone passant à la télévision pour les Restos du cœur. Elle nous disait : « Nous sommes au mois de janvier, vous, vous êtes au chaud… » Et donc, j’ai empoigné un crayon. J’ai trouvé un morceau de papier, j’ai noté l’adresse. Au lieu d’aller dîner, j’ai rédigé un chèque ; j’ai dû trouver une enveloppe, me procurer un timbre, retrouver l’adresse, la noter sur l’enveloppe, aller poster la lettre. Imaginez qu’une seule de ces opérations fasse défaut : l’élan est réduit à néant. Vous avez entre-temps pensé à autre chose, accompli d’autres actions. Et ce n’est certes pas le lendemain que vous accomplirez le geste. J’appelle cela la « mortalité périnatale » de l’élan humanitaire. Le taux de mortalité est terrible. Alléger les procédures n’est pas gagner du temps, mais récupérer l’instant.
20Il existe une autre mortalité périnatale que je connais bien : celle des idées. Il m’arrive d’avoir des idées la nuit mais si je ne note rien, au mieux, je me souviendrai que quelque chose s’est passé. Au pire j’aurai tout oublié. Il faut écrire – presque rien, 5-6 lignes au dos d’une boîte de cigares suffisent. Si l’on fait une phrase avec verbe, sujet, complément, c’est terminé, cela n’évoque plus rien. L’étape suivante est la mise au point d’un prototype très simple, bricolé. Par exemple, ici (Roland Moreno nous montre une boîte à cigare nantie d’un circuit imprimé) : c’est minimal, mais cela représente bien ce qui a été inventé.
21C’est ce que l’on pourrait appeler l’idéation matérialisée.
22Oui. L’an dernier, j’ai bénéficié d’une grande période créative. Mais simultanément, j’étais tombé malade : une crise d’hyperthyroïdie m’a fait perdre 13 kg. Il faut savoir que l’hyperthyroïdie engendre une forte effervescence intellectuelle. Cela explique que brutalement tant d’idées ont émergé alors que je n’en avais pas eu depuis 20 ans. Vous voyez maintenant les brevets. En les relisant aujourd’hui, il m’arrive de ne pas comprendre ce que j’ai écrit et de me demander « qu’est-ce que j’ai voulu dire par là ? ».
23Un exemple tout mignon de naissance d’une invention. Il y a quelque temps, je suis tombé amoureux. Chacun de notre côté, Tatiana et moi, nous ne pensions qu’à cela : déjà deux mois, trois mois, bientôt six mois… L’idée m’est venue d’inventer une montre avec affichage numérique. J’ai ajouté un bouton pour la conversion des durées en minutes ou en secondes. Un carillon sonne au bout de 100 000 minutes… Le brevet est un texte technicien : j’ai fait valoir l’invention pour le lancement d’un produit, la fondation d’une société ou d’un parti politique. Prudemment, je ne suis pas resté dans le domaine sentimental. Mais l’idée est née de cette façon.
24Pouvez-vous évoquer d’autres inventions parmi les plus récentes ?
25Une idée née d’une indignation : le Champ discontinu. Dans les bus urbains de la ville de Nice, par exemple, on utilise déjà un dispositif de cartes sans contact qui ne devrait pas tarder à se répandre ailleurs. Mais le conducteur de la machine subit huit heures par jour les rayonnements hertziens de l’antenne du valideur de carte situé à quelques décimètres de son dos. Or, on ignore les effets à long terme de ces rayonnements pourtant peu intenses. J’ai inventé un système – non pas électromagnétique mais optique, donc inoffensif – qui permet au terminal de se mettre en marche uniquement au moment où un voyageur présente sa carte.
26Une autre invention née du « sans contact » : l’anti-pickpocket. Si vous conservez dans votre poche une carte sans contact, il est possible à une personne malveillante d’approcher un terminal et de prélever l’argent disponible sur votre carte. J’ai inventé un perfectionnement : votre carte ne devient alors fonctionnelle qu’à la lumière. Cela évite également le flicage : sans de tels perfectionnements, au pire, vous pourriez être suivi et repéré en permanence.
27Mais l’invention la plus intéressante actuellement est Audionet. Elle permet, par l’intermédiaire d’un tuner et d’une carte à puce, d’avoir accès à une banque de musiques : soit l’équivalent de la Fnac et de Virgin réunis.
28L’ensemble est relié au réseau Internet grâce à la fonction PC intégrée dans le tuner. Vous disposez en ligne de la discothèque de vos rêves. Imaginez au bout de la ligne un bureau grand comme la moitié de celui-ci, bourré de disques durs… La carte Audionet que vous introduisez dans votre appareil permet le paiement des droits d’auteur pour chaque musique écoutée ; il en coûte dix centimes pour Les Feuilles mortes. Imaginez : pouvoir écouter tous les morceaux de musique, tous les musiciens, toutes les interprétations et les orchestrations…
29C’est ce que l’on appelle le fantasme du savoir total. Cela fait songer aux dessins de Robbida.
30Les mélomanes seront les premiers intéressés. D’ailleurs, les transitions technologiques en matière d’enregistrement et de réception du son sont toujours passées par la musique classique. Qu’il s’agisse du 78 tours apparu après le cylindre, du microsillon ou du CD, voir de la FM. En supprimant le disque, nous avançons dans la dématérialisation de la musique. Plus exactement, nous remplaçons la matière de la musique par la matière de ses droits. Car l’un des problèmes de l’industrie de la musique est celui des droits. Techniquement, pour la mise au point de la carte Audionet, il a fallu résoudre le problème des micropaiements. Il convient en effet d’éviter que le coût même de la transaction ne dépasse son montant.
31Deuxièmement : vous pouvez charger vos propres musiques. Vous allez chez des amis, vous partez en vacances… vous avez dans la poche votre discothèque. Pourtant, si je suis favorable à la dématérialisation des disques, je ne suis pas pour celle des livres. Un livre, ça se coche, ça se corne, ça se souligne et ça s’annote. Pour le livre, la circulation en ligne existe mais elle se fait gratuitement, à la bonne franquette d’Internet. Pour les disques, il n’est pas question de fonctionner sans paiement des droits.
32Je crois que si je voyais un tel tuner Audionet en rayon, je l’achèterais immédiatement. C’est un bon signe que d’avoir envie d’acheter sa propre invention : je suis grand amateur de Bach et je possède un nombre important de variantes des Concertos brandebourgeois, notamment une interprétation à l’accordéon.
33Vous attendez-vous à une commercialisation rapide ?
34Nous travaillons d’arrache-pied. Le système électronique permet de définir un profil. Vous constituerez votre discothèque, mais mieux encore, vous pourrez éliminer les plages d’un disque qui ne vous conviendraient pas. Quand j’étais jeune, je prenais un fer à souder et je creusais un sillon permettant au diamant de bondir d’un site à l’autre du disque, échappant ainsi à l’écoute les musiques indésirables. Avec le système Audionet, vous pourrez non seulement sélectionner des disques, mais des plages à l’intérieur de ces disques.
35Quelles relations entretenez-vous avec les représentants de la Commission informatique et liberté ? Connaissent-ils vos brevets ?
36Il m’arrive, dans des colloques notamment, de côtoyer le responsable de la CNIL, mais je n’entretiens aucun lien de collaboration avec l’institution. Il n’y a pas de relation en effet entre ce que je fais et les préoccupations de la CNIL qui concernent fondamentalement l’automatisation des fichiers nominatifs. D’ailleurs, il n’y a pas besoin d’informatique pour mettre à mal les libertés individuelles. Il y a quelques années, un laboratoire pharmaceutique avait envoyé un questionnaire soi-disant anonyme à 300 000 médecins. Les questions posées étaient extrêmement personnelles, très indiscrètes. En réalité, les enveloppes réponses étaient timbrées et sous chaque timbre se cachait un numéro inscrit au stylo à bille permettant l’identification du médecin correspondant. Il s’agissait d’une opération de grande envergure : le décodage nécessitait une armée de CDD.
37Quelles sont les activités principales du groupe Innovatron que vous dirigez ?
38Les brevets mis au point il y a vingt ans tombent dans le domaine public. Il faut donc rebondir avec d’autres trouvailles. Concrètement, les deux grands projets qui nous occupent sont Generis et Audionet. Les deux projets sont très excitants. Mais Audionet se situe dans un contenu noble : la culture. Il va en outre dans le sens d’une inéluctable évolution : celle de la disparition du disque. Je ne sangloterai pas quand le disque aura disparu. Generis est un petit bijou qui met en œuvre mes propres convictions. Si je pouvais contribuer comme cela à l’installation de plus de citoyenneté, de plus d’humanité…
39La force d’un tel projet réside dans l’acte volontaire. Souhaitez-vous, en guise de conclusion, développer une idée qui vous tient à cœur ?
40Oui, je voudrais dire que je me méfie du mot « innovation ». Je préfère celui de « progrès ». En 1938-1939, des ingénieurs de chez Hoechst, de chez Bayer, de chez BASF ont travaillé dur pour mettre au point les chambres à gaz qui fonctionnent sans entrave pour la productivité. Le Ziklon B est né de ces travaux. C’est une innovation. J’ai horreur de l’innovation pour l’innovation. Je préfère œuvrer pour le progrès.
41En matière de cartes à puce, les États-Unis constituent une île rebelle : le système n’y a pas été adopté. Cette exception américaine viendrait-elle de l’absence de centralisation du système bancaire ? À l’inverse, est-ce l’existence d’une telle centralisation qui a permis à la carte à puce de s’imposer en France ?
42Sûrement. Il y a aux USA 14 000 banques et seulement 103 en France. L’infrastructure des télécommunications, la qualité de leur maintenance réalisée par les compagnies téléphoniques rendent ces banques américaines indépendantes les unes des autres. Ainsi on peut se contenter de la carte magnétique. Les fonctions d’écriture et de dialogue qui caractérisent la carte à puce n’ont de sens que lorsque les banques fonctionnent en réseau. Que l’on ne se trompe pas cependant. Sur 2 milliards de cartes à puce vendues en France, 1,8 sont des cartes téléphoniques et non des cartes bancaires. Et puis, si j’avais été de nationalité italienne ou grecque, la France n’aurait certainement pas lancé la carte à puce… Il y a aux États-Unis 20 millions de cartes de télévision payante, 50 millions pour le téléphone mobile (mais, introduites dans les appareils en permanence, elles ne sont pas repérées en tant que cartes).
43Avez-vous des collègues, des confrères, des concurrents, inventeurs comme vous ?
44Je ne connais aucun autre inventeur individuel.
45Et si vous aviez à vous choisir un ancêtre ?
46Peut-être Léonard de Vinci… Non, non, trop prétentieux. Mais votre question est provocatrice. Plutôt Jean-Sébastien Bach. Oui, Jean-Sébastien Bach.