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Article de revue

New York en danseuse

Pages 195 à 201

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Lévy, Coursier en VTT à New York.
© Gamma

1Manhattan, dimanche midi, troisième rue et première avenue : au cœur de la mosaïque de l’East Village, tandis que derrière sa porte noire somnole le siège des Hell’s Angels new-yorkais, grosses cylindrées sous leur bâche et braseros presqu’éteints, une file d’attente s’est formée devant l’immeuble voisin, qui abrite au rez-de-chaussée une coopérative cycliste d’un genre nouveau — vaste entrepôt ouvert sur la rue, où s’achètent à vingt dollars des vélos délabrés, où œuvrent en salopette quelques réparateurs bénévoles, encouragés derrière un vieux bureau par une mama au timbre rauque, où se louent à bas prix d’étranges vélos-taxis multicolores — pour promener l’ami ou le client comme à Kuala Lumpur ou sous le régime de Vichy —, où surtout sont déployés, alignés, empilés les deux-roues les plus invraisemblables, des cycles recyclés aux tandems à cinq places, du monocycle de clown au bolide de titane à conduite allongée, à moins qu’il ne s’agisse de ces improbables side-cars, sans moteur ni vraiment d’équilibre, dont le passager repose, dos à la route et sous un plaid, sur une chaise-longue à roulettes à quelques millimètres du plateau que ne peut actionner qu’un solide conducteur. En attendant leur tour, les cyclistes amateurs devisent sur le trottoir, exhibent leur guidon neuf ou une selle fraichement rembourrée, s’échangent des feuilles de chou sur le cyclisme newyorkais et les meilleures adresses de site web en prévision du prochain “tour de Fwanz”, auquel ces lointains aficionados se préparent en scrutant l’itinéraire et les fiches statistiques.

Omniprésences

2Montons de quelques blocs. Non sans éviter, d’un coup de guidon, les queues de poisson plus ou moins involontaires qu’imposent aux cyclistes les milliers de taxis jaunes, leur chauffeur créole ou enturbanné joignant au slalom pernicieux une bordée d’injures à l’encontre des satanés “bikers”. Sur la huitième rue, dont le tronçon oriental répond au nom de St Mark’s Place, entre un salon de tatouage et une boutique de sous-vêtements en latex, un modeste escalier descend, en contrebas, vers le siège de l’association “Transportation Alternatives” (T.A., prononcez : “t’y es”). Y veille à cette heure une permanence dominicale — pendant que ses animateurs ont donné rendez-vous, pour une traversée du Queens, à quelques centaines de membres à l’entrée du Triboro Bridge, une masse de fonte en surplomb traversée chaque jour par plusieurs millions d’automobilistes, et à l’allure si peu avenante que Fignon ou Jalabert lui préféreront toujours l’épuisante montée vers l’Alpe d’Huez. Au siège de “T.A.”, règne une double atmosphère de foire aux affaires, annonces multiples punaisées au mur, et de guerre ouverte : contre l’engeance motorisée, l’hydre conformiste, la raison polluante. Ici le vélo, parce qu’il a sa communauté, relève du politique.

3Quelques coups de frein plus loin, c’est le spectacle familier d’une grande vitrine de gymnase en vogue, au nom de barre de chocolat et à la clientèle de discothèque, le long de laquelle s’échinent filles et garçons, qui magazine en main, qui les yeux dans le vague, qui plongé dans un casque de visualisation (où défile une route virtuelle), mais tous, walk-man aux oreilles et short moulant aux cuisses, juchés sur ces vélos d’appartement qui avalent les kilomètres sans bouger de leur socle, écrans de contrôle à l’appui pour mesurer dépense calorifique, rythme cardiaque et angle de la non-pente. C’est la vogue du “spin”, cette bicyclette cul-de-jatte qui fait à ses adeptes des mollets d’acier, tout en leur offrant l’occasion régulière de s’échapper du monde : une véritable religion, avec ses fidèles en danseuse, son mensuel, son site internet, ses cassettes de prédilection, la selle que l’on se fait faire sur mesure, et ses gourous souriants, entraîneurs certifiés qui ne portent qu’un prénom. Leur devoir accompli, les cyclistes en salle remontent vraiment en selle, détachant leur mountain bike pour retourner chez eux.

4Beaucoup plus loin cette fois, à vingt minutes de vélo par le canyon sans fin de la troisième avenue, le promeneur conséquent, muni de son casque de polystyrène et de son masque anti-pollution, atteindra le poumon de Manhattan — et le refuge des pédaleurs : Central Park, piscine de verdure découpée dans le socle urbain. La bicyclette n’y constitue qu’une faible proportion des véhicules, dans un vaste jardin trop fébrile pour être d’eden, où circulent côte à côte — selon ce modèle américain, égalitariste et spatial, de la simple juxtaposition — tous les moyens de transport sur roue imaginables : à condition qu’ils ne consomment que l’énergie humaine. Vélos pour toute posture et pour tout porte-monnaie, patins à quatre ou deux roues, roller-blades et skateboards, voitures à pédales, carrioles à l’attelage de cyclistes, poussettes aérodynamiques pour jeunes parents joggers, et quelques paresseux juchés, une jambe dans le vide, sur de petites trottinettes électriques. Solitudes parallèles et transpiratoires, aux courbes aussi variées que leurs motivations, du veuf sur un antique vélo que précède son chien tenu à bout de laisse, jusqu’aux joutes entre gangs rivaux à coups de savants zigzags entre canettes. Sur les piétons qui passent, seuls doués de parole, claque en continu l’air balayé par cette multitude. Un peu plus haut encore, sur la grande pelouse où se tiennent meetings et concerts estivaux, se prépare dans la liesse le départ imminent d’un “sida-thon” à deux roues : un marathon cycliste qui conduira quelques centaines de courageux — chargés de sponsoriser leur participation et de remettre ce forfait d’entrée aux associations d’aide aux malades du sida — depuis New York jusqu’à Boston, 400 km plus loin, emmenés par un peloton de tête (y compris quelques séropositifs) dont l’escorte se compose de voitures recouvertes par les bannières d’Act Up. Sur la banderole qui surmonte la ligne de départ, l’injonction est claire, rêve de courage et de pureté : “Be a Hero.”

Cycles de production

5Même effectués sur un mode informel à travers Manhattan, les sondages sont formels : la bicyclette est devenu le moyen de transport préféré des Newyorkais. Notamment parce qu’elle en est le plus rapide. De l’avocate d’affaires qui dévale casque en proue, tous les jours de l’année, les quarante “blocs” qui séparent son domicile de son bureau, au gamin de Brooklyn paradant sur sa roue arrière, les New-yorkais sont intarissables sur le pédalier. Explications : l’engorgement des voies d’accès à Manhattan, qui fait de la circulation automobile une gageure réservée aux taxis et aux méprisables “T&B’s” (ceux qui viennent des “tunnels and bridges” : entendez, de ce purgatoire qu’est l’au-delà de la ville, banlieues monotones du New Jersey, du Connecticut ou de Long Island), la médiocrité des transports en commun (leur inconfort comme leur lenteur) pour une ville qui ne jure que par l’efficacité, les vagues de fond écologique et sportive relevant d’une même obsession du corps pur (individuel et planétaire), l’essor des associations, le renfort du marketing habile à tirer parti d’un marché plus juteux qu’il n’y parait, la restauration des grands parcs, l’extension du réseau de pistes cyclables, ou encore l’ambitieux effort municipal pour combler les nids-de-poule et aplanir le bitume en montagnes russes des artères new-yorkaises. Signe des temps, et signature d’un lieu : s’il revenait aujourd’hui à New York, Ferdinand Bardamu, trop perçant pour se laisser duper par les gaz d’échappement, ne parlerait plus d’une ville-debout mais, à l’ombre des gratte-ciels, bel et bien d’une ville-en-danseuse.

6Parce qu’elle est une valeur, la bicyclette new-yorkaise crée son économie. Autant qu’elle participe, sur un mode circulatoire, à la Grande Economie. Son rôle principal dans la machine de production est l’acheminement de paquets de volume variable, attendus fiévreusement par leurs destinataires : si les coursiers circulent en scooter à Paris, en camionnette à Los Angeles ou en hors-bord à Venise, tous les coursiers de Manhattan travaillent en VTT. Leur dextérité est légendaire, leur retard dramatique, leur jargon cyclopédique, et leur gouaille exotique. Le héros d’une telle caste, Hermès messagiste caractéristique de l’identité new-yorkaise, est le coursier “rasta” (les Caribéens formant la première ethnie au sein de ce groupe), un Jamaïcain aux jambes de joueur de basket et aux tresses enfouies sous un bonnet. Sous la neige de février comme dans l’étuve de juillet, il commet des miracles. De façon plus marginale, les coursiers participent même à l’économie sexuelle de la ville, pour avoir remplacé plombiers et facteurs auprès de leurs destinataires féminines, épouses au foyer ou célibataires éplorées qui ne dédaignent pas leur sportive visite. En-deçà de son rôle de médiation (et de satisfaction des demandes) dans le Grand Marché, la bicyclette new-yorkaise dispose également de son propre marché — lui-même à trois étages. Au sommet, un marché coté : détaillants en vogue, chez lesquels on s’échange conseils et rituels d’intronisation, tels que les boutiques Habitat ou Bike World, grandes surfaces spécialisées, et jusqu’aux valeurs en hausse des collectionneurs, qui accrochent leur trophée à l’un des tuyaux de fonte au plafond de leur loft. Au milieu, un véritable second marché : les vélos usagés, volés ou retrouvés, en entier ou en pièces détachées, que proposent à des tarifs très compétitifs les bivouacs et les brocantes de l’Avenue B, dans Alphabet City, de la Seconde Avenue à partir de minuit, ou encore de Coney Island, le quartier russe de Brooklyn que surplombent les grands huits rouillés d’une ère révolue. Troisième étage, le plus chaotique : la vente ambulante par son voleur nerveux d’un VTT fraîchement dérobé, qui le propose à l’aube à un noctambule émergeant du métro selon un prix qui chute au rythme auquel s’approche la voiture de police. Anecdote new-yorkaise : le quidam s’écrie “Mais c’est mon vélo !”, reconnaissable sous le scotch noir dont est camouflée l’armature, pour s’entendre répondre par le vendeur-voleur : “Et alors ? Tu me le rachètes combien ? Je te fais un prix…”

Prisme et porte-bagages

7Le parti que peut tirer le New-yorkais de sa bicyclette dépend des deux paramètres locaux de la réussite : son habileté à transformer son deux-roues en bécane de livreur ou à monter “uptown” accroché au pare-chocs d’un bus, mais aussi sa mise de départ, l’inégalité réapparaissant vite, comme toujours aux Etats-Unis, sous le vernis de rousseauisme bon-enfant caractéristique des plus fervents cyclophiles. La variété des revenus suscite l’inégalité devant la loi. Avec un bon avocat, les cyclistes qui se foulent la cheville en chutant en pleine rue obtiennent des indemnités rondelettes de la ville de New York, accusée d’avoir laissé quelque nid-de-poule blesser ses plus dignes habitants. Et tandis que les livreurs zélés meurent chaque année par dizaines dans l’indifférence générale, clandestins fraîchement débarqués qu’emploie le fast-food du coin pour une bouchée de pain et que renverse au carrefour un automobiliste distrait, la mort à l’automne 1997 d’un homme d’affaires de 68 ans, heurté sur son trottoir par un livreur véloce, a relancé la polémique sur les livreurs à vélo et renforcé brusquement les mesures de rétorsion à leur encontre, pour qu’ils n’empuntent plus les trottoirs, ne remontent plus à sens unique les grandes avenues et ne passent plus au feu rouge sans un temps d’arrêt. Fondement spatial de la liberté américaine : “code bien ton approche si tu comptes m’embrasser (le fameux système du dating), n’occupe pas mon trottoir si tu es sur deux roues (la vogue récente du bike-bashing, sorte d’ “assaut anti-vélo”). Comme beaucoup d’objets américains, nichés dans la symbolique à laquelle participe leur structure, lovés dans l’appareillage technoculturel où ils trouvent chacun leur place, fortement caractérisés au sein du système de consommation qui les écoule, la bicyclette dispose d’un impact aussi complexe que la géométrie de ses rayons, tant elle reflète les habitus sociaux dans le mouvement même où elle contribue à les dessiner.

8Filtre, cause, manifestation, indice, courroie de transmission : la folie-cycle tient un peu de tout cela au sein du système new-yorkais, qu’elle enrichit d’un biais inattendu par sa fonction prismatique. Le vélo épouse la forme du temps — sa courbe sculptée, dont les ondulations ne sont pas sans évoquer le tangage du coursier new-yorkais lancé à pleine vitesse. Ainsi, parmi les plus ardents défenseurs du guidon, on ne s’étonnera pas de retrouver la population grandissante des internautes professionnels. Car à New York, le vélo est à l’auto ce que l’Internet est à la télévision : moins passif, moins polluant, libéré des idoles de l’industrie comme de la consommation, marginal autant qu’électif, joyeusement interactif, substituant aux avenues bondées les imprévisibles chemins de traverse. De même, l’acharnement des revendeurs à subtiliser tout ce qui peut l’être sur un vélo mal attaché, et de leurs victimes à réparer lesdits dommages, mime — et complète d’une touche “cycliste” — la névrose sisyphéenne où s’enroule toute l’énergie new-yorkaise : comme beaucoup d’autres habitants de la Big Apple, l’auteur de ses lignes, après avoir acheté un vélo volé pour 20 $, et plusieurs chaînes antivol supposées inviolables pour un total de 150 $ s’est fait dérober sur cinq ans sa roue avant dix fois, sa roue arrière six fois, sa selle quatre fois, son porte-bagages trois fois et son garde-boue deux fois. Soit une dépense globale d’environ 300 $ pour remplacer ces éléments à mesure de leur disparition. Si la logique économique d’un tel investissement n’apparaît pas clairement, et si temps et argent perdus auraient justifié le recours à un local fermé, même cher et éloigné, il importe de replacer cette chaîne d’évènements dans la vie new-yorkaise : elle a valu à la victime d’engraisser à la fois revendeurs et réparateurs, d’adhérer à une association de cyclistes, d’acquérir une connaissance précieuse (quoique tardive) des meilleurs antivols, d’alimenter ses conversations de comptoir et la sollicitude de quelques cyclistes solidaires, et d’apprécier surtout à sa juste valeur chaque minute en selle.

9Bien sûr, la même série noire eut déclenché en France, chez la même personne, une autre irritation, plus vaine et plus durable, un autre discours, plus général et plus pessimiste, une autre réaction, plus conflictuelle et moins fataliste. Derrière la psychologie grossière, apparait l’identité culturelle des rapports à l’objet : le décor du cycliste comme l’aura de son véhicule varient d’une ville à l’autre, d’un monde à l’autre. Au cœur du système multiculturel, l’itinéraire lui-même dessine une carte en alvéoles, évoque un brassage sans empiètement. Grâce aux pistes cyclables qui les longent, parcourir à vélo les rives de l’Hudson puis de l’East River, au bas de Manhattan, offre un condensé saisissant de la société new-yorkaise : cartographie communautaire, sociologie du trajet, rythme en cycle d’une ville en mouvement.

10En descendant depuis la quatorzième rue, on commence par les confins du West Village, jetées abandonnées propices aux rencontres gay, parkings clairsemés où résonne la sono de quelques rappers à l’entraînement. On traverse ensuite des aires de jeu et quelques clubs de voile, où fourmille une population plus policée. En entrant dans Battery Park City, un ensemble d’immeubles flambant neufs ceints de parcs au cordeau et de quelques galeries marchandes — la seule zone habitée du quartier financier de Wall Street —, l’atmosphère change imperceptiblement : pelouses fraîchement tondues, jeux d’enfants, bancs de fer forgés en bord de rivière, quelques yachts surplombés chacun de leur hélicoptère, et une population plus homogène, blanche et bourgeoise, avec laquelle ne contrastent que quelques groupes de mariés asiatiques, venus effectuer dans ce décor de luxe leurs photos de noce en frac et robe blanche. Arrivé à l’extrémité sud de Manhattan, on laisse dans son dos la silhouette familière de la statue de la liberté, dépasse le fortin de Battery Park et les hangars de fonte de l’embarcadère, pour entamer une remontée vers le nord le long de l’East River. Remontée syncopée, sur une chaussée criblée, à mesure que défilent les quartiers et leurs habitants, venus en famille passer là quelques heures de repos : touristes et pêcheurs au niveau du marché aux poissons de Fulton Street, on passe sous le Brooklyn Bridge, Chinois de Chinatown devisant sous les arbres, on passe sous le Manhattan Bridge, Hispaniques pérorant entre un barbecue et un bal de salsa, on passe sous le Williamsburg Bridge, avant de terminer cette virée de deux heures parmi la foule bariolée des confins d’Alphabet City, Noirs, Portoricains, Syriens, étudiants en goguette et joueurs de baseball, en patins, à pied ou, le plus souvent, juchés en danseuse sur leur VTT.

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