1Comparaison n’est pas raison et le comparatif ne fait pas sens : le moins vaut beaucoup plus que son origine inférieure et l’histoire de ce minus mérite d’être contée.
2« Moins » vient donc du latin minus, comparatif de parum (moins). Minus est un neutre qui s’oppose souvent à plus, comparatif de multus et signifiant « en grande quantité ». Au masculin, minor, comparatif de parvus (petit), s’oppose à major, comparatif de magnus (grand). D’où une première ambiguïté : on peut être inférieur par la taille ou par le nombre, ce qui ne revient pas du tout au même : une bande de mineurs peut agresser sans risque un majeur solitaire qui se sent « minable ».
3Le petit juge est un magistrat dont la majesté vient de la loi mais le garde des Sceaux est un ministre, c’est-à-dire un serviteur (minister) qui administre la justice comme un ministre du culte administre un sacrement et comme le ministre des cultes (celui de l’Intérieur) administre la France profonde. Le plus modeste instituteur est un maître (magister), aussi magistral pour les enfants qu’un magnat du pétrole pour les boursiers. Le maire (du latin major, cf. l’anglais mayor) est plus grand que ses concitoyens, même si sa commune est minuscule. Il vaut donc mieux être le premier dans son village que le second à Paris, où le moindre ministre minute son temps devant le menuet des visiteurs et où de menus propos d’intrigants défont les ministères : le moins réside dans la petitesse et le plus dans l’humilité. Le maître du Midi est le mistral, vent magistral qui allume des feux en brassant de l’air et exerce, sans le moindre bureau, le ministère de la Provence.
4Cette opposition du ministère et du magistère remonte aux temps antiques où les ministres étaient domestiques du pouvoir (souvent eunuques) et les magistrats élus des citoyens : l’exécutif était cantonné aux tâches d’exécution et la magistrature investie de l’autorité légitime. Le moins est ici dans l’ombre du maître et le plus dans la voix du peuple.
5Plus curieuse est l’infériorité professionnelle sans doute liée au mépris des tâches manuelles. Car le métier est l’autre dérivé de minister. Il s’est d’abord confondu avec le service de l’autel (une contamination de mysterium est probable) avant de désigner une profession (la femme de « mestier » était une professionnelle de l’amour) ou une corporation (la chambre des métiers). « Le métier de menuisier est minutieux » : ce triple emploi de minus se justifie puisque le menuisier (du latin minutia) travaille des pièces minuscules. Le moins est ici dans la finesse, l’art d’appréhender le détail, que l’on soit grosse tête dans une usine à idées ou petite main dans la haute couture.
6À l’opposé du métier est la maxime, cette « sentence la plus grande » (maxima sententia) à prétention universelle. Autant le manuel est dévalorisé, autant l’intellect est magnifié mais il pousse ici à l’économie de moyens : la maxime donne plus de sens en moins de mots.
7Reste le paradoxe de la taille et du nombre. Un « grand corps » (de l’État) n’a que peu de membres, l’augmentation de ses effectifs diminuant son prestige : le grand corps s’isole dans ses chasses gardées comme le grand homme fait le désert autour de lui. Ils redoutent la menace populaire du toujours plus de postes, de places ou de primes, de convives au banquet républicain, d’invités au festin démocratique. Car le plus, c’est le plein, et parfois le trop-plein.
8« Plus » et « plein » (de la racine indo-européenne ple) peuvent viser une quantité (le plantureux) mais aussi une qualité (la plénitude), un supplément d’âme ou un complément de retraite. La course à l’abondance frôle le remplissage par le néant, la barrière du maximum, le niveau du complet. Dans le plus, il y a parfois du trop, comme dans le pléonasme.
9Et dès qu’il y a plusieurs, on entre dans le conflit. La polygamie est une fabrique de vieux garçons : avec ses mille épouses et concubines, Salomon (le « roi de la sagesse ») créait 999 célibataires. Le polythéisme est un cimetière de dieux jaloux : ils sont trente-trois mille en Inde et huit cent millions au Japon à se disputer le pouvoir. L’ascèse du moins nous a rendus officiellement monogames et monothéistes. Mais le plaisir du plus nous pousserait à repeupler nos lits et nos cieux.
10Le trop-plein, c’est la pléthore, qui, pour les Grecs, était surabondance d’humeurs ou débordement de foule : grouillement dangereux (la plebs latine est peut-être issue de cette racine) et pourtant nécessaire à l’accouchement d’idées nouvelles et d’hommes neufs quand la femme pleine lâche ses petits ou quand la mer pleine libère les bateaux (les Grecs ramènent toute la vie à la navigation). Ce trop-plein pourrait être celui des richesses (ploutos est peut-être issu de ple) toujours associés à l’image de l’homme replet, du « gros » qui ne sera jamais un « grand » et se console par sa boulimie.
11Qu’est-ce qu’une vie bien remplie sinon l’angoisse du vide ? Qu’est-ce que des œuvres complètes sinon la peur de la page blanche ? Préférer la qualité à la quantité, c’est se mettre au régime minceur, au style concis qui requiert ici un point final.