Ange
1Premier nom du messager (en grec, angelos). Angélologie, première appellation de la médiologie (discipline, fondée circa 550 avant J.-C. par Denys l’Aréopagite). Trois enseignements : 1/L’Éternel ne fait pas ses commissions lui-même, il a un besoin structurel d’agents de transmission. 2/Ces voltigeurs n’opèrent pas en francs-tireurs, ils appartiennent à des milices hiérarchisées sur une échelle d’ordre (la taxis). 3/Tout ange peut devenir démon, tout transmetteur un interrupteur. Le diabolique et l’angélique sont les deux faces d’une même fonction.
2R.D.
Aura
3« Unique apparition d’un lointain », événement de la première fois, énonciation, présence, manifestation live ou en direct… Cette sympathique catégorie proposée par Walter Benjamin évoque des expériences bien tangibles, et elle a tout pour séduire en éloignant dans le subalterne ou le négatif la reproduction des copies, la machine, le double, la série, les chaînes médiatiques ou techniques. Il faut cependant, par une critique inspirée de Derrida ou plus récemment avec Hennion et Latour (C.M. 1), refuser cette phénoménologie trop simple : non seulement le ici et le maintenant, le proche et le lointain n’ont plus vraiment lieu là où opèrent les NTIC, mais il arrive aussi que ces effets tant prisés de présence et d’origine se fabriquent, ou se décident « après coup ». Ce sont les Apôtres qui « font » le Messie, les reproductions qui construisent l’original, les machinations impures de la technique qui font resplendir les manifestations singulières de la vie.
4D.B.
Branchement
5A pour intérêt de mettre en évidence le caractère ramifié et orienté des systèmes de transmission. Le symbolique se propage par branchements successifs et parallèles sur des réseaux techniques et humains, supposant des moyens de connexion, d’aiguillage et d’alimentation. Attitude sociale (être branché) ou équipement technique (avoir le câble), le branchement marque les contraintes imposées par le milieu, mais aussi les marges de négociation qu’il ménage : affaire de normes – destinées à rendre compatibles ou à standardiser comportements et appareils –, il est aussi affaire de choix. C’est par le nombre et la nature de ses branchements qu’un organisme (individu, entreprise, institution ou dispositif technique) se positionne et se règle par rapport à son environnement. De la simple prise multiple au réseau intégrant TV, ordinateur, satellite et téléphone, ou du syndicat au cyber-forum, nos branchements conditionnent nos relations et relèvent eux-mêmes d’une praxis : se brancher – ou se débrancher – est en ce sens un acte culturel et politique.
6L.M.
Bricoleur
7Sobriquet flatteur tant pour le médiologue que l’ethnologue (Levi Strauss) et ce à trois titres. 1/ne recule pas devant les petites besognes, ce qui prouve de l’adresse et de l’abnégation. 2/respecte l’adéquation spinoziste de l’entendement et de la chose parce qu’il prend précisément pour objets d’étude des « bricoles » insignifiantes (l’adjonction de voyelles à l’alphabet consonantique, le caractère mobile en plomb, la mise en pâte du bois, la télécommande, etc.) et 3/le bricolage en ce qui le concerne n’est pas seulement in re mais in modo, car la sélection par le milieu technique des variations culturelles favorables opère comme la sélection naturelle elle-même « à la façon d’un bricoleur, sans dessein à long terme » (François Jacob).
8R.D.
Cadre (de la relation)
9Définit le mode de relation à l’objet qui le fait exister comme distinct à la fois de la « chose » et du « sujet ». Il existe trois cadres de relation aux objets : d’apprentissage, d’usage et d’invention. Le premier intéresse le cognitiviste, le second le sociologue et l’ethnologue, le troisième le psychanalyste. Tous les trois intéressent le médiologue.
10S. T.
Causalité
11Dites « ceci conditionne cela », cela est incompatible avec ceci » ou « pas de cela sans ceci ». Remplacez ceci par un mot en isme (Christianisme, Socialisme, Individualisme…) et cela par l’imprimerie, l’Église, le numérique (O.M. et M.O. dans les mots de notre tribu, cf. infra). Ajoutez que cela rétroagit sur ceci. Vérifiez corrélations et covariations. Montrez en quoi le contenu ou l’efficacité de telle représentation repose sur tel appareillage ou telle organisation. Cherchez en quoi ce qui circule (dans les têtes) se construit en circulant dans l’espace, dans le temps, dans la matière, dans le collectif. Les causes médiologiques sont matérielles au sens aristotélicien (ce dont est fait un phénomène de pensée ou de mémoire), mais aussi formelles en cela que le contenant « stylise » le contenu. Elles sont écologiques car transformant les conditions d’interaction dans le milieu de circulation des idées et symboles – nécessaires mais pas suffisantes.
12F.-B.H.
Code
13Ce qui autonomise le message par rapport à son support (d’où sa faveur auprès des idéalismes contemporains). Possible pour le texte, le décollement déréalisant ne l’est plus pour l’image, notamment photographique. Rien d’étonnant si la physique accidentée des images offre une porte de sortie aux sémiologues stricts (La Chambre Claire, à Roland Barthes). R.D.
Code (saisi par le –)
14Tous les signes ne sont pas codés. Un cri de douleur, un sourire, une odeur de brûlé…, en bref l’ordre indiciel des échantillons, des dépôts ou des expressions, fonctionne assez bien en deçà du code. Qu’apporte celui-ci ? Un horizon d’attente, donc un principe d’économie dans la réception ; la reconnaissance d’une bonne forme ou d’un invariant (idéal) sous les accidents ou les variations infinies dans l’énonciation du signe. Chaque scripteur trace à sa manière les lettres, ou articule des sons, où nous reconnaissons pourtant les caractères de l’alphabet ou les phonèmes de la langue. En stabilisant l’énoncé indépendamment de l’énonciation, le rasoir sémiotique du code permet de négliger ou d’élaguer les variations non-pertinentes. Mais ce qui tombe dans le fonctionnement économique des messages codés revient dans l’usage esthétique, où tous les signes comptent (où les signes ne sont pas encore saisis – gelés – par le code). L’œuvre d’art ne se déduit pas d’un code préexistant.
15D.B.
Collection
16Les idées voyagent mieux en groupes. Sciences, arts et religions sont d’abord des recueils, qui ramassent l’univers physique ou spirituel pour l’organiser et le transmettre. La pérennité d’une parole, d’une œuvre ou d’un axiome est garantie par son appartenance à un mythe, un corpus, un programme.
17L.M.
Communication
18L’un des pôles des disciplines de l’information (et des études médiologiques), l’autre étant la Transmission, avec lequel il entretient une relation dialectique (= antagoniste et complémentaire). L’information comme traversée de l’espace peut se distinguer comme suit de l’information comme traversée du temps, étant bien entendu qu’elles ne sont pas aussi séparées dans la réalité.
19R.D.
Communications(facilités de –)
20« Dépendent de la topographie des continents, de l’orientation des montagnes et de la continuité des zones climatiques. »
21A.G.Haudricourt
Commutation
22Regroupe toutes les opérations permettant de rechercher, d’établir, de maintenir, de modifier, ou d’interrompre des liaisons entre éléments d’un ensemble quelconque. S’applique d’abord à la reproduction sexuée, provocant une vertigineuse accélération dans l’évolution du vivant. Le calcul, l’hypertexte sont des commutations dans l’espace des nombres ou des mots. L’ordinateur est donc un commutateur. Mais aussi l’aiguillage, l’échangeur routier, les hubs. L’interrupteur électrique, l’annuaire et le central téléphonique, la télécommande sont nos commutateurs quotidiens. Ce sont les médias commutatifs (téléphone, télématique, hypertextes et Web) qui, en s’ajoutant aux médias irradiants (journaux, radio et télévision) modifient le régime actuel de la communication.
23M.G.
Comparer
24Le premier acte du connaître. La méthode comparative est au fondement des études médiologiques (comme elle l’est, par ailleurs, des sciences d’observation). Elles n’ont même d’autre fin que de l’introduire sciemment, effrontément, méticuleusement, dans les « sciences de la culture », après que Darwin, si l’on ose, l’eut fait en son temps dans les sciences du comportement. Pour mettre à jour ses corrélations, le chercheur se fonde sur l’observation de milieux techno-culturels variables dans le temps et l’espace, comme le naturaliste embarqué dans le Pacifique sur celle des écosystèmes variant au gré des latitudes. Reprenant les recommandations de Rousseau : « démêler ce que l’homme tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances ou ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ». C’est aussi une question de goût, un certain flair esthétique rejoignant la méthode heuristique. « En art, disait Malraux, sentir, c’est comparer ». En médiologie aussi. D’où un fréquent recours à des tableaux comparatifs (comme logosphère/graphosphère/vidéosphère) pour gagner en intelligibilité.
25R.D.
Complexité
26« Le simple n’est pas le fondement de toutes choses, mais un passage, un moment entre des complexités ».
27E. Morin
28De quoi rester perplexe.
29D.B
Constructivisme
30Point trop n’en faut. Cette école de sciences sociales à présent dominante en réaction contre l’objectivisme positiviste d’hier tend à faire de toute réalité une « construction » sociale. On ira jusqu’à parler d’une « production de l’espace », voire d’une « production du temps ». Du fait que le monde objectif n’est pas séparable des représentations pratiques qu’une société s’en fait, il ne s’ensuit pas qu’une société puisse produire toutes ses références objectives. De ce que la carte contribue à la formation du territoire, il ne se déduit pas qu’un territoire est l’invention des cartographes. Aucun acteur collectif ne produit sa géographie, son climat, ses gisements de matières premières et d’énergie, les lunaisons et les saisons, le soleil et le rythme circadien. Partant du fait avéré des interactions entre groupe social et phénomènes naturels, le constructivisme sociologique, objectivé et durci, en vient à nier l’irréductibilité du naturel au social. Beaucoup plus modestement, le médiologue observe que l’homme n’invente pasex nihilo son milieu, mais doit inéluctablement négocier avec lui. Et c’est précisément parce que son milieu lui est en dernière instance imposé du dehors, comme un donné irréductible que la domestication technique de l’espace et du temps constitue pour l’humanité une tâche in-finie.
31R.D.
Contraction
32« Par quelle ruse enfermer le plus dans le moins ? » (Dagognet). Allégement des supports et sélection des traits pertinents : toute transmission repose sur un principe d’économie. La carte ne véhicule une information utile que parce qu’elle est moins que le territoire, le théorème moins que l’expérience, et le bit moins que la syntaxe. D’un abstract à l’autre, l’idée transite ainsi par des graphies de plus en plus économes, qui en accentuent d’autant mieux la portée générative qu’elles en diminuent l’encombrement.
33L.M.
Convergence
34Une des caractéristiques de l’évolution technique, qui se manifeste aujourd’hui par la fusion de l’informatique, des télécommunication et de l’audiovisuel, « qui conduira rapidement à la mise en place d’une nouvelle organisation des industries de flux : celles-ci se transformeront en banques d’images et en stocks de programmes, vastes systèmes documentaires, qui permettront au destinataire de s’émanciper des contraintes de la grille. L’avenir est moins celui des médias interactifs que des destinataires actifs »
35(B. Stiegler).
36L.M.
Corps (humain)
37Le premier, l’irréductible médium.
38R.D.
39Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication s’efforcent vers la fluidité, l’allégement, les « immatériaux » (le papier mieux que la tablette d’argile, l’électron des cartes à puces mieux que le papier…). Mais son propre corps, on y revient toujours… C’est lui qui borde nos jouissances, comme il prescrit leur rythme et leur ergonomie à nos chaînes techniques. Au théâtre (C.M. 1) comme à bicyclette (C.M. 5) le corps est au centre de la machine, et ce moteur est à la fête. Dans l’énonciation, c’est lui qui pilote et cadre la plupart des messages à coups d’indices, d’effets de présence et d’aura. Pour réchauffer une représentation en général, il est recommandé d’y injecter un peu de corps (la « ligne chair »). Extravasé et prolongé de mille façons dans les prothèses techniques et médiatiques, le corps reste l’alpha et l’oméga de la plupart des circuits. N’est-il pas au centre du monde propre de chacun ? On le fuit, on le complique, on le sophistique, on l’oublie – et c’est encore autour de lui que ça tourne. Avec le développement des NTIC on saura de moins en moins ce que peut, ce que veut, où commence et où finit un corps.
40D.B.
Corps (techniques du)
41Expression de Marcel Mauss (1872-1950). Techniques sans objets matériels qui en soient l’instrument ou le résultat (façons de nager, de marcher, de manger, de jouer, etc.). En d’autres termes : mouvements musculaires traditionnels socialement appris et transmis.
42R.D.
Cramponner (SE)
43« S’attacher, comme par un crampon ». (Tech. Pièce de métal recourbée, servant à saisir, attacher, assembler). Réflexe de vitalité symbolique, très apprécié du médiologue. « Un beau poème, une idée, une découverte – cela n’a pas de valeur certaine. S’ils se détruisent avant d’être connus, rien n’a eu lieu. S’ils agissent, s’ils se cramponnent à un homme, puis à un autre, leur portée devient incalculable ; elle participe de ce qui adviendra de l’homme » (Paul Valéry, Carnets).
44R.D.
Crise culturelle
45Effet de superposition entre deux ou plusieurs technologies de mémoire concurrentes.
46R.D.
Croyance
47« La médiologie étudie les moyens de transmission comme technologies du faire-croire. Or la croyance est toujours croyance en un avenir. La question véritable de la médiologie, c’est donc la technique et le temps. »
48B. Stiegler
49Sa nécessité dérive du principe logique d’incomplétude, qui explique rationnellement que seul l’irrationnel soude. Il s’ensuit qu’il est vain d’espérer d’une meilleure communication du savoir (falsifiable, expérimental, positif) une quelconque amélioration du « lien social ». La science n’est pas un facteur de cohésion, la connaissance est sans pertinence politique, la fonction religieuse n’est pas substituable. Et le mythe est sage. Conséquence pratique : aucun groupe humain n’étant autoconstituant ou autofondé, il lui faut des médiateurs et des médiations pour le relier à son « trou fondateur ».
50R.D.
Culture
51« Réponse adaptative à un milieu. »
52J. Ruffié
Dématérialisation
53Jamais totale (même sur Internet), la dématérialisation désigne l’allégement et la mobilité croissante des supports d’inscription, la mutation des traces et la rupture des contacts physiques autrefois liés à l’échange. D’où un mythe : instantanéité, globalité et la facilité de communication des biens et des signes constitueront une épiphanie des capacités humaines. Généralement les idéalistes sont guéris de cette croyance par leur première panne de disque dur.
54F.-B. H.
Désir (d’être une chose)
55Ce n’est pas en prenant de la distance par rapport aux objets que nous deviendrons plus humains. Bien au contraire, c’est en reconnaissant la complexité des liens qui nous unissent aux plus banals d’entre eux, et notamment le désir d’être une chose. Si ce désir est projeté sur l’environnement humain non familier, il produit le mépris dont la xénophobie n’est qu’un aspect. Ceux qui prétendent vouloir toujours « vivre debout » – ou pire encore, « mourir debout » – sont en règle générale les plus enclins à faire s’allonger les autres ! S’il est projeté sur l’environnement humain familier, il produit une relation utilitaire et manipulatoire avec la famille, les amis, les collègues professionnels ou politiques… ou les animaux. Enfin, projeté sur les objets, il produit le mépris où certains tiennent les objets qui les entourent et qui entourent leurs proches. Ce mépris est paradoxalement le meilleur allié de la société de consommation parce que, dans les deux cas, l’objet n’est envisagé que par rapport à son cadre utilitaire et pas par rapport à son cadre d’invention. Dans tous les cas, les étrangers, le conjoint, la conjointe, les enfants, les animaux ou les objets sont alors identifiés à la partie du soi qui aspire à être non humain et le sujet en est appauvri dans sa complexité.
56S. T.
Déterminisme (technique)
57« Tonner contre ».
58F.-B.H.
59Le moulin à vent préféré des Quichotte de l’Esprit. Quiconque tire au jour les facteurs techniques objectifs d’un phénomène quelconque (social, culturel ou intellectuel) se verra transformé en Sancho Pança (déterminisme primaire, mécanisme grossier etc.) L’univers du médiologue, redisons-le, n’est pas de type mécaniste (une cause, un effet) mais systémique (circularité des interactions). L’invention technique n’est pas déterminante mais autorisante. L’étrier n’est pas « cause » de la féodalité, ni la presse à imprimer celle du protestantisme. Mais sans étrier, pas de chevalerie ; sans Gutenberg, pas de Luther. Les causalités systémiques sont négatives. A ne produit pas B, mais si non-A pas de B. Les théologiens distinguaient à bon escient la grâce suffisante, qui donne la possibilité de faire le bien, de la grâce efficace, qui procure la réalisation du bien. L’innovation technique relève de la première.
60R.D.
Dieu (émetteur)
61Source d’émissions parfaitement performatives. Le seul Être qui ne fasse aucun bruit. Entropie zéro. « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». Hors de la sphère divine, il y a un prix à payer. Les hommes communiquent mais à perte (l’information se dégrade en se propageant).
62R.D.
Dieu (récepteur)
63Dieu voit tout, sait tout, enregistre tout. On peut l’interroger parfois. A condition de prendre des précautions, de respecter les rituels. En revanche, jeter les dés pour des enjeux humains et dérisoires est sévèrement interdit : toutes les interdictions des jeux de hasard en découlent. On ne "téléphone" pas à Dieu, à tout propos.
64M.G.
Direct/différé
65Catégories majeures de nos transmissions mais aussi des jeux de signes, indépendamment du critère temporel ; les indices en effet, échantillons naturels, montrent directement ce qu’ils désignent, alors que les symboles arbitraires en diffèrent irréductiblement. Le mot chien ne mord pas, non plus que son image. Ce décrochement sémiotique se confond avec l’opération de la culture, mais aussi (comme Valéry y insiste) avec l’entretien d’un passé et l’invention d’un futur. Aux origines de ce mouvement peut-être, l’invention de l’agriculture consista à différer une partie de sa récolte pour la réinvestir dans la terre, alors que les peuples cueilleurs ou chasseurs la consommaient sans reste. Culture ne veut plus dire agriculture mais il s’agit toujours avec elle de se constituer des réserves, et d’anticiper. Question : quand les technologies du direct rongent les représentations majestueuses et sages de la graphosphère (qui fonctionne par définition en différé), ce progrès des transmissions de la vidéosphère nous fait-il régresser au présent des chasseurs-cueilleurs pré-néolithiques ?
66D.B.
Document
67« En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets enlevés à l’usage ordinaire et logés en des lieux propres. Cette nouvelle répartition transforme l’espace. Elle consiste à produire de tels documents, par le fait de recopier, transcrire ou photographier ces objets en changeant à la fois leur place et leur statut. Ce geste consiste à « isoler » un corps, comme on le fait en physique, et à « dénaturer » les choses pour les constituer en pièces qui viennent combler les lacunes d’un ensemble posé a priori. Bien loin d’accepter des « données », il les constitue. »
68M. de Certeau
Durcir pour durer
69Aucun message ne traverse par ses propres forces l’espace ni le temps, there is no such thing as a free mail. Pour que le Beau ou le Vrai arrivent à bon port, il faut y mettre le prix : trouver des relais, des alliés, ou garantir par le code, par l’élaboration formelle du message sa résistance aux aléas de l’énonciation et de la réception. Exemples de messages construits pour durer : le poème (belle forme signifiante et sonore), ou le mathème (forte architecture logique) ; dans les deux cas, l’élaboration esthétique ou scientifique du message a durci sa structure, renforcé son squelette interne. Mais le poème ou le théorème bénéficient aussi d’un squelette externe, les rails sur lesquels ils circulent (manuels, programmes, institution de la recherche et de l’enseignement, tradition critique…). Question médiologique : devons-nous postuler une différence fondamentale, et laquelle, entre le succès des idées et celui du tube de l’été ?
70D.B.
École
71« Le lieu médiologique par excellence. On ne communique pas le savoir, on le transmet. Non seulement le récepteur est modélisé par l’émetteur, mais celui-ci ne peut enseigner (ainsi que Bachelard le montrait dans son Rationalisme enseignant) que s’il devient, à sa façon, un élève – celui qui ne cesse de restructurer son savoir afin de le rendre assimilable. La connaissance devient aussi la médiation qui transforme les protagonistes (dans ce lieu austère, où les bruits extérieurs n’entrent pas, ainsi que le remarquait Alain, où les murs sont nus). »
72Fr. Dagognet
Écriture
73« L’écriture n’est pas un simple enregistrement phonographique de la parole ; dans des conditions sociales et technologiques qui peuvent varier, l’écriture favorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe certaines manières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le tableau jouent à cet égard un rôle décisif. »
74J. Goody
Effet-cliquet
75Irréversibilité du progrès technique. On ne retourne pas à l’arbalète après l’arquebuse, ni à la diligence après le chemin de fer.
76R.D.
Effet-diligence (Jacques Perriault)
77Le nouveau commence par mimer l’ancien. Les premiers wagons de chemin de fer avaient un profil de diligence. Les premiers incunables ont forme de manuscrits ; les premières photos, de tableaux ; les premiers films, de pièces de théâtre ; la première télé, de radio à image, etc.
78R.D.
Effet-jogging
79Nom plaisant d’un phénomène capital et paradoxal, l’effet rétrograde du progrès matériel. La déchéance des membres inférieurs était jadis pronostiquée chez les bipèdes motorisés. Or, moins les citadins marchent, plus ils courent. Au lieu de l’atrophie annoncée, la remusculation. La déstabilisation technologique suscite une restabilisation culturelle. A chaque « bond en avant » dans l’outillage, correspond un « bond en arrière » dans les mentalités. D’où notre formule : « la postmodernité sera archaïque ou ne sera pas ». et le caractère en général infondé tant des alarmes que des promesses « futuristes ».
80R.D.
Effet-vélo
81Retour d’un système socio-technique qui semblait en déclin. Il s’explique par les excès de complexité ou d’encombrement provoqués par les nouvelles techniques. Il s’accompagne souvent de modifications mineures mais décisives permettant un nouveau mode d’usage (ainsi le VTT). Dans le monde des médias, le téléphone ou le fax bénéficieront sans doute d’un effet-vélo. L’effet-cliquet n’est donc pas toujours assuré.
82M.G.
Environnement
83Son environnement d’objets est ce qui fait exister un sujet comme tel. Enlevez brutalement à quelqu’un ses vêtements, sa maison et tous les objets qu’elle contient et vous produirez probablement chez lui des troubles de l’identité (s’il décide de s’en séparer volontairement, c’est différent, car il a pris le temps de retirer progressivement ses investissements psychiques des objets qui l’entourent). L’être humain sait que son existence physique est inséparable de son environnement naturel. Il lui reste à prendre conscience que son existence psychique est inséparable de son environnement d’objets, autrement dit de son « technosystème ». S.T.
Épidémie (de représentations)
84Métaphore tirée du vocabulaire médical séduisante mais inconsistante, quand elle conduit à parler de la peste sans parler des rats : la contagion sans porteurs ni milieux.
85R.D.
Espace
86Médium dormant, aux effets encore largement sous-estimés. Les rapports des hommes à leurs dieux et aux valeurs, leur mémoire et leurs attentes sont médiatisées par des lieux, des distances et un certain type de déplacement. L’apparition du monothéisme, par exemple, ne s’explique pas sans l’itinérance en milieu désertique (voir Cours de médiologie général). En retour, le monothéisme suscitera un espace hyper-centralisé (Ô Jérusalem), qui ne se partage pas (pas plus que le Dieu unique). L’étendue terrestre, pour l’animal croyant, n’est jamais neutre ni « isotrope » : elle a ses lieux saints, ses points cardinaux, ses bonnes et mauvaises directions, sa cinétique et sa logistique. L’espace donne sens, et le sens se spatialise, à travers les couples dynamiques centre-périphérie, bas-haut, dedans-dehors, dessus-autour, droite-gauche. On peut appeler « territorialité » le style de relations mentales et pratiques qu’une communauté noue avec son espace physique, médium passif activé par ses médiateurs symboliques.
87R.D.
Évolution technique
88« L’évolution spécifique des objets techniques ne se fait pas de manière absolument continue, ni non plus de manière complètement discontinue ; elle comporte des paliers qui sont définis par le fait qu’ils réalisent des systèmes successifs de cohérence ; entre les paliers qui marquent une réorganisation structurale, une évolution de type continue peut exister ; elle est due à des perfectionnements de détail résultant de l’expérience de l’usage, et à la production de matières premières ou de dispositifs annexes mieux adaptés ».
89G. Simondon
Externalisation
90Rien n’est plus humain que la technique s’il est vrai que l’hominisation, selon Leroi-Gourhan ou McLuhan, a prolongé au dehors nos organes par diverses générations de prothèses, du plus dur au plus « doux ». À ce schéma connu, le médiologue ajoutera que nos enceintes médiatiques étendent également et tissent au-dehors ce que Winnicott a nommé l’espace potentiel, où se déroulent nos premières relations de jeu, de confiance et d’apprentissage. Il est important pour chaque organisme vivant de disposer de cet espace tampon ou transitionnel, qui n’est ni dehors ni dedans, ni de l’objet ni du sujet, ni réel ni irréel mais entre – et nous passons une bonne part de nos vies à perfectionner un pareil espace. Chacun, dans cette mesure, reçoit des appareils d’information ses propres messages inversés.
91D.B.
Feed-back
92Retour d’information ou d’énergie de l’effet sur la cause pour la cybernétique, rétroaction du récepteur sur l’émetteur pour l’analyse des médias ou des interactions, le feed-back renverrait plutôt pour la médiologie à la réciprocité des conditionnements techniques et culturels. Les rapports entre outils, institutions et modes de pensée relèvent en effet de cette même causalité circulaire, qui préside au fonctionnement de tous les systèmes complexes. Les classifications (comme la CDU) ou les moteurs de recherche sur l’Internet sont des exemples de cet enchevêtrement : ils montrent combien tout instrument de mise en forme, de classement et de signalisation anticipe et oriente les accès, les questions et les interprétations. Autrement dit, comment la pensée est elle-même façonnée par les techniques initialement prévues pour la représenter ou la contenir.
93L.M.
Flux
94Avec l’avènement du direct et du temps réel, modes de transport et de transmission basculent du stock au flux. Plus qu’un simple raccourcissement des délais d’acheminement et d’accès, le flux impose une mutation des dispositifs et des usages, où se lit la solidarité entre régime de vitesse et régime de sens. Agendas, grilles de programmes, bandes-annonces, moteurs de recherche et agents intelligents sont les médiateurs de cette information-flux, dont l’apparente inorganisation dissimule un important travail de structuration, de la part des programmateurs comme des utilisateurs.
95L.M.
Graphosphere
96Période de l’esprit humain ouverte par l’imprimerie et déséquilibrée par l’audiovisuel (? 1470-1970). Fait passer du rationnel au scientifique, de la vérité au vérifiable. Médiasphère propice aux mythologies du progrès et aux messianismes séculiers. Début de l’accélération du temps historique et première contraction industrielle de l’espace, sous l’effet de la vapeur et ensuite de l’électricité.
97R.D.
Hiérarchie
98Corollaire d’organisation. Transmettre, c’est organiser ; organiser (des choses, des concepts, ou des hommes), c’est hiérarchiser. On ne connaît pas d’organigramme sans structure d’ordre, avec position d’un premier, second, troisième, etc. Le refus des hiérarchies se confond avec celui des médiations : c’est un instantanéisme et un illuminisme. Toute posture anarchisante couvre une nostalgie idéaliste d’immédiateté (ex : le situationnisme).
99R.D.
Histoire des idées
100Montage optique qui déroule sous nos yeux éblouis des panoramas sans toile, châssis ni pigments. L’engendrement des idées indépendamment de leurs supports, milieux et organes de transmission, cette projection rétrospective de l’intellectualisme « marche » sur une batterie de repères convenus –, le contexte, l’origine, l’influence, la généalogie, le syncrétisme, etc., – où l’enquête médiologique découvre le plus souvent de pieux mensonges.
101R.D.
Hominisation
102Commencée il y a deux millions d’années, avec le premier archanthrope polisseur de galet. Toujours en cours.
103R.D.
Humanisme
104L’humaniste interdit à l’homme de s’identifier à une chose. Cette idée le révulse. Pour mieux en écarter le risque, il décide que le désir d’être une chose n’existe pas et que « l’état de chose » est toujours imposé à un être humain de l’extérieur et par violence. Moyennant quoi, il se prive d’un outil de compréhension important de la relation de l’être humain aux personnes et… aux objets. Construire une culture, c’est d’abord construire un environnement d’objets. Mais en même temps, c’est définir un équilibre partagé, dans un groupe, entre le désir d’être un être humain et le désir d’être une chose qui habite tout homme. Question : une culture non humaniste n’est-elle pas mieux placée dans la conquête technologique ? Pour un humaniste, le meilleur ami de l’homme, c’est l’homme. Pour un non humaniste, c’est son fusil, sa voiture, ou son téléphone portable. Pour le premier, ce qui importe, c’est la communication interhumaine. Pour le second, c’est le perfectionnement de ses meilleurs amis. Heureusement, la culture humaniste sait créer des réserves pour les sujets plus à leur aise avec les objets qu’avec les humains afin qu’ils s’adonnent à leur passion de façon contrôlée.
105S.T.
Hypothese
106« La seule utilité des hypothèses est d’attirer l’attention sur les faits qu’on avait pu négliger »
107A.G. Haudricourt
Idéal
108Guerre aux idéalités, honneur aux idéaux.
109R.D.
Identité
110Les objets forment autour de tout sujet des cercles concentriques allant de l’espace le plus intime à l’espace public partageable. Ces cercles d’objets sont les enveloppes de l’identité. Ils la fondent (ce sont les supports d’inscription), ils la protègent (du vêtement au répondeur téléphonique en passant par le bunker), et ils l’élargissent (ce sont les supports de communication).
111S. T.
Idéologie (avec majuscule)
112Terme inventé en 1796 (science de l’origine des idées) et détourné par le jeune Marx, pour désigner le reflet subjectif du réel, son image inversée et fantastique dans la chambre noire des cerveaux. L’idée d’idéologie comme illusion optique constitue l’obstacle épistémologique n° 1 sur la route de toute médiologie possible. Celle-ci est trop matérialiste pour se réclamer sur ce point de Marx, encore dominé par l’illusion lumineuse.
113R.D.
Idéologie (avec minuscule)
114Nom donné à la science de l’autre. L’historien Paul Veyne tient avec quelque raison que la sociologie est une mode évanescente et qui n’a pas lieu d’être (monographique, c’est une histoire sans le nom et normative, une philosophie sociale qui ne s’avoue pas). Le sociologue Pierre Bourdieu tient non sans argument que l’histoire n’est pas une science, fondée qu’elle est sur la superstition empiriste du cas particulier. Le biochimiste verra à juste titre dans la psychanalyse une mythologie romancée, et le psychologue, non sans motif, dans les chimiothérapies un bricolage positiviste et sans principe. Etc. L’apprenti médiologue peut s’éviter les chassés-croisés du soupçon parce que, la médiologie ne prétendant pas au titre de « science sociale », il n’a pas lieu de donner tort à son voisin pour se donner raison. Son point de vue n’exclut pas celui des autres. Et puis, « le sage n’a pas d’idées ».
115R.D.
Idéologies I (au pluriel)
116Définition banale de l’idéologie : fumées (idées de l’autre), utopies, délires, rêverie, idées contre réalité. Définition chic : représentation du monde apparemment rationnelle (mais partielle et faussée) que se font des acteurs en fonction de leur position et de leurs intérêts (idées de l’autre, notion qui permet d’expliquer pourquoi l’idéologie dominante, o surprise, domine les médias). Rappel : « une » idéologie, ça n’existe pas. Mais il y a des idéologies, des systèmes d’idées polémiques traduisant des évaluations et visant à des effets concrets ; ils se heurtent à d’autres systèmes et visent à se propager dans d’autres têtes.
117F.-B.H.
Image
118Classiquement, les images se divisent entre « psychiques » et « matérielles ». En fait, toutes les images sont des moyens de transport. Une voiture ou un train peuvent être utilisés de cinq façons différentes : pour aller plus vite d’un point à un autre ; pour explorer une région ; pour flâner ; pour le frisson de la vitesse ; ou enfin pour le plaisir d’être emmené avec d’autres. C’est la même chose pour les images. L’image, qui est un moyen de transport, donne accès à un territoire à explorer qui ne peut l’être qu’au prix d’une série de transformations, à la fois de l’image-territoire et de soi. Toute image est alors appelée à constituer un lien, à la fois de soi à soi et avec les autres, entre corps et mot. Son échec signe toujours une incorporation.
119S.T.
Incarnation
120Le corps étant le « médiateur par excellence », on peut voir dans le dogme chrétien de l’Incarnation le codage mystique, ou le préambule fabuleux, de la question médiologique originaire ; comment un Verbe se fait-il Chair ? Ou, pour parler comme Marx, comment ici-bas une « idée » devient-elle « force matérielle » ? L’étude du Messie, médiateur entre Dieu et les hommes, ou Christologie, qui est au cœur de la théologie chrétienne, offre la meilleure introduction possible au déploiement de cette question matérialiste.
121R.D.
122Le corps étant le « médiateur par excellence », la question originaire est : Comment la chair (avec minuscule) produit-elle le verbe (avec minuscule) ? La question de la présence du corps (humain et non pas divin) est au centre de toutes les questions sur les médiations, et notamment des images.
123S.T.
Incomplétude (principe d’–)
124Postulat historiquement attesté. Aucun collectif ne peut se clore ou se définir à l’aide des seuls éléments de cet ensemble. Pour pouvoir se poser comme différent des autres, ou se « clôturer », il doit s’ouvrir à un point de croyance situé en dehors de son plan d’immanence (valeur, mythe, héros fondateur, grand récit, etc.). Pas d’horizontalité « politique » sans verticale « métapolitique ». Conséquence pratique : un besoin perpétuel de « passeurs » entre le fait et la valeur (sorciers, clercs, intellectuels, commissaires, éditorialistes, etc.), qui sont, comme médiateurs, les lubrifiants de l’incomplétude.
125R.D.
126Le travail psychique de la symbolisation – par lequel l’être humain construit des représentations de ses éprouvés – ne peut jamais être total. Toute expérience laisse subsister, dans le psychisme, un « reste » inassimilable, lié à ce que la psychanalyse appelle le « refoulement originaire ». Plus l’être humain s’efforce de symboliser ses expériences, et plus il se trouve donc enfermé dans la conviction que cette symbolisation se construit sur quelque chose qui lui est irréductible. La croyance dans une transcendance est l’un des moyens par lesquels il tente de maîtriser cette expérience angoissante. Une autre consiste dans sa projection sur le groupe. La dialectique de la symbolisation et de son reste, assumée par le collectif, engendre la conviction qu’un groupe ne peut fonder sa légitimité que sur ce qui le dépasse.
127S.T.
Incorporation
128S’incorporer, c’est prendre part à un corps (organisme, agencement, groupe) et non à une chair (incarnation). C’est la possibilité même de dépasser la solitude et la finitude temporelle de la chair, par le collectif et par la transmission.
129L.M.
Information
130« L’information est un concept problématique, non un concept solution. Car, rappelons-le, l’aspect communicationnel et l’aspect statistique ne rendent absolument pas compte du caractère polyscopique de l’information, qui se présente au regard tantôt comme mémoire, tantôt comme savoir, tantôt comme message, tantôt comme programme, tantôt comme matrice organisationnelle. »
131E. Morin
Irréversibilité
132Mot délicat, qui expose autant que progrès à de faciles objections : bégaiements de l’histoire, effets-jogging, archaïsmes rénovateurs, etc. On parle pourtant de lignées techniques, qui sont ponctuées de cliquets d’irréversibilité. Ceux-ci s’observent partout où dominent la guerre, et la concurrence du marché (forme de guerre au ralenti), qui obligent chacun à s’équiper des outils les plus performants : aucun agriculteur ne troquera, toutes choses égales d’ailleurs, son tracteur contre une paire de bœufs, et il serait suicidaire d’équiper une armée d’arbalètes face à des chars AMX…
133Deux correctifs pourtant : le temps technique, jeune ou rapide, est enchâssé dans des relations pragmatiques et des usages sociaux beaucoup plus vieux ou visqueux ; et l’on sait d’autre part que dans les marges du temps social soumis à l’efficacité et à la concurrence, tous les retours ludiques, esthétiques ou sentimentaux sont permis : l’imprimerie n’a pas tué la calligraphie, ni l’automobile les sports équestres.
134D.B.
Ligne verbe/ligne chair
135Les deux pôles de la communication (yin et yang). Pôle écriture, symbole, différé, logique, rigide, etc. versus pôle oralité, indice, direct, souple, sensoriel etc. Ces deux modes ou courants se partagent les constructions culturelles les plus diverses (christianisme, marxisme, psychanalyse, sociologie, etc.). Ligne Verbe : Églises réformées, IVe Internationale, Lacan, Durkheim. Ligne Chair : communautés charismatiques, gauchisme soixante-huitard, Jung, Tarde. Partage qui n’est pas seulement dans les sensibilités mais dans le vécu des appareils : les « demoiselles du téléphone » et « ces messieurs du télégraphe ». Issu du cornet acoustique fabriqué par Bell afin d’aider une fille sourde de ses amis, qu’il finit par épouser, le téléphone, véhicule de la voix, instaure malgré lui une relation affective. Issu de la guerre et des besoins du pouvoir centralisé, le télégraphe code à froid une information abstraite.
136R.D.
137C’est aussi une question d’économie : le livre imprimé est une représentation pauvre, ascétique, et du même coup bon marché. Préférez-vous lire Lorenzaccio ou le voir au théâtre ? Quand on a les moyens on ajoute la couleur, l’image, le mouvement, la 3D, la chair. Entre écrire Le Docteur Jivago et le tourner, les coûts (et les retours sur investissements) sont sans comparaison ; en face des studios de Hollywood l’écrivain fait figure d’artisan ou de moine. Lequel pourtant donne le plus à penser, à rêver ? Toujours se rappeler qu’en termes d’information « less is more ». Au moins pour le « penseur » éduqué dans la graphosphère.
138D.B.
Livre
139Cheval de bataille des pédagogues et des défenseurs de la graphosphère contre les séductions racoleuses des écrans et des NTIC, plus live mais toujours suspectes de barbarie. Depuis cinq cents ans, notre culture s’est édifiée autour de « l’ordre des livres » (Roger Chartier), auquel nous devons le rationalisme classique, la philosophie des Lumières, le socialisme, voire le monothéisme… Aujourd’hui encore, rien ne remplace pour la rumination constructive de l’esprit ces petits parallèlépipèdes de papier adaptés à la poche ; au point qu’écrire un livre (ou du moins le signer) demeure chez nous une marque de distinction. Dans un monde où les in-formations fusent et se bousculent, il est d’abord cet enclos où, comme dit fortement Derrick de Kerckhove, « les mots demeurent en repos » (comme les images dans les musées).
140D.B.
Locomotion
141« L’homme commence par les pieds » a constaté Leroi-Gourhan. Libérant la face et la main, la marche sur deux pieds rend en même temps possible le langage articulé et l’outil manuel. Dans l’émergence du phénomène humain, après le Zinjanthrope, le paléontologue a observé le caractère global et interdépendant du système locomotion – préhension – phonation, ou encore bipédie – outillage – langage. C’est en raison de cette articulation, biologique, physiologique et logique, que le médiologue s’efforce de rassembler sous un même regard machines locomotives et machines symboliques, modes de transport et modes de transmission.
142R.D.
Logosphere
143État de civilisation suivant l’invention de l’écriture, dans lequel l’écrit, au statut encore subordonné, sert d’abord à transcrire une oralité primordiale aux dictions encore sacralisées. En Grèce, assure le passage du mythos au logos, ou du récit légendaire au discours rationnel. Naissance, avec l’alphabet vocalique, de l’universel.
144R.D.
Machine
145« Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. »
146G. Simondon
Mass-media
147Appareils de diffusion d’information, construits sur le modèle broadcast (un-tous), apparus avec les rotatives : presse grand public, radio, télévision. Internet en est-il ? Oui (arrosage massif). Non (modèle un-un)…
148L.M.
Matériel
149Dagognet le matériologue nous enjoint avec raison de « rematérialiser ». Il faudra donc commencer par distinguer entre les matériaux, substances servant de substrats, les choses, réalités naturelles brutes, et les objets, choses fabriquées et ouvragées. Le bois est un matériau, la planche une chose, la table un objet. Entre les objets et les outils, objets servant à agir sur la matière dont la force motrice est fournie par le corps humain. Entre les outils et les instruments, prolongation de nos organes de sens. Les lunettes et le phonographe sont des instruments. Entre les appareils, artefacts complexes qui ne font qu’utiliser l’énergie, et les machines, qui, elles, transforment une énergie fournie par le milieu extérieur ; entre une machine-outil, qui a rapport à un but, et un mécanisme, ou moyen par lequel une machine remplit son office. Un tournevis est un outil, une horloge une machine composée, un embrayage un mécanisme. Entre un mécanisme, qui règle un mouvement communiqué du dehors, et un moteur, qui fournit la force motrice. Ladite force pouvant être animale (cheval, bœuf), hydraulique (moulin à roue), mécanique (vapeur) ou simplement humaine. Cette terminologie rudimentaire peut osciller ou prêter à contestation mais un matiériste respecte trop son matériel pour parler de la matière en « philosophe », en survol et en général.
150R.D.
Médecine
151« Elle relève de la médiologie – d’une part, la Pathologie repère les traces et les chemins de la contamination en ce qui concerne les maladies infectieuses ; d’autre part, surtout en médecine mentale, l’individu appartient à des réseaux, et de telle façon que « le maillon faible » subit le contrecoup des dysfonctionnements. La « bonne santé » des uns suppose l’atteinte des plus faibles – ainsi détectons-nous des interrelations agissantes dans un milieu humain qu’on croyait homogène. »
152Fr. Dagognet
Media (ou médias)
153Pluriel de « medium », à ne pas confondre avec « mass-media ».
154L.M.
Médiasphere
155Milieu technique déterminant un certain rapport à l’espace (transport) et au temps (transmission). Concept générique se spécifiant historiquement en logosphère, graphosphère, vidéosphère, etc. Chaque médiasphère s’équilibre autour d’un médium dominant (la voix, l’imprimé, l’imageson), foyer de fonctions aux compétences décisives, et de ce fait au sommet des hiérarchies sociales. La médiasphère est à une population de communicants ce que la biosphère est aux peuplements d’animaux et de végétaux. Elle abrite une multitude de micro-milieux de transmission, comme la biosphère une multitude de biotopes, chacun doté d’un certain état d’équilibre dynamique – mais, à chaque époque, sous l’hégémonie d’un mégamédium plus performant que les précédents.
156R.D.
Médiologie
157Sport d’équipe.
158R. D
Médium
159Dispositif véhiculaire en général. Se spécifie en objectif et organique, M.O. (matière organisée) et O.M. (organisation matérialisée), éléments d’un même bloc circulatoire. (Voir diagrammes dans « Histoire des quatre M ») R.D.
Mémoire
160N’est réductible ni à une faculté neurobiologique, ni à un dispositif d’enregistrement, ni à un devoir moral. Travail d’auto-organisation, qui implique un traitement complexe et ininterrompu des informations (filtrage, duplication, comparaison, association, hiérarchisation, maintenance, gestion de délais et de parcours…). Aucune mémoire ne saurait donc s’élaborer hors des dispositifs techniques et institutionnels (familial, national…), qui produisent à chaque époque un modèle mémoriel (architectural, scriptural, réticulaire…) et un tissu d’appartenances identitaires. La mémoire a toujours un coût (social, économique, écologique…) et relève d’une politique. Car mémoriser, c’est élire et sélectionner, donc oublier.
161L.M.
Milieu (culturel)
162Remplacera avantageusement la notion de champ. H2O n’est pas le champ du poisson. Si le champ est ce qu’on a devant ou autour de soi, on est toujours pris dans et par son milieu. Au champ, notion théorique et optique, s’oppose le milieu tactile et synergique. Cette insertion existentielle, englobante, du vivant dans son milieu rend la prise de distance particulièrement difficile. « H2O n’est pas la découverte d’un poisson ». C’est pourquoi la lucidité médiologique s’éveille à la charnière ou à la sortie de milieux techniquement révolus ou en voie d’extinction dont l’observateur n’est plus actuellement captif (l’oralité primordiale chez Platon, le manuscrit chez Condorcet, l’imprimerie chez nos contemporains, etc.).
163R.D.
164Le milieu n’est pas seulement ce qui impose (il y a danger à expliquer trop rigoureusement par les influences du milieu), mais ce qui propose. S’il n’est pas une condition suffisante à la production des idées, il en est une condition nécessaire : si nous n’offrons pas le berceau, les naissances n’auront pas lieu.
165M.S.
Mnémosphere
166Milieu de transmission purement orale précédant l’invention des alphabets : de père en fils, de maître à disciple, etc.
167R.D.
Moyen/fin
168Couple d’opposition fatal, fondement de la minoration humaniste des techniques, aussi dommageable pour la connaissance que le tandem forme-matière. En fait, l’instrument n’est jamais instrumental. La réduction de l’outil à l’ustensile est la ruse naïve du narcissisme. « L’ustensilité, c’est-à-dire un « non-moi » dévoué au moi, qui l’a d’ailleurs soigneusement façonné, permet à la conscience de se rencontrer partout et d’ignorer l’au-delà du cercle où elle brille. » (François Dagognet)
169R.D.
Nouveau-nouvelle
170Cherchez aussitôt l’ancien (que va exhumer, en le transformant, la nouveauté en question). Voir effet-jogging.
171R.D.
Objet
172C’est le fait d’élire, par le regard ou par la main, une chose, qui la transforme en objet. Elle devient alors un support de rêveries ou de pensées, sur son passé ou sur son devenir, ou même sur ceux du sujet lui-même, autrement dit un support de transformations psychiques. Mais ce n’est pas encore suffisant. Car l’objet, sitôt différencié comme tel par le regard, la main ou la pensée, peut perdre aussitôt ce statut et être vécu comme partie constitutive du sujet. Une prothèse de hanche, par exemple, est un objet pour le chirurgien qui la pose et elle l’est aussi pour le malade qui va la recevoir si on la lui montre avant l’intervention. Mais, quelques mois plus tard, elle est normalement perçue comme une partie intégrante de lui-même. La définition de l’objet nécessite donc deux conditions : il doit être distingué comme tel sur le fond du monde ; et il doit être pensé dans un cadre qui le définit comme tel pour un sujet donné. Pour le chirurgien, la prothèse ou le pace-maker ne cessent jamais d’être des objets : pour lui, le cadre, c’est l’anatomie.
173S.T.
Organisation
174La face institutionnelle d’une transmission. Il n’y a pas de transmission sans un corps collectif organisé (à commencer par l’institution familiale). C’est la présence ou non, en sus d’un appareillage (M.O.), d’une organisation (O.M.) qui distingue un fait de transmission (transport d’information dans le temps) d’un simple acte de communication (transport d’information dans l’espace).
175R.D.
Original
176Sous-produit tardif et rétrospectif d’un processus de transmission, ou bien (pour l’œuvre d’art), de reproduction. Et si c’était les copies qui faisaient l’original ?
177R.D.
Patrimoine culturel
178Stock des traces accessibles dans un cadre donné (local, régional, national, humain), et qui contribue à maintenir ce même cadre.
179R.D.
Performance (indice de –)
180Transmissibilité propre à tel régime d’énonciation dans telle médiasphère (ex : le rationalisme critique a un indice socialement faible en logosphère, élevé en graphosphère, minimal en vidéosphère).
181R.D.
Présence (effet de –)
182Au Café de la Paix lors de la projection du film des frères Lumière, « L’entrée du train en gare de La Ciotat », les spectateurs se couchent de terreur sous les tables ; puis on apprend la représentation, au point d’oublier la présence bien vivante de ses contemporains et de les traiter comme dans un jeu vidéo. Si une frange de notre conscience se laisse séduire ou égarer par certains brouillages, nous distinguons généralement bien le live d’un enregistrement ou d’un programme, et acceptons de payer assez cher la différence du concert et du disque, ou du spectacle vivant et du film. L’effet de présence est notamment lié à la sémiotique des empreintes indicielles (dans l’indice une partie de la chose ou de l’événement représenté se manifeste « en personne »), ainsi qu’à l’interactivité. La différence (provisoire ?) entre le logiciel Eliza et un vrai psychanalyste, c’est que ce dernier peut répondre à une question, même extravagante, avec une certaine pertinence. Dans la mesure où les progrès du dialogue homme/machine se concentrent sur ces gains en pertinence, on peut prévoir avec Derrida que nous allons vers un monde de plus en plus « spectral », où la frontière du mécanique et du vivant perdra en netteté, ou gagnera en « inquiétante étrangeté ».
183D.B.
Querelle
184Transmettre n’est pas innocent. Les querelles qui nous intéressent (celle de l’image, du spectacle, de la technique et celle des médias qui conjugue les trois précédentes) opposent généralement dénonciateurs d’une perte (d’authenticité, d’humanité, d’autonomie…) au chantres des nouvelles « possibilités » (de toucher les âmes, de répandre les Lumières…). Tout organisme voué à produire de la croyance, Église, Parti, société de pensée ou Comité de rédaction connaît peu ou prou sa querelle médiologique en découvrant combien le stratégique conditionne le dogmatique (et vice versa) : quelles images, quels textes, quelles incarnations sont souhaitables, admissibles, licites pour répandre la vérité ?
185F.B.H.
Relation
186Le programme, en pragmatique comme en médiologie consiste à tirer toutes les conséquences du primat de la relation sur le contenu des messages ; non seulement le sens d’un message (qui peut être un comportement) dépend de son cadre ou de son contexte, mais les « termes » de la relation (les individus ou les sujets), au lieu de précéder ou de façonner celle-ci, en dépendent. Mais on se gardera de confondre des relations simplement techniques, du sujet avec l’objet (relations verticales, hiérarchisées et généralement manipulatrices), avec les relations pragmatiques qui courent de sujet à sujet, et qui sont davantage horizontales, réflexives et interactives : le sujet ne domine pas le monde de l’autre, et ne peut qu’interagir avec lui.
187Le primat pragmatique de la relation sur le contenu des messages a d’importantes conséquences pour nos études : dans le célèbre tableau des six fonctions de la communication proposé par Jakobson, il conduit par exemple à classer en tête la fonction phatique de mise en contact ; ou encore à distinguer dans la plupart de nos médias (téléphone, TV, ordinateurs…) une fonction messagère d’une fonction relationnelle.
188D.B.
Science
189« En première approximation, une science est définie par son objet, i.e. les objets ou les êtres qu’elle étudie : ainsi les êtres vivants sont l’objet de la biologie, les lignes et les surfaces de la géométrie, etc. En réalité, ce qui caractérise une science, c’est le point de vue et non l’objet. Par exemple, voici une table. Elle peut être étudiée du point de vue physique, on peut étudier son poids, sa densité, sa résistance à la pression ; du point de vue chimique, ses possibilités de combustion par le feu ou la dissolution des acides ; du point de vue biologique, l’âge et l’espèce d’arbre qui a fourni le bois ; enfin, du point de vue des sciences humaines, l’origine et la fonction de la table pour les hommes. »
190A.-G. Haudricourt
Sémiologie
191Superstition du signe, très en vogue dans la deuxième moitié du xxe siècle.
192R.D.
193(Presque) tous les médiologues l’ont attrapée, mais certaines séquelles peuvent produire d’heureux effets… Quand la science des signes n’oublie pas le signal au profit du code, ou le dispositif au profit de la grammaire, elle est un passage obligé pour la médiologie, qui ne saurait réduire la médiation ni aux supports, ni aux rapports. Il n’y a pas de sens sans organisation, sans matière et sans relation. Mais les objets et les hommes sont eux-mêmes enveloppés par un processus ininterrompu de production de sens, qui redouble et déplace les effets de la transmission. Il est difficile d’ignorer par exemple la typologie des opérations sémiotiques (plutôt que des signes) proposée par Peirce, si l’on veut comprendre quelque chose à l’évolution des modèles culturels, marqués notamment par l’émergence d’une économie indicielle des traces. La mise en évidence de la fonction d’interprétant (tiers ou intermédiaire indispensable à l’élaboration du sens) est tout aussi précieuse si l’on s’intéresse au versant pragmatique de la circulation des idées. Enfin, quel médiologue n’a jamais reconnu dans les textes de Barthes ce regard transversal, ce goût pour les choses banales, cette passion des structures ?…
194L.M.
Stockage
195Moment terne, excessivement négligé et apparemment subalterne, d’un processus de transmission. Grave erreur : la condition réside au réservoir. On ne transmet que ce qu’on a pu conserver. Pas de différé sans retenue. Pas d’agriculture sans greniers. Pas de civilisation sans hangars, réserves, dépôts, magasins, barrages, remises, etc. Pas de circulation symbolique sans biblio-, pinaco-, glypto-, cinéma-, vidéo-, Ina- thèque (du gr. thêkê, loge, réceptacle, armoire). La forme x – thèque est canonique, orthogonale à tout état de culture. Contrainte motrice, le réservoir de traces est aussi formellement inventif en ce qu’il pousse à la fabrication de modèles réduits, à une croissante miniaturisation par abréviation. La symbolisation ne serait-elle pas née d’un besoin de rangement, avec recherche d’encombrement minimal ? Du codage comme technique de compactage.
196R.D.
Support
197Tout support matériel de transmission étant aussi un rapport social, le support techniquement dominant (imprimerie hier, télévision aujourd’hui) est nécessairement vecteur de domination symbolique et sociale. S’attaquer aux effets d’hégémonie sans comprendre le comment technologique – est le travers habituel du sociologue et du moraliste. R.D.
Symbolique
198(Du grec sumballein, jeter ensemble) 1/Ce qui relie des réalités séparées. 2/Ce qui représente autre chose que soi-même. L’acception 1 du dictionnaire a pour condition de faisabilité l’acception 2. L’unité advient par l’altérité. Seul un tiers exclu peut lier un premier et un second pour faire d’un tas un tout. En somme, regroupement « horizontal » (entre individus séparés), et référence « verticale », (à autre chose qu’eux-mêmes), sont fonctions l’un de l’autre, et c’est miracle qu’un seul mot les réunisse.
199R.D.
Symbolisation
200Processus par lequel l’être humain construit à la fois, dans le même mouvement, son existence psychique individuelle et sa vie sociale. Le modèle de ce travail de symbolisation est donné par les premières traces de l’enfant. Tout objet créé accomplit la même économie, mais aussi tout objet utilisé dès le moment où il l’est dans un cadre d’invention. La prise en compte du processus de la symbolisation permet de dépasser deux oppositions conceptuelles où la pensée s’enlise : entre « technique » et « symbolique » d’une part ; et entre « individuel » et « collectif » d’autre part.
201S.T.
Tactique/stratégie
202« J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (un propriétaire, une entreprise, une cité, une institution scientifique) est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte (des concurrents, des adversaires, une clientèle, des « cibles » ou « objets de recherche »). La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. […] Le « propre » » est une victoire du lieu sur le temps. Au contraire, du fait de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y « saisir au vol » des possibilités de profit. ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas. »
203M. de Certeau
Technique
204Peut être qualifié de technique, en général, toute compétence, performance ou invention qui ne s’inscrivent pas dans le programme génétique de l’espèce. La rhétorique est une technique (l’apprentissage des procédés donnant à la parole une efficacité maximale sur un auditoire donné), mais la parole en elle-même n’est pas une technique car, sauf anomalie, tout être humain dûment socialisé a une compétence innée pour apprendre à parler, non pour écrire. La preuve : il existe dans l’histoire des sociétés sans écriture, mais on n’en connaît pas de muettes. L’écriture est donc une technique. C’est dire qu’un système technique – en l’occurrence, de notation graphique – n’est ni héréditaire ni inné. L’alphabet vocalique relève de l’accident heureux. Le fait technique est placé sous le signe de la contingence.
205R.D.
Technologie
206Anglicisme souvent emphatique, superlatif savant de technique, passé dans le langage courant. Devrait seulement, en fait, s’appliquer à l’étude systématique des objets et évolutions techniques (Beckmann, 1777), discipline illustrée en France par Leroi-Gourhan, Haudricourt, Bertrand Gille, Simondon, etc.
207R.D.
Télévision
208Vieille horloge sociale.
209L.M.
Trace
210La trace n’est pas seulement ce qui reste d’une croyance, d’un savoir ou d’une opinion, mais l’une des conditions nécessaires à leur émergence et leur propagation. Car tout système symbolique est en lui-même un système de traces, anticipant sa transmission par l’adoption ou la production d’un régime d’inscription spécifique. La trace suppose un support, un outil, une technique d’écriture et de lecture, un régime sémiotique, une méthode d’indexation, de contrôle et de conservation et un dispositif de diffusion. Religions, idéologies et doctrines s’articulent donc autour d’une certaine économie des traces, qui ordonne leurs modes d’enregistrement, de stockage et de circulation. Point de convergence entre des savoir-faire, des cultures, des acteurs et des technologies, la trace témoigne d’une organisation du collectif par l’organisation de la matière. On s’intéressera donc autant à la cohésion des systèmes de traces, qu’à leur évolution : soit des chaînages, comme celui qui relie la trace imprimée au savoir critique et encyclopédique, en passant par le papier, le plomb, la presse, l’édition, l’école, la bibliothèque, la composition, la classification… ; soit des tendances, comme la miniaturisation, l’accélération, la multiplication, l’automatisation ou la virtualisation des traces.
211L.M.
Tradition
212Processus en forme de procession, traduction du paradosis grec, l’acte de passer quelque chose d’amont en aval, ou de haut en bas. La tradition culturelle ayant à voir avec la génération, avec le fait biologique qu’il y a dans les sociétés des petits et des grands, la procession médiatrice commence par l’éducation (Père – fils, Maître – disciple, prof – élève, apôtre – peuple). Elle ne s’y arrête pas. Par chance.
213R.D.
Transmettre
214« C’est le plus grand triomphe de l’homme sur les choses, que d’avoir su transporter jusqu’au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L’humanité ne s’est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. »
215P. Valéry
Vidéosphere
216Succède à la graphosphère. Période de l’esprit humain ouverte par l’électron, relayé et amplifié par le bit. Culture de flux (électronique) ou du fragment (numérique), le support axial glisse de la page à l’écran. Retour en force de la ligne Chair. Intégration des ethnies dans un ensemble techno-planétaire (l’ubiquité – instantanéité), avec désintégration récessive des totalités héritées de la graphosphère (effet-jogging) – empires territoriaux, États-nations, classes, Partis, Églises, etc.
217R.D.
218…Ça se discute : voir l’article « Ceci ne tuera pas cela ».
219L.M.
Virtuel
220« Est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel tend à s’actualiser. Il ne s’oppose donc pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes. »
221P. Lévy
222D’abord, le partiel. L’image sans la chose, le texte ou la voix sans la présence. C’est le prélèvement d’une partie qui rend possible la télétransmission. L’usage courant de virtuel s’applique au partiel quand il se fait simulation du réel, comme l’image virtuelle dans un miroir ou comme les artefacts dans le cyberespace. Tout ce qui est partiel présente une virtualité car la partie est parfois plus performante que la totalité.
223M.G.
Visuel (le)
224Terme inventé par Serge Daney, contraction d’audio-visuel, désignant l’espèce des représentations stéréotypées du monde, signaux de reconnaissance sans hors-champ ni profondeur, auxquelles ne correspond aucune expérience vécue, sensorielle, de ce monde. Le pop-art a voulu faire de l’art avec du visuel.
225R.D.
Vitesse
226« La vitesse informationnelle libère la possibilité d’une accélération sans précédent de l’innovation technique, creusant un écart dramatique entre le système technique qui se transforme toujours plus vite et les systèmes sociaux qui garantissent la cohésion des sociétés : droit, éducation, organisations économiques, politiques, religieuses, etc. »
227B. Stiegler
Xanadu (mythe de)
228Palais de rêve d’un poème de Coleridge, mais aussi projet d’une méga-bilbiothèque hypertextuelle, d’un immense système d’échange de données informatiques contenant potentiellement toutes les connaissances du monde conçu par Ted Nelson aux débuts de l’informatique. Le mythe de Xanadu représente l’idéal de l’accessibilité totale et instantanée de tous les produits de l’esprit humain qui hante toutes les utopies techniciennes.
229F.-B.H.
Zapper
230Effondrement des grands récits, de l’argumentation et de la syntaxe : le petit écran, celui qu’on regarde de haut, encourage une attention picoreuse et velléitaire. Le tactile s’y mêle au visuel, on ne contemple pas l’image, on la tient au bout de ses doigts ; on pianote à la recherche (utopique) d’un programme plein, sans temps morts ni « tunnels ». La télécommande est-elle l’outil-symptôme d’un individualisme exacerbé, ou l’accès du téléspectateur au pouvoir éditorial et le premier degré d’une naissante interactivité ? Ton monde n’est pas le mien, dit le zappeur, tu m’embêtes ! Ou : à chacun son programme… Démocratique par excellence, ce geste privilégie l’échantillon, le micro et la forme clip, soit le triomphe d’une certaine télé : celle qui ne développe rien, et parle à peine, qui préfère le massage au message, qui affirme « sans transition » le choc visuel et le rythme, le pur brassage d’étincelles. La menace du zapping pèse à l’écran sur chaque énonciateur, qui doit prévenir l’ennui du téléspectateur moyen en autozappant son discours ou ses images ; c’est ainsi qu’un entrepreneur de débats invitera beaucoup d’intervenants pour que ceux-ci, en se zappant les uns les autres, évitent au public de le faire. Chaque studio se plie au cogito du zappeur : « Je ne pense pas, je ne suis pas, je switche ! »
231D.B.
232La télécommande intelligente est l’avenir de la télévision.
233M.G.