Notes
-
[1]
Jean-Pierre Arthur Bernard, La Chute des graves, Minuit, 1991.
-
[2]
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre cinquième, chapitre II, recueilli dans notre anthologie des Sciences de l’information et de la communication, “Textes essentiels”, Larousse 1993, p. 542 sq.
-
[3]
Jorge Luis Borges, “De la rigueur de la science” dans L’Auteur et autres textes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, p. 57.
-
[4]
On lira, sur la passion anorexique de quelques mystiques (Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila), l’ouvrage des deux psychanalystes Caroline Eliacheff et Ginette Raimbault, Les Indomptables, figures de l’anorexie (éditions Odile Jacob, 1988).
-
[5]
André Hardellet, Lourdes, lentes, Pauvert, 1974.
-
[6]
Derrida a traité cette question de la production du jour, et de l’actualité, dans un entretien, « La Démocratie ajournée », publié dans Le Monde de la Révolution française, n° 1 (janvier 1989), dont une version remaniée se trouve reprise dans L’Autre cap (Minuit, 1991).
HAM. : Thrift, thrift, Horatio !
POL. : Therefore, since brievety is the soul of wit
POL. : Lights, lights, lights !
1Partons de mai 68, modèle de « révolution light » – pas de morts, peu de sang – et repère commode pour le traitement de notre problème. En rabattant l’histoire sur le simulacre et la pose, la printanière gesticulation de mai fut une invitation à la vie légère ou à la chute des graves, en tous domaines [1]; notre culture fit en quelques semaines un grand bond dans la sémiosphère, celle qui substitue la manipulation des signes à la rencontre des choses, elle entra dans le pays fertile où less is more.
2Dans ce pays qu’on nommera Softland, il fait bon travailler ou se divertir ; la carte, la maquette, la compression numérique ou la réduction informationnelle sont des performances convoitées, autant que d’importants enjeux industriels et commerciaux. De même à Softland, sur tous les panneaux-réclame de la consommation ordinaire, un corps mince nous rappelle que richesse ne rime plus avec graisse.
3En 1995, un Premier ministre au corps svelte – mais à l’esprit fâcheusement sec – dénonça la « mauvaise graisse » de l’État, et cette politique diététique fit quelques jours le menu des échotiers. Pour comprendre comment cette métaphore s’étend à plusieurs de nos régimes, il suffit d’en énumérer quelques-uns.
41. Prenons « la communication » : c’est une banalité de base des études consacrées à ce vaste domaine que toute sémiotisation signifie allégement – il est inconcevable que le tout de la chose passe dans son signe. Une loi de bonne communication veut que l’abréviation, le léger ou le mince coure plus vite et se reproduise (se mémorise, s’affiche, s’imprime) plus facilement, et cette loi règne sur les deux étages du medium comme du message. Fortune universelle de la petite phrase préférée aux longs discours ; le recul des « grands récits », où Jean-François Lyotard vit avec perspicacité la marque des temps postmodernes, signifie partout, mais d’abord en philosophie, la lassitude des longues chaînes de raisons qui ne retiennent plus l’attention : on préfère l’aphorisme, éventuellement nietzschéen, à la prétention des systèmes. Edgar Morin stimule l’esprit du temps par ses articles en forme de billets, tandis que les volumes de La Méthode rebutent. S’il n’est pas de médias sans contraintes de formats, l’actuel formatage médiatique tend à aligner l’affrontement des idées sur la bataille de confettis. Le régime optimal de l’esprit, c’est le court-circuit du Witz, du mot (d’esprit) qui selon Freud condense et déplace, et qui circule dans le corps social avec l’agilité du vif-argent. La médiologie, qui explique ce qui fait qu’un message circule, ne peut que s’intéresser à cette double contrainte de la légèreté, pour les contenus comme pour les véhicules de la communication ordinaire : la célèbre formule hugolienne « Ceci tuera cela » avance une première explication de cette loi par laquelle, dans l’ordre des supports, le léger chasse le lourd ; Hugo l’établit par la confrontation du livre de papier et de la cathédrale [2], mais le même raisonnement vaudrait pour la monnaie, la photographie, le cinéma ou le disque…
52. Le monde des informations permet de pénétrer plus avant, et de mieux comprendre cet impératif transcendantal de la soustraction. L’encombrement physique de nos bibliothèques, et psychique de nos cerveaux, n’est pas seul en cause ; il s’agit de saisir ici comment la valeur même du geste d’informer, ou le concept d’information, consiste en une active soustraction – comment en d’autres termes l’information est une grandeur négative. S’informer, c’est trier, élaguer, cribler ; à la façon dont le sculpteur n’ajoute pas mais retire du matériau pour révéler la belle forme de la statue, et procède ainsi per via di levare comme dit Vasari (qui le distingue du peintre qui dépose, per via di porre), nous sculptons nos informations dans l’informe bruit quotidien. La relation de la carte et du territoire met ce point en pleine lumière : pourquoi, demande ici même François Dagognet, la carte qui contient infiniment moins de données que le territoire peut-elle – d’un certain point de vue – valoir davantage ? Parce que la sélection, sans laquelle point d’information, n’a retenu du réel que quelques traits pertinents. Une représentation cartographique n’a pas pour première valeur une vérité d’adéquation, car à ce compte la carte échelle nature imaginée par Borges serait la plus parfaite de toutes [3] ; la première vertu d’une carte en général est d’être pertinente, et laconique. Et cette règle peut s’étendre sans dommage au domaine entier de nos informations. Faut-il par exemple préférer dans nos randonnées mycologiques un livre où les champignons sont photographiés, ou dessinés ? À la photographie insuffisamment sélective, on peut préférer le dessin qui sculpte mieux les traits pertinents.
6Nos médias retranchent, et ils nous retranchent du monde, en nous cloisonnant dans nos espaces domestiques. Les médias modernes agissent comme des filtres et des sphincters, ils tamisent, coupent et fragmentent l’actualité en la construisant ; nous recevons leurs messages à l’abri de nos écrans et de nos feuilles de papier qui infiltrent dans nos foyers le bruit et la fureur du monde à petites touches, à doses homéopathiques. La lumière de l’actualité n’éclaire pas en continu et nos informations ne se cumulent pas vraiment, elles clignotent ; elles nous font une conscience zappeuse et nous servent le monde haché menu. Toute information est d’ailleurs suspendue à la bonne volonté d’un récepteur, donc très soutenable, les nouvelles technologies (comme l’Internet) me proposent le monde ou les autres en option, le réel ou la société si je veux. Il semble que ce régime général contamine aujourd’hui la culture et les grands récits, on ne veut plus adhérer, marcher, coller…, mais plutôt consommer à la carte, chacun dans son monde propre et selon ses propres goûts.
73. Faut-il pour autant vitupérer les progrès du virtuel et d’un monde largement spectral, ou représenté par ses signes ? L’intense sémiotisation qui caractérise le monde moderne et les économies « développées » a commencé dès les premières substitutions qui ont différé la présence substantielle des choses dans leurs signes, dès l’avènement d’un espace symbolique manipulable ou combinable loin du réel, dès la culture d’un logiciel doux en marge d’un monde matériel par définition plus dur. « Le virtuel » émerge avec l’invention des signes du jeu, du théâtre, de l’écriture ou du calcul ; il suffit de lire, dans le Phèdre de Platon, la controverse de Thot et de Thamous pour comprendre que les polémiques qui entourent nos « nouvelles technologies » ont accompagné, avec des arguments voisins, les premiers développements de l’écriture ou de la peinture.
84. Ce qui avance avec les développements de la technologie peut donc s’interpréter comme le progrès de l’analyse en tous domaines, soit le travail toujours à reprendre de la séparation et de l’allégement. Analyser en grec, c’était dissoudre ou dissocier, et c’est ainsi que Freud l’entend en inventant la psychanalyse, également baptisée « psychologie des profondeurs », mais d’une profondeur qui se laisse détacher et étaler à la surface des représentations. Cette ascension sémiotique s’appelle encore catharsis ; Freud chercha son levier dans la mise en mots, mais le terme désignait avant lui, et particulièrement autour des représentations du théâtre, la sémiotisation d’un corps ou d’un affect trop lourd à porter. Il y a diverses sortes d’esquisses sémiotiques, qui offrent autant d’échelles de la représentation, indicielle, iconique, symbolique…, autant de degrés dans l’allégement ou la coupure. Toute catharsis enveloppe une sémiotisation ; tout progrès de la sémiosphère, en faisant reculer le réel, apporte un allégement, un réconfort ou un simple confort.
95. Habitués et accros de la sémiosphère, nous jouissons communément du « deuxième degré » préféré au premier, et nous fêtons aujourd’hui les livres, les films ou les récits qui vident la scène ou l’histoire de toute gravité ; l’amour du cliché ou du chiqué s’identifie aisément au comble du chic. On s’ébroue dans l’allusion, dans la citation, on abandonne l’indignation aux ploucs ou aux militants. Vertu dénonciatrice de cette ironie, ou démission critique et cynisme de jouer sur les deux tableaux ?
106. En art – notre boîte noire – les progrès de l’analyse prennent notamment la voie d’une ascension vers la représentation minimale (Mondrian, Giacometti ou Klein). Il est toujours possible d’exténuer une figure ou de disloquer une représentation, car l’esprit ne cesse de projeter sa continuité et de remplir de son propre monde les trous de la scène. Plus c’est inachevé, formel ou lacunaire et plus l’esprit sera réputé actif, dès lors que « les regardeurs font le tableau » (Duchamp). Il serait intéressant de vérifier ce point en examinant les rapports dialectiques de la figure et du fond, ou comment une figuration raréfiée se recharge au contact de différents types de fonds, terme sous lequel nous rassemblerons les regards ou les milieux qui constituent en effet, comme le fond du laboureur de la fable de La Fontaine, ce qui « manque le moins ». Nous dirons que l’art minimal, comme le café lyophilisé, semble conçu pour se diluer dans un milieu ou un fond porteurs. Et les justifications esthétiques de ces allégements ne manquent pas :
- On invoque la quête d’absolu (Mondrian, Klein), l’iconoclasme, ou la substitution de l’ordre symbolique-numérique à celui des icônes… ;
- On propose une expérience de psychologie cognitive : vider la toile ou l’objet pour recharger le regard qui prend conscience réflexivement de ses propres pouvoirs. L’œuvre contemporaine fonctionne alors comme devinette, et miroir moqueur ;
- L’expérience rebondit sur le versant sociologique de l’institution : on joue sur les limites de l’acceptable, en faisant reculer le catalogage de l’objet baptisé esthétique jusqu’au bord du vide (Duchamp proposant l’urinoir au musée) ;
- Mais la même expérience peut aussi invoquer la mystique du silence, de l’absence ou du « carré blanc » ;
- Ou le pilotage conceptuel d’un art rabattu sur le jeu des idées, ou sur les trafics de la communication, sur la signalétique et les symboles de la culture de masse (dans le cas du pop art) ;
- Si l’esprit est cette force qui toujours nie, on mentionnera enfin les plaisirs de l’anorexie, cette passion qui veut étendre l’âme au détriment du corps, ou par laquelle le message s’acharne à détruire son propre medium [4]. On a dit du corps de l’anorexique qu’on verrait passer le jour à travers.
118. La moindre réflexion sur les pleins et les vides de l’amour conduirait à traiter du style (que Claudia Moatti ou Régis Debray abordent dans ce numéro). Il n’est pas évident que le beau style résulte toujours d’un allégement, car s’il y a une bonne légèreté, celle qui sait attacher tout en courant sur des pieds légers, étincelants, nous rencontrons aussi partout la mauvaise légèreté, qui n’attrape rien. Le style remue depuis la surface de graves pensées, et le lumineux toujours se tient à la surface ; quoique Péguy, ou certains langages philosophiques inversement, valorisent ou suggèrent non sans bonheur une épaisseur substantielle… Nous sommes encombrés d’essais, particulièrement en sciences humaines, où la prétention des auteurs à la science les dispense de toute mise en forme esthétique du message ; trop de livres ignorent le tour d’écrou supplémentaire du style ou de la métaphore qui seuls donnent à désirer, et finalement à penser ! En amour comme en art, tout le succès consiste à doser certains manques pour ébranler le désir, à laisser à désirer pour mieux enseigner et transmettre. Cette érotique du style revient à la question de savoir d’où vient le mieux la lumière. Réside-t-elle comme un dépôt chez l’émetteur d’un message ? En plaçant notre propos sous le surplomb de ce titre, Light, nous lions les stratégies d’allégement et les dispositifs de l’éclairage.
12Il y aurait beaucoup à dire, d’un point de vue médiologique, sur la philosophie des Lumières et son rapport à la multiplication – mais aussi à la dissémination – des sources lumineuses, ainsi que sur la pluralité irréversible des types de « lumières » ou de jours, aujourd’hui [6] À l’âge moderne ou postmoderne, la plupart de nos performances communicationnelles consistent moins à capitaliser la source dans un lieu unique, d’où la lumière s’écoulerait sur le modèle du soleil rayonnant, qu’à parier sur la distribution des sources, ou des fonds, et sur la capacité de chaque récepteur à activer ses propres messages ; il convient pour cela de nous placer mentalement non sur un site central ou dominant d’émission, mais sur les nœuds d’un réseau traversé en tout point par une capillarité électrique. L’élégance de la communication, proche en cela du mot d’esprit, du style, de l’érotisme ou des arts martiaux, c’est de parvenir avec moins de charge en ligne, et en dosant soigneusement certains signes, à réveiller l’activité des récepteurs et à propager une excitation capillaire à la surface du réseau.
Notes
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[1]
Jean-Pierre Arthur Bernard, La Chute des graves, Minuit, 1991.
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[2]
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre cinquième, chapitre II, recueilli dans notre anthologie des Sciences de l’information et de la communication, “Textes essentiels”, Larousse 1993, p. 542 sq.
-
[3]
Jorge Luis Borges, “De la rigueur de la science” dans L’Auteur et autres textes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, p. 57.
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[4]
On lira, sur la passion anorexique de quelques mystiques (Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila), l’ouvrage des deux psychanalystes Caroline Eliacheff et Ginette Raimbault, Les Indomptables, figures de l’anorexie (éditions Odile Jacob, 1988).
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[5]
André Hardellet, Lourdes, lentes, Pauvert, 1974.
-
[6]
Derrida a traité cette question de la production du jour, et de l’actualité, dans un entretien, « La Démocratie ajournée », publié dans Le Monde de la Révolution française, n° 1 (janvier 1989), dont une version remaniée se trouve reprise dans L’Autre cap (Minuit, 1991).