Notes
-
[1]
Sur la notion de plan d’immanence, on consultera, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie? Minuit, Paris, 1991.
-
[2]
Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, 1998. p. 17.
-
[3]
La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique, coll. Nouveaux actes sémiotiques, 9, 1990. 54 p.
-
[4]
Régis Debray a intitulé Transmettre le livre de 1997, publié chez Odile Jacob et qui ouvre la collection « le champ médiologique », où il résume les grands enjeux de la discipline en formation.
-
[5]
Sur la technique envisagée comme mémoire, voir de Bernard Stiegler, La technique et le temps, 2 tomes, Gallilée / Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 1994 et 1997.
-
[6]
La philosophie, théorie ou manière de vivre? Les controverses de l’antiquité à la renaissance, Julius Domanski Cerf, Paris et Editions universitaires de Fribourg, Suisse, 1996. Voir en particulier la section consacrée à « la philosophie ramenée au niveau des arts libéraux ». Une des thèses de ce livre est que le monopole de l’église et de la théologie sur l’art de vivre et la morale a réduit la philosophie médiévale et par la suite une bonne part de la philosophie « occidentale » à la « théorie» alors que la philosophie antique avait une dimension pratique capitale.
-
[7]
Voir L’art de la mémoire de Frances Yates, Gallimard, Paris, 1975.
-
[8]
Voir Essais de linguistique générale, Minuit, Paris, 1963, en particulier le famaeux chapitre sur « linguistique et poétique » où Jakobson explicite son approche des différentes fonctions de la communication.
-
[9]
Voir notamment, de Daniel Bougnoux, Vices et vertus des cercles, l’autoréférence en poétique et pragmatique. La Découverte, Paris, 1989.
-
[10]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1958.
1Quelle est la place de la médiologie ? Puisque la place d’une discipline se définit essentiellement par son objet, cela revient finalement à demander : De quoi traite la médiologie ? S’il ne s’agissait que de ciseler une définition ou de poser une classification, autrement dit de borner un territoire, le projet de répondre à cette interrogation ne m’aurait guère intéressé. Je proposerai donc plutôt ici une sorte de machinerie taxinomique dont l’effet devrait être de déplacer, étirer, rétrécir, ouvrir et redistribuer des champs conceptuels.
2C’est là, il me semble, le propre de la pensée et, ce faisant, la pensée explore l’unité de la Terre existentielle ou d’un certain plan d’immanence [1] sous les découpages et les séparations institués. Par surcroît, la classification que je soumets à la réflexion du lecteur s’est révélée en cours de route avoir un certain pouvoir explicatif concernant certaines bizarreries de la médiologie. Par exemple, je me suis souvent demandé quel rapport entretenait une discipline qui se consacre aux « médiations techniques du fait social et culturel » (selon Louise Merzeau) avec un certain républicanisme ronchon, vaguement hostile au tout-marché et à la mondialisation ? Cela tient-il uniquement à la personnalité singulière de Régis Debray ? Ou bien y a-t-il des raisons moins profondes, c’est-à-dire intellectuelles, à cette étrange conjonction idéologique ? Je suis heureux de pouvoir soumettre ici, à l’aide de ma petite machine classificatoire, une hypothèse qui, plutôt que de faire appel à une idiosyncrasie personnelle, propose une mise en perspective de la médiologie par rapport aux domaines de connaissance voisins.
Sémiotique, pragmatique et médiologie
3Je prendrai pour point de départ la suggestion de Daniel Bougnoux, qui déclare (à juste titre selon moi), dans son Introduction aux sciences de la communication [2], que lesdites sciences contiennent au minimum trois disciplines distinctes : la sémiologie, la pragmatique et la médiologie. Daniel Bougnoux ajoute à sa liste la psychanalyse et la cybernétique, mais ces deux autres disciplines ont clairement une fonction auxiliaire d’inspiration et ne semblent pas remplir un rôle constituant au même titre que les trois premières. Afin de bien situer la médiologie par rapport à la sémiotique et à la pragmatique, je me propose de rendre visible à la fois ce qui les unit et ce qui les oppose. C’est pourquoi les trois descriptions qui vont suivre se veulent homogènes les unes aux autres. Elles seront formulées et – on va le voir – dessinées dans des termes comparables. Mais je précise que cette homogénéité ou cette comparabilité ne répond pas uniquement à une exigence de méthode. Elle correspond aussi à un monisme ontologique auquel les étroites limites de cet article ne me permettent de faire que quelques allusions.
1 – La sémiotique
4La sémiotique, qui traite du signe et de la signification, est tout entière enclose dans un triangle traditionnel dont les trois sommets se nomment usuellement : signifiant, signifié et référent. Le signifiant n’est autre que le signe proprement dit : le son émis par la voix, le caractère imprimé, la matérialité sensible du symbole en général. Le signifié désigne ce que le signifiant évoque dans l’esprit d’un interprète, autrement dit le sens du signifiant. Le référent, enfin, est la chose réelle à quoi le signifiant est censé se rapporter. Cette triade, comme le rappelle François Rastier dans un article [3] dont l’érudition le dispute à l’intelligence, est extrêmement ancienne dans la tradition occidentale. Remontant à l’Antiquité, elle se disait vox, conceptus et res dans la philosophie médiévale ; mot, idée et chose au xviie siècle ; représentamen, interprétant et objet dans la philosophie de Peirce, etc.
5La sémiotique met donc en scène trois entités, que je rebaptise à ma manière : signe, être et chose. L’être est un esprit pour qui il y a de la signification : celui qui parle ou à qui l’on parle. Un concept ou une signification ne peuvent exister que pour un esprit vivant et l’esprit n’est autre que le lieu des processus de signification, voire, comme le pensait Peirce, un processus de signification lui-même. Le signe est ce avec quoi l’on compose des messages. Des paroles sonores, des mots écrits, des images visibles, des gestes signifiants sont des signes. En somme, le signe est le support, le véhicule ou l’intermédiaire de la signification. La chose, enfin, est la « réalité » dont on parle, le contexte auquel on se réfère.
6Dans l’approche ici proposée, être, signe et chose ne sont pas des catégories ontologiques mais des fonctions remplies par des entités ou des événements quelconques. Un ange ou une armée peuvent jouer aussi bien le rôle de choses dont on parle, que de signes à interpréter ou d’êtres pour qui il y a de la signification.
7La sémiotique étudie les différentes dimensions du processus de la signification, comme, par exemple…
- les types de signes selon leur relation avec les choses, que l’on peut illustrer par la fameuse distinction entre indice (rapport de contiguïté entre signes et choses), icône (rapport d’analogie) et symbole (rapport conventionnel) ;
- les relations des signes entre eux, syntagmatiques (leur disposition dans les messages) ou paradigmatiques (leurs rapports systématiques dans les langages auxquels ils appartiennent) ;
- la manière dont les messages font sens pour les êtres.
2 – La pragmatique
8La pragmatique, au lieu d’étudier les rapports entre les trois facteurs élémentaires, élargit le tableau pour mettre en scène l’acte de signifier pour quelqu’un, ou la communication proprement dite. Conceptuellement, cela implique au moins deux êtres.
9Le schéma sémiotique était centré sur le signe. Le schéma pragmatique, lui, est disposé pour mettre en évidence l’interaction entre les êtres, autrement dit la relation. Dans la pragmatique, beaucoup plus nettement qu’à l’échelon sémiotique, le signe, ou le message, ou l’indice comportemental, est considéré comme un médiateur ou un intermédiaire entre les êtres, et donc comme un opérateur de relation. De plus, on observera sur le schéma que la « chose », ou la réalité, ou le contexte, peut être considéré(e) comme le centre ou le sommet de la configuration pragmatique. C’est qu’en effet, à l’échelon pragmatique, la pertinence tourne autour de l’action, des actes, des faits. L’enjeu de la production des signes est une situation, représentée par l’élément chose (ou la fonction référentielle). L’acte de communication, ou l’événement d’énonciation contribue « activement » à définir, transformer ou maintenir à la fois l’identité des interlocuteurs, leur relation et leur contexte commun.
3 – La médiologie
10Le schéma illustrant l’objet de la médiologie suggère d’emblée l’échelle collective (en extension) et récursive (dans le temps) des processus envisagés. Le symbole du signe ou du message est reproduit deux fois, on le voit circuler le long d’une chaîne humaine. Ici, l’accent n’est plus mis sur l’interaction, la relation ou la communication, comme à l’échelle pragmatique, mais bel et bien sur la transmission [4]. À l’échelon médiologique, les choses ne fonctionnent plus seulement comme contexte ou référence objective mais également comme organisation (objectivation partielle de la relation entre les êtres), institution (un certain contexte social envisagé dans la durée) et comme médias (systèmes matériels d’inscription et de diffusion des messages, ou même techniques en général, dans la mesure où toute technique peut être considérée comme mémoire [5]). Ainsi donc, la médiologie étudiera les rapports de constitution réciproque ou d’inséparabilité entre organisations sociales (collectivités d’êtres), systèmes techniques ou mondes matériels (collectivités de choses) et langages, genres de messages ou univers culturels (collectivités de signes).
L’unité des sciences de l’information et de la communication
11L’avantage de cette présentation trinitaire et iconique est de montrer l’unité profonde des sciences de l’information et de la communication : leur objet est le tissu de rapports entre êtres, signes et choses qui constitue l’univers humain. Mais elle permet également de distinguer entre différentes échelles d’analyse de ce tissu.
12La sémiotique s’intéresse à la maille élémentaire, aux nœuds du tapis, à ce qui fait que le tissu du sens tient ensemble plusieurs fils. On se réfère parfois au « contenu », au « code », au « système » (de la langue), à « l’information », à la « syntaxe », etc., en oubliant le caractère dynamique, événementiel, processuel et ouvert des phénomènes même à ce niveau d’analyse. Les actes ne commencent pas à la pragmatique et la constitution réciproque des êtres, des signes et des choses ne débute pas avec la médiologie.
13La pragmatique envisage un identique tissu mais à l’échelle des motifs élémentaires, des petites figures résultant des tensions et interactions entre les humains, les messages qu’ils échangent et le contexte qui les réunit.
14Enfin, la médiologie présente quelques aperçus sur les dynamiques de formes à grande échelle, aussi bien dans la durée que dans l’étendue. Les motifs qu’elle étudie sont à la mesure de l’histoire et de la géographie de la culture.
15L’apparente hétérogénéité entre contenu (sémantique), relation (pragmatique) et transmission (historique) ne doit pas masquer l’unité profonde du champ considéré.
L’ancien trivium
16La triade « sémiotique, pragmatique et médiologie » évoque, sans la recouvrir exactement, une triade beaucoup plus ancienne et vénérable composée de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique : celle du trivium de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge occidental. Le trivium a été, pendant une très longue période, l’équivalent des « sciences de la communication ».
17Au Moyen Âge, on désignait par le terme d’« arts libéraux » les disciplines intellectuelles fondamentales dont la connaissance était réputée indispensable à l’acquisition de la haute culture. Le trivium (grammaire, dialectique et rhétorique) en formait la base, et le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) le sommet.
18Détaillons un peu le contenu des arts libéraux. Comme savoir-faire, la grammaire recouvrait en fait la maîtrise du latin écrit et parlé. En tant que science, on pourrait la comparer à la linguistique contemporaine. La dialectique recouvrait la compétence argumentative et la logique. Quand à la rhétorique, elle s’occupait de l’art de persuader et de composer les discours. Le trivium recouvre donc bien, pour l’essentiel, les sciences de la communication. Le quadrivium contenait les principales parties des « sciences exactes » de l’époque, à savoir l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. Pris ensemble, trivium et quadrivium forment ensemble « les sept piliers de la sagesse ». Mais en réalité, dans l’université médiévale, les facultés des arts se consacraient surtout au trivium.
19Les arts libéraux s’opposaient aux arts mécaniques : agriculture, navigation, textile, etc. C’était en fait les sciences auxquelles s’adonnaient les clercs au Moyen Âge et les personnes « libres » ou nobles dans l’Antiquité. En effet, elles n’avaient pas de finalité pratique ou professionnelles immédiate. Les arts libéraux s’opposaient d’autre part aux études supérieures spécialisées : au Moyen Âge, essentiellement la médecine, le droit et la théologie. Le fameux « conflit des facultés » a mis aux prises la faculté de théologie et la faculté des arts, où l’on enseignait souvent, depuis la fin du xiie siècle, la philosophie.
20Le mouvement humaniste de la Renaissance a déconsidéré la scolastique, c’est-à-dire la dimension dialectique ou logique de la culture intellectuelle médiévale. Les collèges de jésuites, qui donneront le ton jusqu’à la fin du xviiie siècle, conserveront cependant une grande importance à la grammaire (lire, écrire et comprendre le latin) et à la rhétorique (art de la persuasion et de la composition des discours).
21A l’âge classique, les sciences de la nature se développent et montent dans la hiérarchie des savoirs. Par ailleurs, le mouvement des Lumières, notamment incarné par l’entreprise de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, valorise les anciens « arts mécaniques ».
22A l’époque de la Révolution française, on critique le système d’enseignement jésuite, trop exclusivement tourné vers les humanités et la rhétorique. Le lycée napoléonien et surtout les grandes écoles accordent donc une place importante aux sciences et techniques positives, utiles au développement économique. Dès le xixe siècle, le trivium, considéré comme formation générale de base, n’existe plus qu’à l’état de traces résiduelles dans l’enseignement secondaire et supérieur.
23La récente apparition des « sciences de la communication » correspond au retour d’un trivium refoulé depuis quelques siècles. Certains considèrent les sciences de la communication comme une sous-catégorie des sciences sociales, spécialisée dans les influences et les usages des médias. Mais d’autres chercheurs et enseignants impliqués dans ce champ nourrissent une plus haute ambition, celle de constituer ces nouvelles et très anciennes sciences en modernes humanités. Ne sont-elles pas aujourd’hui, comme à l’époque de l’ancien trivium, à même de fournir une formation de base, une culture générale indispensable à quiconque veut pouvoir s’orienter dans la connaissance… et dans la vie sociale et professionnelle ? Les savoirs scientifiques et techniques évoluent si vite qu’il devient avantageux de former et d’exercer prioritairement les individus à l’exercice de la pensée, de la recherche, de la relation et de la communication. De plus, les savoir-faire portant sur la transaction des informations et sur la communication dans toutes ses dimensions sont désormais au cœur de l’exercice de la plupart des activités professionnelles. Les arts de la communication étaient libéraux parce qu’ils n’étaient pas asservis à d’étroites finalités économiques, ils le sont aujourd’hui parce qu’ils ouvrent les portes de la navigation entre les spécialités et parce que toute la vie économique et sociale repose de manière de plus en plus visible sur des activités de communication.
24Un lien profond relie les arts et sciences de la communication, non seulement à ce qui pourrait être une formation humaniste de base mais également à la philosophie. Et le rapport entre culture générale et philosophie n’est probablement pas contingent. Dès son origine, la philosophie adopta les sciences et les arts de la communication comme lieu d’exercice privilégié. En effet, au Moyen Âge, comme je le rappelais plus haut, il n’existait pas de faculté de philosophie. La philosophie était enseignée sous le couvert du trivium et a pu ainsi se ménager une certaine autonomie, c’est-à-dire une relative indépendance par rapport à la théologie. Remontons maintenant du trivium à la sophistique grecque. La sophistique, réflexion sur les puissances du langage et art de la persuasion, ancêtre de la rhétorique mais aussi de la dialectique et de la logique, fut à la fois la matrice de la philosophie, son autre et son miroir. Même si le Socrate de Platon critique les sophistes, le Socrate historique était identifié par ses concitoyens comme un sophiste… et nous considérerions probablement aujourd’hui Protagoras comme un philosophe. Or il se pourrait bien, comme dans l’Antiquité et au Moyen Âge, qu’une part importante de la réflexion philosophique s’accomplisse aujourd’hui dans les « sciences de la communication », et non pas uniquement dans la discipline universitaire qui porte le nom de philosophie.
25En somme, les sciences de la communication sont les héritières de la grande sophistique, de la philosophie, des arts libéraux, et tout particulièrement du trivium. Aussi bien leur filiation que le rôle contemporain des pratiques et des techniques de communication leur donne le droit de nourrir plus d’ambitions théoriques et pédagogiques qu’elles n’en ont à l’heure actuelle. Mais il faudrait pour cela qu’elles s’établissent sur un fondement conceptuel solide et cohérent. C’est à l’esquisse de cet établissement que le reste de cet article sera consacré. Mieux sera dessinée la carte globale et mieux nous pourrons situer en son sein la place de la médiologie.
Le nouveau trivium, ou trivium généralisé
26L’ancien trivium est sans doute trop restreint pour former tel quel, aujourd’hui, la matrice d’une véritable formation de base ou d’une culture générale digne de ce nom. Le préjugé de caste contre les travaux manuels et les arts mécaniques en avait exclu tous les rapports avec le corps et l’univers physique. Par ailleurs, le monopole de l’église sur l’art de vivre, la morale [6] et les principes de la vie en société y avait réservé une place trop étroite à la question des rapports entre les êtres : celle, fort limitée, de l’argumentation rationnelle et de la persuasion.
27Je propose donc de conserver la gradation : grammaire, dialectique et rhétorique mais, considérant que l’ancien trivium s’occupait plutôt, et trop exclusivement, de la dimension langagière de l’existence humaine, je le flanque, à gauche et à droite, de deux colonnes supplémentaires : celle des rapports entre les êtres et celle des rapports avec les choses. On obtient alors trois trivium spéciaux, celui du rapport aux signes et aux messages (la sémiologie), celui du rapport aux choses (la technologie) et celui du rapport entre les êtres (la religion). Ces trois trivium auront chacun leur grammaire, leur dialectique et leur rhétorique. Le tableau donne ainsi neuf modalités de la relation de l’homme à son environnement. Les intitulés des neufs cases n’ont pas le sens habituel du dictionnaire, mais doivent être ici entendus selon la signification particulière qu’ils prennent dans le système proposé.
28Il me faut maintenant justifier et commenter ce tableau passablement énigmatique. Tout d’abord, les neuf aspects du rapport de l’être avec son environnement ne sont pas des catégories fermées et exclusives mais des modalités complémentaires et parallèles du rapport au monde, qui sont en général mises en œuvre simultanément dans la plupart de nos activités. Selon l’expression bienvenue de Daniel Bougnoux, je tente, avec ce trivium généralisé, de penser communicationnellement la communication. Chacun des « nœuds » du grand tapis du sens contient le tout à sa manière. Ces neuf plis s’impliquent réciproquement. Ces cases ouvertes offrent chacune un point de vue différent sur toutes les autres. Le trivium généralisé présente donc une sorte de monadologie conceptuelle.
29Les trois colonnes sont d’une grande généralité, puisqu’elles correspondent aux trois principales ruptures d’avec l’animalité qui ont constitué l’humain : l’outil, le langage et la « religion » (que je tire ici vers le sens étymologique de lien). Elles sont par ailleurs d’une actualité brûlante puisque les activités contemporaines mobilisent des techniques de plus en plus complexes et qu’elles demandent des compétences de types communicationnel, relationnel et éthique. En somme, la technologie régit nos rapports (physiques) avec les choses, la sémiologie, nos relations (intellectuelles) avec les signes et la religion, nos ajustements (éthiques) avec les sujets ou les êtres.
30Puisqu’il s’agit d’une description de la trame d’interaction et de constitution réciproque des différentes dimensions du monde humain, le trivium généralisé peut être utilisé dans une perspective heuristique : tout changement qui intervient dans une « case » aura tôt ou tard des répercussions dans les autres. Cette grille a d’abord été conçue avec l’intention de proposer un guide ou un instrument d’orientation pour une éducation humaniste. Aucune « case » ne doit être négligée et chacune d’elle peut fournir un point de départ adéquat pour développer les autres. C’est donc avant tout une recension des principales compétences transversales à développer aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte pour former un être humain complet. Mais on peut également repérer dans chaque nœud un type de valeur spécifique ainsi qu’un savoir plus théorique. La compétence relève de l’art, du savoir-faire, de l’habileté à agir. C’est essentiellement sur la compétence que devrait porter la formation. La science explique (généralement après coup) comment opère la compétence. La valeur désigne l’idée régulatrice ou la finalité de l’opération considérée. Par exemple, on peut être poète (compétence) sans savoir enseigner la poétique (science) et l’on peut être sensible à la beauté (valeur) sans être ni poète, ni poéticien. Les trois tableaux suivants détaillent les neuf « cases » par paliers successifs grammaire, dialectique et rhétorique.
La place de la médiologie dans le trivium généralisé
31Concernant le champ de l’information et de la communication, qui nous intéresse particulièrement dans ce bref article, le démembrement de l’ancienne rhétorique est l’un des principaux résultats obtenu par le trivium généralisé.
32La rhétorique antique (destinée aux orateurs, avocats et hommes politiques de profession en priorité, mais aussi à tous les citoyens) comprenait cinq parties : l’invention, recension des faits, des idées et des arguments pertinents à la situation en cours et propres à susciter l’adhésion de l’auditoire ; la disposition, composition et organisation adéquate des éléments recensés à l’étape précédente ; l’élocution, choix du style et des tournures adaptées au sujet et aux circonstances ; la mémoire, ensemble de procédés mnémotechniques (essentiellement la méthode des lieux et des images [7]) permettant à l’orateur de retrouver ses arguments dans le bon ordre sans faire usage de notes écrites ; l’action, enfin, art de bien dire en public, qui réglait la manière de se présenter, l’élocution (au sens moderne), les gestes, les expressions du visage, etc.
33Enfin, la finalité de la rhétorique était très explicitement la persuasion, c’est-à-dire l’efficacité du discours, ou plus généralement l’effet performatif de l’énonciation, que l’on vise à emporter la conviction de l’auditoire, à provoquer son émotion ou à induire tout autre effet délibéré. Or la notion de persuasion, peut-être trop grossière, esve de la logique puisqu’elle met en œuvre une argumentation vraisemblable, de la pragmatique puisqu’elle crée une relation positive avec l’auditoire et t maintenant distribuée dans plusieurs cases du nouveau trivium. Elle relède la poétique puisqu’elle contribue à instituer un message dans l’étendue et dans la durée. En effet, aussi bien pour un avocat que pour un orateur dans une assemblée politique, l’institution du message (sous la forme de l’établissement d’un jugement ou de l’adoption d’une loi) est un enjeu majeur. Soulignons en passant que la justice et la législation relèvent de la constitution du collectif humain (de la politique), donc aussi de la colonne « religion » de l’étage rhétorique et non seulement de la colonne « sémiologie ».
34La pragmatique, puisqu’elle s’occupe des actions et de l’efficacité dans le monde de la signification, est certainement un sous-ensemble de l’ancienne rhétorique. Pourtant, elle se retrouve maintenant à l’étage dialectique. En effet, l’aménagement d’une colonne spéciale du trivium pour les rapports entre les êtres permet de situer la pragmatique à sa véritable place, du côté de la « religion » : plus que de la manière de composer et de bien dire un discours, il y est question des relations entre sujets, de leurs engagements les uns vis-à-vis des autres et de la manière dont ils interagissent avec une situation ou un univers de sens.
35Dans le trivium généralisé, la compétence rhétorique est l’art, ou la science, de l’institution. Instituer consiste ici à étendre et à faire durer l’arrangement d’une collectivité de signes, de gens ou de choses. Instituer une collectivité de gens relève de la politique, instituer une collectivité de choses, de la technique et instituer une collectivité de signes, de la poétique. On voit comment, avec cette définition, la médiologie appartient à la poétique, puisqu’un de ses principaux objets est d’expliquer comment des messages se répandent (au lieu de se perdre), durent (au lieu d’être oubliés) et deviennent « forces matérielles ». Comme science, la poétique du trivium élargi explique comment un message devient force réelle et finit par constituer les êtres et conditionner les choses (mythes, messages religieux, énoncés scientifiques, idéaux politiques, etc.).
36La poétique classique, au moins selon Jakobson [8] et Bougnoux [9], traite déjà de la façon dont un message devient une entité durable, quasi organique, la matière du signe et celle du sens tendant à se confondre. On pourrait en dire autant de la technique selon Simondon [10]. Pour ce philosophe, le véritable objet technique part d’un assemblage logique de fonctions extérieures les unes aux autres pour évoluer vers une consistance, une quasi-organicité et une individuation de l’objet. Cette conception pourrait être étendue à la généralisation géographique et à la durée des systèmes techniques. Enfin, la grande politique, c’est-à-dire la politique envisagée dans sa dimension religieuse, traite plutôt de l’institution et de la cohésion harmonieuse du collectif que de la prise de pouvoir.
37Il est clair que la médiologie ne s’intéresse que modérément à la dimension littéraire ou esthétique de la poétique, c’est-à-dire à la manière dont le sens d’un message se fond ou se confond avec la matérialité sonore, iconique ou autre de ses signes. En revanche, elle étudiera volontiers les résonances et les rapports de constitution mutuelle entre la signification d’un message et ses vecteurs techno-médiatiques et politico-organisationnels. En effet, cette résonance est un facteur essentiel (sans être évidemment le seul) de l’institution du message considéré.
38Autrement dit, la poétique classique se déploierait plutôt dans la colonne « sémiologie » en direction de la sémiotique, c’est-à-dire sur la dimension verticale de la grille triviale. Tandis que la médiologie serait la part de la poétique qui pointe vers la technique et la politique, donc sur la rangée rhétorique, dans la dimension horizontale de la grille triviale.
39Un dernier mot, pour conclure, sur l’orientation politico-idéologique du médiologue par excellence qu’est Régis Debray. Sa réticence par rapport au marché ou à n’importe quel principe de régulation du collectif qui serait fondé uniquement sur l’interaction ou le contrat entre égaux s’explique assez facilement. Le marché, comme d’ailleurs la communication dans les réseaux numériques, est d’ordre dialectique, interactionnel, même au plan de ses « valeurs ». Or la viabilité d’un collectif humain relève ultimement de la politique, au croisement d’une dimension religieuse du rapport entre les êtres et d’un plan rhétorique de l’institution. L’ordre rhétorique est « supérieur » à l’ordre dialectique de l’interaction. La médiologie telle que la conçoit Régis Debray est précisément une tentative d’exploration de la solidarité des trois grandes opérations rhétoriques (technique, poétique et politique). Aucun système de régulation des interactions, qu’elles soient économiques ou informationnelles, ne fondera jamais un collectif. En cela, Régis Debray a raison. Mais la question reste ouverte de savoir si, pour se constituer, un collectif doit tenir son fondement d’une transcendance ou si, comme il y a des religions de l’immanence, il existe des rhétoriques du sans fond.
Notes
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[1]
Sur la notion de plan d’immanence, on consultera, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie? Minuit, Paris, 1991.
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[2]
Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, 1998. p. 17.
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[3]
La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique, coll. Nouveaux actes sémiotiques, 9, 1990. 54 p.
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[4]
Régis Debray a intitulé Transmettre le livre de 1997, publié chez Odile Jacob et qui ouvre la collection « le champ médiologique », où il résume les grands enjeux de la discipline en formation.
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[5]
Sur la technique envisagée comme mémoire, voir de Bernard Stiegler, La technique et le temps, 2 tomes, Gallilée / Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 1994 et 1997.
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[6]
La philosophie, théorie ou manière de vivre? Les controverses de l’antiquité à la renaissance, Julius Domanski Cerf, Paris et Editions universitaires de Fribourg, Suisse, 1996. Voir en particulier la section consacrée à « la philosophie ramenée au niveau des arts libéraux ». Une des thèses de ce livre est que le monopole de l’église et de la théologie sur l’art de vivre et la morale a réduit la philosophie médiévale et par la suite une bonne part de la philosophie « occidentale » à la « théorie» alors que la philosophie antique avait une dimension pratique capitale.
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[7]
Voir L’art de la mémoire de Frances Yates, Gallimard, Paris, 1975.
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[8]
Voir Essais de linguistique générale, Minuit, Paris, 1963, en particulier le famaeux chapitre sur « linguistique et poétique » où Jakobson explicite son approche des différentes fonctions de la communication.
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[9]
Voir notamment, de Daniel Bougnoux, Vices et vertus des cercles, l’autoréférence en poétique et pragmatique. La Découverte, Paris, 1989.
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[10]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1958.