Notes
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Enquête réalisée par Didier Epelbaum, médiateur de la rédaction de France 2.
1Si la guerre du Koweit reste dans les mémoires comme une guerre sans images, celle du Kosovo restera comme une guerre sans témoins. Relégués aux périphéries, les journalistes recueillirent en témoins secondaires les témoignages oraux des réfugiés – témoins primaires. L’abondant courrier reçu par la chaîne de télévision France 2 témoigne du déficit de crédibilité dont ils furent victimes. On accusa les journalistes de pratiquer les manipulations, les parti pris, la désinformation, l’imprécision, le trucage d’images, la propagande, l’intox, le matraquage... Situation paradoxale : jamais ils ne furent plus soucieux de déontologie, multipliant les citations et les conditionnels.
Les apories de la réception
2La moitié environ des 500 personnes qui ont écrit à la rédaction de la chaîne durant les mois d’avril et de mai 1999 dénoncent les prises de position des journaux télévisuels en faveur de l’OTAN [1]. La seconde moitié souligne, à l’inverse, l’objectivité de l’information. Personne en revanche n’a décelé là de parti pris « pro serbe » ou « pro Milosevic ». Fait significatif : ceux qui s’affirment satisfaits de la neutralité du traitement de l’information sont ceux qui se prononcent en faveur des bombardements de l’OTAN. Ceux qui accusent le journal d’être le porte-voix de l’OTAN sont ceux qui se disent opposés aux bombardements. La réception du témoignage médiatique est dans une large mesure indépendante de son contenu, comme de la qualité des témoins. Plus significatifs encore furent les commentaires des auditeurs de France Inter : un même journal pouvant être reçu par les uns comme « pro OTAN », par d’autres comme « pro serbe ».
3Réduits à l’attente passive, les téléspectateurs se sont révélés attentifs aux mots et aux images utilisés par les commentateurs. Un peu comme des malades qui, ne pouvant rien savoir de leur propre maladie, guettent le moindre murmure sur les lèvres du médecin. Écrire aux journaux, se manifester dans les forums Internet, appeler les radios constituaient alors le palliatif à une impossible action.
4Les lunettes de lecture utilisées par les uns ou les autres bénéficiaient de focales d’espace et de temps de qualités diverses. La lunette « Resto du cœur » ne produisait pas les mêmes effets que le télescope « Immigrés clandestins », la jumelle « Exode 1940 » ou la loupe « Guerre d’Espagne ». Ainsi décidaient des positions finales – en faveur ou contre les bombardements de l’OTAN – la prise en compte d’une histoire ancienne ou la focalisation sur l’histoire récente, le zoom serré sur les visages en larmes ou le grand angle des cartographies. L’histoire des Balkans est complexe : les instruments d’optique ont eu là grande liberté pour décider de son interprétation.
La contestation au cœur du témoignage
5Nos lectures de l’actualité sont si hasardeuses et si dépendantes de la forme de nos lunettes, que nous commettrions une erreur en nous limitant à questionner l’éthique du journaliste. Approcher les mécanismes qui fondent la crédibilité du témoin permet de ne pas rejeter hors du témoignage le lecteur ou le téléspectateur auxquels il est destiné ; de remplacer un « ce qui est bien » par un « comment ça marche », plus éclairant. Un témoignage, en effet, n’a de valeur que s’il est reçu ; il est une efficacité. Témoigner, c’est aussi construire les conditions d’une croyance dans sa propre parole de témoin. Celui qui a entendu, qui a vu, doit trouver les arguments – écrits, oraux, visuels – qui le conduiront à être cru. Le témoignage n’existe que par le témoin.
6Institué juridiquement par les capitulaires de Charlemagne, le témoin est la tierce personne. Celle qui, ne soutenant ni la parole de l’un, ni la parole de l’autre, est susceptible d’aider à mieux voir. Sa position, liée à la contestation des faits, est donc vouée à la contradiction et aux harangues. Quand les protagonistes s’accordent sur les faits, il n’y a plus nécessité du témoignage. Ainsi, dans le domaine judiciaire, l’aveu, qui a valeur de preuve, rend caducs les témoignages et conclut le procès.
L’imperfection du témoignage unique, l’insuffisance de l’unanimité
7Un témoignage n’est pas un aveu. Considéré isolément, indépendamment d’autres témoignages ou de preuves matérielles, il ne peut conclure : Testis unus, testis nullus. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le témoignage en justice avait valeur d’une demi-preuve (probatio semiplena). Une condamnation à mort nécessitait une preuve à part entière, c’est-à-dire, au moins deux témoignages convergents (probatio plena). La dimension collective est au cœur des systèmes de vérité impliquant des témoins. Autrement dit, ne sont à prendre en compte dans un témoignage que les éléments qui convergent avec ceux d’autres témoignages. La difficulté à voir la réalité, précisément illustrée par la diversité des réceptions du journal télévisé en période de guerre, n’est pas en soi répréhensible. Elle est la part inhérente de tout témoignage.
8Rappelons pour mémoire que le régime de la preuve n’est pas figé mais évolutif. Jusqu’au XIXe siècle, le témoignage des femmes, considérées comme trop émotives et trop aisément sujettes à la séduction, ne possédait que peu de valeur. Les philosophes des Lumières eux-mêmes le disaient : « sur le témoignage de deux femmes seulement, on ne doit pas condamner quelqu’un »…
9Pourtant, la dimension collective du témoignage ne saurait suffire à établir la vérité des faits. L’article « Agnus Scythicus » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, nous met en garde contre les mécanismes de constitution d’une opinion unique. Les plus grands esprits ont cru et pris pour réelle une fable surprenante relatée à l’origine par Kircher. L’Agnus Scythicus est décrit dans une multitude de témoignages comme une plante « en tous points semblable à un agneau » : elle en possède les pieds, les oreilles et la tête. Il ne lui manque que les cornes : à leur place se dresse une touffe de poils. De sa peau légère, les habitants font des bonnets… Kempfer, « qui n’est pas moins versé dans l’histoire naturelle que dans la médecine », a parcouru en vain toute la Tartarie. « On ne connaît ici, dit-il, ni chez le menu peuple, ni chez le botaniste, aucun zoophite qui broute et je n’ai retiré de mes recherches que la honte d’avoir été trop crédule ». L’erreur serait venue d’une confusion avec l’utilisation de la peau d’agneaux morts-nés utilisée pour border les vêtements ; mais elle avait suffi à engendrer, chez les plus grands savants, de fermes convictions, toutes concordantes…
Le bouleversement du régime de la preuve par les outils de la diffusion
10Aujourd’hui, la télévision et ses images instaurent un système de vérité original. Jamais – et les hommes politiques le savent bien – on n’avait tant jugé celui qui parle à l’aune de sa sincérité. Or, la vérité de l’apparence, la preuve par l’authenticité, ne sont du ressort ni de la presse écrite, ni des dépêches d’agence : elles relèvent spécifiquement de l’image animée. Le régime de la preuve acquiert une dimension paradoxale. Alors qu’en justice pénale ne peuvent être reçues sous la foi du serment les dépositions des parents proches de l’accusé, ni celles des enfants trop jeunes, le régime télévisuel accorde précisément à ces catégories de témoins une place déterminante. Ceux qui parlent à l’image seraient d’autant plus crédibles que la souffrance les atteint : un visage en larmes ne saurait mentir. Le témoignage d’un enfant de dix ans ne saurait être faux. Et l’on convie à témoigner les ascendants directs et les plus jeunes dont, précisément, notre justice récuserait les témoignages. Pour elle, au contraire, ce sont la neutralité des propos, la maîtrise de soi, qui fondent la crédibilité des témoins.
11Le régime de « preuve » télévisuel apparaît en réalité « régressif » par bien des aspects. Ainsi, la lecture des visages suffirait à prouver la profondeur des sentiments, la véracité des témoignages et des jugements… Or ces visages nous meuvent et nous émeuvent par des mécanismes bien éloignés de ceux d’un jugement rationnel. Nous ne savons pas, nous, téléspectateurs, nous projeter à la place la place d’un juge qui doit trancher et dénoncer le coupable. « Nous ne pouvons plus réfléchir après de telles scènes » écrit un téléspectateur. De l’image à l’action politique, la distance se fait brève : « Les images parlent d’elles-mêmes », argumentait un député dans les premiers jours de la guerre. Le régime de la preuve qui s’installe et s’affirme de guerre en guerre, est radicalement nouveau.
12L’image en soi n’est responsable de rien ; on aurait tort de la dénoncer. Mais elle possède des codes dont nous ne maîtrisons pas toujours la lecture et qui fondent le régime de la preuve télévisuelle. Il est banal d’affirmer que la crédibilité du direct est supérieure à celle des retransmissions différées. Plus subtilement, la disparition à l’image des dispositifs de prise de vue affirme la réalité de ce qui est montré : ces personnes qui courent se mettre à l’abri sans un regard pour la caméra sont vraies, à n’en pas douter… Bien qu’à l’opposé, le regard-caméra instaure lui aussi une vérité. Le présentateur du journal partage ainsi avec le président de la République le privilège de l’adresse directe, véritable régime de la vérité assénée, que seule l’autorité des protagonistes rend supportable au téléspectateur.
13Les témoins interviewés au hasard des rencontres n’ont pas droit, eux, à ce regard-caméra ; lorsqu’ils sont filmés, on leur demande de regarder légèrement à côté de l’objectif. Ainsi ils parleront au téléspectateur sans s’adresser directement à lui. Le dispositif concorde pleinement avec leur rôle de témoins ; les personnes interviewées n’apportent pas de preuve absolue mais fournissent les éléments d’une construction de la vérité. Leur témoignage doit être complété par d’autres témoignages.
14Les témoins oculaires sont, en justice, considérés comme les meilleurs des témoins. Les témoins auriculaires n’ont fait qu’entendre parler des tiers. « Ces témoins-là ne font point foi » affirme Diderot. Effectués à grande altitude, les bombardements de la guerre « zéro mort » ont cantonné la quasi totalité des journalistes dans ce rôle de témoin auriculaire : ils n’ont pas vu, ils n’ont qu’entendu dire. Ils doivent user de codes spécifiques à l’image pour nous convaincre du bien fondé de leurs intuitions : l’émotion transmise devient l’une des voies obligatoires de l’adresse au citoyen. Elle n’est pas seule. La qualité du cadrage et du montage de l’image, celle de la bande son, ont pour effet de nous transporter dans un monde logique qui n’est plus le nôtre, mais celui de la fiction. Les dramatiques cohortes de réfugiés marchant dans la neige, parfaitement filmées, nous ont profondément émus. Mais quand le journal télévisé devient du cinéma, il ne nous informe plus : il nous fait pleurer. Là réside l’un de ses paradoxes : l’excès de qualité lui fait perdre sa nature documentaire.
15La chaîne du témoignage n’a donc pas besoin que soit prise en défaut la déontologie du journaliste pour fonctionner de manière « imparfaite ». Transmission, elle est par nature transformante. Elle sélectionne, elle cadre. Sans proliférations visuelles : le journal télévisé se construit plus sur un manque que sur une pléthore d’images.
16Étymologiquement, « journal » désigne la surface de terre labourable en une journée. Le journal télévisé est, lui aussi, une unité de surface couverte en un segment de temps – une trentaine de minutes d’images. Soit environ, un demi hectare à labourer chaque jour. Or, la quantité d’images disponibles n’est pas proportionnelle à l’importance des événements à couvrir. Pire même : les grandes conférences internationales n’ont guère de témoins preneurs d’images et plus l’événement est important, plus les cameramen auront des chances d’être relégués dans les couloirs. Les rédactions en chef doivent ainsi user d’habiletés stratégiques pour remplir en urgence les pages blanches avant le journal du soir ou de la mi journée.
17Les « grands témoins » se targuent, eux, d’échapper aux systèmes médiatiques. Ils envoient leurs rapports directement aux assemblées ou à Matignon : « nous voulions nous faire une idée exacte sans déformation des médias de la situation réelle et vérifiée »… L’écrit, l’édition, restent pour eux la garantie par excellence du sérieux du témoignage. La déclaration orale du témoin judiciaire appelé à la barre doit en effet être considérée comme un archaïsme, vestige d’une époque où l’écriture ne pouvait être utilisée par tous. De la même manière, le geste du serment – qui a valeur de preuve – pourrait référer directement à un acte d’automalédiction, appelant sur le parjure le châtiment des divinités. L’écrit reste classiquement investi des valeurs de la preuve ; l’image ne l’a pas détrôné. C’est tout un ensemble de dispositifs spatiaux, de codes, de signes complexes qui fondent la crédibilité du journal.
Les faits comme constructions
18Une réalité ne reçoit le statut de fait qu’à partir du moment où elle est observée et décrite. Voir, être certain de ce que l’on voit, ne suffit pas à établir des faits. Il y faut une proposition, une intention insérées dans un système logique de référence. Mais aussi la conscience d’une interprétation et un mode de faire-savoir. La réalité – aussi dramatique soit-elle – n’est reconnue comme fait que par le témoignage. Et le fait n’existe pas sans le témoin.
19Juxtaposer des faits ne suffit cependant pas à constituer un témoignage. Celui-ci n’existe que par le récit et l’interprétation. En matière judiciaire, la loi autorise le juge à enchaîner les faits admis ou prouvés, par des conséquences ou des présomptions de manière à combler par le raisonnement les lacunes que laisseraient subsister les preuves. Les « donc », les « ainsi », les « parce que » ont, au tribunal, une place à part entière.
20Certes, le fait lui-même peut être hypothétique, construit par les témoins muets que sont les traces matérielles. Mais là encore, l’émergence du fait exige une observation, un regard, la mise en corrélation de plusieurs systèmes de traces et, finalement, un texte.
21L’outil de l’enregistrement décide en partie – mais pas lui seul – du rapprochement ou de l’éloignement de la bataille. Lors des opérations terrestres, les photographes de guerre sont au premier rang, parmi les soldats et soldats eux-mêmes. Les cameramen prennent un peu plus de recul ; l’image animée se satisfaisant mal des plans serrés sur le théâtre de la guerre. Les journalistes de la presse écrite occupent une ligne arrière. Avoir le nez plongé dans la bataille ne permet pas toujours de mieux voir. On connaît la boutade : au journaliste qui se désespère sur le terrain – « je n’y comprends rien » –, un collègue conseille « d’appeler Paris »… Le microscope est utile pour les détails ; il peut aussi conduire à d’incommensurables erreurs. Une guerre peut donner à l’ouest l’impression de se terminer tandis qu’au sud les combats reprennent.
22Que les faits soient élaborés par toute une chaîne de témoins – certains muets, d’autres oculaires, d’autres auriculaires – ne signifie pas qu’ils se fabriquent en dehors de toute logique. Qu’ils soient ancrés dans la réalité ne les empêche pas d’être construits, techniquement, psychologiquement ou socialement. Leur choix, leur mode de juxtaposition, leur mise en récit et leurs articulations, contribuent à les forger. Pourtant, le journaliste et les lecteurs croient encore parfois à l’existence d’une vérité unique et simple. La justice, elle, continue de parler de preuves quand les magistrats savent pertinemment que, hors du flagrant délit et de l’aveu, les preuves absolues de l’innocence ou de la culpabilité n’existent pas. Une trace, un indice, un fait matériel ne constituent pas en eux-mêmes des preuves. Artefacts, ils sont toujours susceptibles d’être le fruit d’une fabrication intentionnelle. Une photographie même ne prouve rien ; elle fournit en justice un appoint, une illustration, un moyen de pression mais ne peut en aucun cas – si elle reste unique – fonctionner comme preuve. Les magistrats ont la lourde tâche de transformer en blanc et noir le gris de la contestation des faits, en désignant d’un côté le coupable, de l’autre l’innocent. Ils savent bien, en outre, qu’ils ne jugent jamais que dans l’intime conviction. Leurs débats préserveront jusqu’au jugement la présomption de l’innocence.
23Le témoignage parfait n’existe pas. Et son imperfection même est partie intégrante de sa définition. Témoigner, c’est prendre des risques : celui de l’erreur n’est pas le moindre. Pourtant, témoigner reste une obligation. En matière pénale, nous avons le devoir de témoigner lorsque le témoignage joue en faveur de l’innocence de l’accusé. L’omission est lourdement sanctionnée. Plus lourdement encore, le refus de témoigner après en avoir été requis.
24Et l’on attend du témoin journaliste un faisceau de prêt-à-penser, n’admettant pas de sa part ce que pourtant l’on exigerait d’un chercheur : qu’il doute. Le témoin doit affirmer, même si les affirmations péremptoires sont de plus en plus mal acceptées par le lectorat.
25Le témoin, cependant, n’est pas un chercheur. Le premier éclaire la scène d’un coup de projecteur quand le second tourne autour de son objet. Le latin cercer – chercher –, possède quelque affinité avec le mot circa : la scène de la recherche a quelque chose à voir avec la piste circulaire du cirque. Ce qui s’y passe est visible d’une multiplicité de points de vue. Rien ne peut être caché. Le magicien retourne ses poches et prouve aux spectateurs qu’elles sont vides : la scène de la recherche possède ses procédures d’auto-légitimation. Ce qui s’y déroule est « vrai ». Le théâtre du témoignage, lui, conserve ses zones d’ombre, ses coulisses, qu’aucun projecteur ne pourra jamais éclairer. Il est un point de vue singulier, donc partiel et riche d’illusions.
26Mais le témoin et le chercheur sont tous deux aux prises avec le temps. Le premier, bousculé par l’actualité, n’a pas le temps de l’analyse. Le second, toujours en retard d’un journal, ne peut faire valoir la sienne. Et dans ces désynchronisations se situent les difficultés à voir. Ni celui qui dit, ni celui qui ne peut dire, ne peuvent voir en toute clarté. L’un et l’autre pourtant ont pris des risques. Le témoin, celui de l’erreur. Le chercheur, celui du temps perdu. En matière scientifique comme en matière juridique, l’incertitude, l’erreur, sont parties intégrantes du système de construction des savoirs. Un chercheur, un témoin en justice, ne sont pas soumis à punitions spécifiques s’ils se sont trompés dans leurs lectures de la réalité.
27Nous ne pouvons mettre en cause à ce point la sincérité et la déontologie de nos témoins professionnels en période de guerre, au risque de les voir déserter le champ de bataille. Mais il faut reconnaître que leur absence du Kosovo durant ces deux mois de guerre a eu des conséquences tragiques.
Notes
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Enquête réalisée par Didier Epelbaum, médiateur de la rédaction de France 2.