Notes
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[1]
Mais en 1870-1890 le vélocipède est surtout un sport aristocratique (même s’il existe déjà des coureurs professionnels, avatars des jockeys). En 1893 avec un parc de 150 000 engins, le vélo est encore réservé à une élite.
-
[2]
Le parc des bicyclettes se situe dans cette période entre 7 et 9 millions.
-
[3]
La symbolique écologique est toutefois utilisée dans le catéchisme marketing des fabricants et vendeurs de vélo dans un sens peu favorable à l’usage urbain : “la ville c’est le stress, la pollution. Le vélo c’est l’anti-stress, le contact avec la nature… prenez donc votre voiture pour aller faire du vélo à la campagne !”
-
[4]
Cf. Ph. Gaboriau, Le Tour de France et le vélo, histoire sociale d’une épopée contemporaine, L’Harmattan, 1995.
-
[5]
La quasi totalité de la population française sait se servir d’une bicyclette, seuls 8 % déclarent ne jamais avoir appris ou ne plus savoir le faire (sondage Louis Harris de janvier 1991). Aux USA, la Bicycle Federation of America estime que moins de 50 % des américains savent se servir d’une bicyclette.
-
[6]
Environ 20 millions pour le parc roulant selon les estimations des spécialistes, mais le parc total est beaucoup plus important.
-
[7]
A. Sauvy, Les quatre roues de la fortune, Flammarion, 1968.
-
[8]
Depuis, les fabricants français de cycles, aidés par le décret d’août 1995, ont repris des parts sur le marché intérieur.
-
[9]
Actuellement l’achat d’un vélo de ville représente environ 25 heures du salaire moyen..
-
[10]
Cf. H. Yamakawa, « The role of possibilities for Bicycle transportation in the Post-Motorization Age », IATSS RESEARCH, 1994, Vol.18, n°1, p.62-75.
-
[11]
A noter que l’exemple “d’en haut” est très convaincant : mais quand verrons-nous un jour en France des élus, des ministres, abandonner leurs limousines pour s’afficher à bicyclette, comme on le voit dans certains pays d’Europe du Nord ?
-
[12]
Enquête nationale sur les Transports 1993-1994.
-
[13]
S. Douay, F. Hasiak, « Le vélo dans la chaîne de transport », ENTPE, mémoire, 1994.
-
[14]
J. Vahl, « Ralentir à Culemborg », in Les troisièmes journées du Club des villes cyclables, Toulouse, 1991.
-
[15]
Cf. M. Hillman, J. Adams, J. Whitelegg, « One False Move… A study of children’s independent mobility”, PSI, London, 1990.
1Pour les déplacements urbains, la bicyclette possède tous les avantages de l’automobile (rapidité, porte à porte...), sans ses inconvénients (difficultés de stationnement, coûts, pollution). Pourtant, son intégration dans les politiques de transport urbain se heurte à toutes sortes d’obstacles. D’où proviennent ces blocages qui empêchent la bicyclette de se réinsérer dans le paysage de nos villes, comme elle a pu le faire chez nos voisins du Nord de l’Europe ? La société française refuserait-elle le vélo comme moyen de transport ?
2L’usage de la bicyclette comme moyen de transport doit tenir compte de l’histoire ainsi que du contexte économique et politique dans lequel s’expriment les besoins de déplacements des citadins. Pour percevoir les déterminants sociaux des activités humaines il faut faire varier les points de vue. Ce que nous ferons : d’abord en regardant comment les phénomènes ont évolué dans le temps, et ensuite en observant quelles formes ils peuvent prendre dans différents contextes grâce à des comparaisons dans l’espace (selon les pays).
Quels facteurs pour un usage urbain du vélo ?
3En dépit des grandes traditions cyclistes de la France, l’usage du vélo au quotidien s’est continûment réduit dans notre pays depuis le début des années 1960. Au début des années 1990 la part du vélo dans les déplacements des citadins, même si elle est supérieure à celle des deux roues motorisés, est tombée — exception faite de Strasbourg — à moins de 4 %.
4Parmi les différents facteurs influençant l’usage du vélo en ville, on évoque : la structure urbaine, qui est en quelque sorte la traduction spatiale des déterminants sociaux (taille de la ville, tissu urbain, volume du trafic motorisé) ; les contraintes physiques (relief, climat… et ampleur des vols de vélos !) ; l’attitude des individus (en fonction de leurs expériences, de leur style de vie, et de leurs craintes) ; et les facteurs collectifs et politiques (culture, modes de vie, préservation de l’environnement, incitations monétaires et non monétaires, et “exemples d’en haut”). Mais la diversité des pratiques cyclistes qu’on peut constater dans des villes comparables par leur taille, leur topographie, leur climat etc…, montre bien qu’en réalité aucun de ces éléments n’est véritablement ni déterminant, ni explicatif.
5Le renouveau en faveur du vélo urbain qui se dessine depuis peu, doit se rapporter à d’autres facteurs. Il est en tout cas concomitant de deux événements majeurs récents : les premières diffusions par les médias des pics de pollution atmosphérique durant l’été 1995, et la grande grève des transports publics de décembre 1996.
De l’âge bourgeois à l’âge écologique du vélo
6Les pratiques cyclistes peuvent s’analyser en relation avec les transformations sociales et culturelles qui ont affecté l’histoire de notre pays depuis un siècle. On peut ainsi distinguer un âge bourgeois [1] (le vélo vecteur de distinction sociale), un âge populaire (le vélo moyen de locomotion des classes populaires, correspondant à l’entre deux guerres [2]) et un âge écologique [3] qui correspondrait à la période actuelle (le vélo symbole du loisir individualiste et écologique de cette fin de siècle) [4].
7On peut aussi s’interroger sur la signification symbolique du Tour de France. Avec tous les amoureux de la petite reine que le passage du Tour révèle, il est étonnant de constater que ce véritable mythe n’a jamais pu servir à maintenir un usage quotidien de la bicyclette dans notre pays. Sans doute parce que le Tour de France concerne plus l’identité Française ou le mythe populaire de l’effort (malheureux), que la bicyclette proprement dite.
8Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les facteurs explicatifs du déclin du vélo populaire en France, et de son positionnement social si fort dans notre pays comme objet de loisir. Les explications nous renvoient aux formes de l’exode rural et de l’urbanisation et à l’éviction de la question urbaine — occultée par les contraintes non remises en cause du foncier et par la gestion technique des conséquences (les transports urbains).
9La bicyclette est d’usage banal en France [5]. Aujourd’hui le parc des vélos est d’importance comparable [6] à celui des automobiles, et il se vend chaque année plus de vélos (2 à 3 millions) que de voitures particulières. Mais, alors qu’en Allemagne par exemple, l’industrie du cycle travaille activement à l’extension d’un marché stable par la promotion de l’usage urbain de la bicyclette (avec comme slogan : « Die grüne Welle »), l’industrie française du cycle a développé jusqu’à présent une stratégie délibérément axée sur l’usage sportif et loisir du vélo, ce qui la rend plus sensible aux effets de mode. Rattachée au secteur des équipementiers de l’automobile et ne produisant pas de motos, elle a segmenté le marché du deux roues en fonction de l’automobile : elle cible la clientèle jeune avec le cyclomoteur et le « scooter » (antichambre de la voiture), et celle des loisirs de fin de semaine avec le vélo (cet usage du vélo supposant celui de la voiture).
10L’usage de la bicyclette en tant que moyen de transport est donc devenu marginal, la mobilité des Français tendant de plus en plus à s’identifier à l’automobile, dont sont équipés actuellement plus de trois foyers français sur quatre (avec une croissance régulière d’un point par an), et qui assure aujourd’hui la majorité des déplacements.
11Ceci est l’aboutissement d’une longue évolution favorisant la motorisation individuelle. Evolution rien moins que spontanée, car dès les origines le développement de l’automobile a été soutenu par les pouvoirs publics. La circulaire du ministre des Travaux Publics du 10 Avril 1899 recommandait aux ingénieurs des Mines, qui à cette époque délivraient les permis de conduire, “de concilier les légitimes exigences de la sécurité publique avec les équitables convenances d’une industrie hautement intéressante et qui mérite d’autant plus d’être encouragée qu’elle n’est encore qu’à ses débuts”. Ce choix n’a cessé de s’accompagner de diverses mesures favorisant l’automobile, les plus discrètes n’étant pas les moins efficaces, comme cet arrêté du Préfet de Paris en 1949 qui, en supprimant l’obligation d’allumer les feux de position des voitures jusque là obligatoires pour stationner de nuit, a consacré l’autorisation de loger les voitures dans la rue ; et plus récemment, les diverses primes accordées aux acheteurs d’automobiles (l’équivalent du prix de 7 vélos de ville !).
12En France, la désaffection vis-à-vis du vélo et de son usage utilitaire est le résultat d’un choix politique délibéré en faveur de la motorisation individuelle. À la Libération, ce choix a encore été accentué par la priorité donnée d’emblée au développement du marché intérieur au détriment de l’exportation [7]. Dès le début des années cinquante le Vélosolex — engin spécifiquement français — et la Mobylette ont permis d’accélérer la motorisation de la population. Un modèle individuel de mobilité s’est alors instauré, faisant du deux roues à moteur une étape (pour tous dans les années cinquante et aujourd’hui essentiellement pour les jeunes) dans l’accession à l’automobile, elle même devenue un symbole de promotion, puis véritable norme sociale. En France, la bicyclette a donc dû cohabiter avec deux concurrents motorisés : les autos et les « vélomoteurs ».
13Le tournant décisif pour la bicyclette se situe vers 1955 : soumis à cette double concurrence, l’usage du vélo a beaucoup plus rapidement décliné en France que dans les pays voisins. D’autant que la forte croissance d’un trafic motorisé mal maîtrisé a créé de tels dangers sur les routes et dans les rues, qu’on a pu assister entre le milieu des années 1950 et la fin des années soixante à une véritable élimination physique des cyclistes.
14La sécurité des cyclistes est en effet très liée au rapport de force numérique entre bicyclettes et automobiles.
15Le taux d’accident des cyclistes a atteint un maximum au milieu des années 1950 quand le nombre de vélos est tombé à 2 pour 1 voiture, ce qui a dissuadé l’usage de la bicyclette jusque à la fin des années 1970 (où le ratio vélos/autos est tombé au plus bas). La légère amélioration de ce ratio dans les années 1990 reflète surtout le développement du vélo-loisir (VTT notamment), car le renouveau du vélo urbain est trop récent pour apparaître dans les statistiques. En tout cas la chute du taux d’accident est encourageante, même si elle semble aussi liée à la concentration de l’usage sportif du vélo sur la matinée du dimanche.
Petit tour du monde cycliste
16Si l’on examine l’usage du vélo comme moyen de transport dans différents pays du monde, on peut distinguer cinq groupes en fonction du niveau d’usage utilitaire du vélo et de l’évolution récente de cet usage.
17Dans le premier groupe, le vélo est le principal mode de déplacement urbain. Il s’agit de pays comme la Chine et le Vietnam, où l’usage du vélo se situe de 30 % à 70 % selon les villes. Le vélo y est adapté au pouvoir d’achat des populations, l’industrie du cycle est forte et les villes sont très denses (les structures urbaines “compactes” favorisent la bicyclette). Mais l’usage du vélo dans ces pays est en déclin parce que, pour la première fois de leur histoire, un choix national est fait en faveur de la motorisation, choix qui s’accompagne d’ailleurs le plus souvent d’un abandon des transports publics qui y étaient offerts à bas prix.
18Le deuxième groupe compte des pays où l’usage est important et le demeure, comme au Danemark (env. 25 % des trajets urbains) et aux Pays-Bas (30-40 % de ces trajets, selon les villes). Un facteur déterminant favorisant la bicyclette y est le coût très élevé de l’acquisition d’une automobile (200 % plus cher au Danemark qu’en France en raison d’une taxe spécifique à l’achat, et 30 % de plus aux Pays Bas). Car le coût d’achat élevé d’une voiture est plus dissuasif que les coûts d’usage, qui d’ailleurs sont peu différents d’un pays à l’autre en Europe. Dans ces deux pays, les infrastructures cyclables sont par ailleurs très développées (elles correspondent à 30 % de la longueur du réseau routier aux Pays-Bas). Peu de cyclomoteurs y circulent et des mesures importantes y sont prises pour maîtriser (ou même réduire) l’usage de la voiture particulière en ville. L’impact des transports sur l’environnement est pris en compte et des objectifs nationaux ont été fixés pour aboutir à un développement durable notamment par l’accroissement de l’usage du vélo en ville. Ainsi, le Danemark a prévu à l’horizon 2010, d’accroître le nombre de kilomètres-voyageurs à vélo de 30 % par rapport à 1986 et d’augmenter de 50 % la part du vélo pour les déplacements domicile-travail.
19Un troisième groupe est composé de pays où le vélo représente un mode de déplacement important, mais dont l’usage urbain est en déclin, comme l’Inde (15-30 %)ou le Burkina-Faso (10-20 %).
Politique cyclable à Grenoble, Entretien avec MICHEL GILBERT, Adjoint au Maire de Grenoble pour l’environnement et les transports, vice-président du Club des villes cyclables
Michel Gilbert : Grenoble a été la première ville à se doter d’une politique cyclable. Sa géographie est favorable, c’est une ville très plate, au climat méridional, et où la tradition cycliste était forte jusqu’aux années 1960 puisque plus de 30 % des déplacements s’effectuaient à vélo, chiffre considérable si on le rapporte à celui d’aujourd’hui, 5 %. Ce taux est d’ailleurs bon pour la France, où nous sommes dans le peloton de tête des villes cyclables, après Strasbourg ; il est faible au plan européen : dans les villes de la plaine du Pô, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les politiques cyclables sont très anciennes et plus développées.
On peut identifier trois obstacles à la pratique du vélo, le risque physique, le vol, et les mentalités (le vélo demeure identifié aux classes populaires et aux usagers captifs). D’où les trois volets de notre politique : sécuriser les pratiques en aménageant la voirie par des pistes en site propre, des bandes sur la chaussée, des feux décalés, des couloirs à contresens, une meilleure signalétique ou jalonnement…
Pour lutter contre le vol, nous avons multiplié la pose d’arceaux, bien intégrés au paysage urbain, et des garages couverts sont prévus, notamment à la gare SNCF, où le billet de train pourra être couplé avec une location de vélo à l’arrivée ; de même la révision du POS à Grenoble fait désormais obligation aux promoteurs de prévoir des garages à vélo dans les immeubles en construction. La sensibilisation enfin passe par la Fête du vélo, la création de parcours thématiques permettant de découvrir les ressources patrimoniales de la ville, l’utilisation de vélos de fonction par les élus, les personnels de l’Hôtel de Ville et quelques organismes paramunicipaux. Ces vélos marqués “Ville de Grenoble” sont en libre-service au sous-sol de la mairie, et rencontrent un certain succès. On peut mentionner également l’existence de boutiques d’autoréparation et de troc : l’association “Un petit vélo dans la tête” crée des emplois en réparant des vélos, en les revendant et en organisant des bourses d’échanges.
Peut-on déjà mesurer quelques retombées positives ?
La conjoncture est favorable car la dynamique locale est relayée au plan national. Avec le Club des villes cyclables, nous demandons des modifications du code de la route, que nous anticipons d’ailleurs, une meilleure prise en compte du vélo par les différents ministères, ainsi que la création d’axes cyclables nationaux, les “vélo-routes”, l’équivalent des sentiers de Grande Randonnée au plan européen pour relier les villes de façon sécurisée. Plus de trois cents communes adhèrent au Club pour faire ce lobbying, ou échanger des expériences. Les actions en faveur du vélo font partie d’un ensemble plus vaste, la politique des “déplacements” (nous ne disons plus circulation, nuance sémantique !), qui privilégie les mobilités douces du piéton, du vélo et les transports en commun. Ces priorités supposent aussi qu’on décourage l’usage de la voiture en réduisant les voiries et en durcissant les conditions du stationnement : en concertation avec les commerçants et les Unions de quartier, Grenoble a augmenté fortement ses tarifs de parcmètres, mais en différenciant les usagers ; les résidents de la zone verte ne payent que 100 F par mois, mais les stationnements de moyenne durée passent de 20 à 35 F par jour, pour dissuader les “pendulaires” du domicile-travail d’introduire en ville leur voiture.
Une carte de la ville montre clairement l’organisation des grands axes autour du “tout-auto”.
C’était le choix général des années 1960 et 1970, résumée dans la parole du Président Pompidou : “Il faut adapter la ville à la voiture”, relayée par la publicité des marques et leurs images de liberté et de modernité. À Grenoble, l’étalement de la conurbation met entre le domicile et le travail une distance moyenne de 15 à 20 km, ce qui, grâce à la voiture, n’affecte pas le temps moyen du déplacement. Nous proposons d’agir à ce niveau à travers la communauté de communes (la Métro), qui propose un schéma d’ensemble des déplacements, et subventionne la création de pistes cyclables intra et inter-communales.
La pollution a-t-elle atteint ici un seuil critique ?
La pollution industrielle de l’agglomération a baissé de moitié, gain reperdu par les gaz d’échappement : il est plus difficile de contrôler la voiture et les comportements individuels. La situation semble toutefois plus grave à Paris ou à Lyon. À Grenoble cette pollution par les oxydes d’azote et l’ozone a tendance à remonter, et à affecter les montagnes environnantes; quand on s’élève pour respirer le “bon air”, celui-ci est parfois pire qu’au fond de la cuvette ! Le cycliste qui roule au bord du flot ou en site propre, et qui est assis légèrement plus haut, respire toutefois moins de gaz polluants que l’automobiliste.
Peut-on parler d’une culture du vélo ? Où en est son image, et qui la porte le mieux aujourd’hui ?
L’image du vélo est en train de changer, et les constructeurs rivalisent d’ingéniosité : on relance le tricycle, le tandem, le side-car ou le vélo-taxi, freiné pour l’instant par l’opposition des taxis, mais qu’on voit déjà à l’étranger. À Voiron, un constructeur s’est lancé dans le vélo pliant, léger et très maniable ; et on annonce l’arrivée du vélo à assistance électrique, encore un peu cher (7000 F). Cette culture semble portée par les étudiants et les classes moyennes, alors que le vélo demeurait largement ouvrier dans les années 1960. On s’aperçoit que le vélo, rapide, performant, silencieux, non-polluant, est la meilleure façon de parcourir une distance porte-à-porte en ville. Le vélo circule là où les voitures ne pénètrent pas, dans les zones piétonnes, et en plus il est bon pour la santé !
Propos recueillis par Daniel Bougnoux
20En Allemagne, en Suisse, en Italie du Nord, au Canada, aux Etats-Unis ou au Japon, le réseau cyclable représente une plus faible part du réseau routier (qui atteint toutefois 7 % au Japon). Ces pays ont eux aussi développé de manière volontariste la modération du trafic et pris des mesures pour limiter l’usage de l’automobile en ville. La complémentarité vélo-transports publics se développe en Suisse, et surtout au Japon (15 % des habitants de Tokyo se rendent quotidiennement à la gare en vélo). Ils ont peu de cyclomoteurs en circulation (sauf au Japon).
21La France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie du sud, la plupart des pays Africains et le cône sud de l’Amérique du Sud composent un dernier groupe, caractérisé par un faible usage urbain (3-5 %), où l’avenir du vélo semble incertain. En France, on relève des freins structurels à l’usage du vélo en ville. D’abord le coût d’achat des automobiles (TTC) y est relativement faible (selon une étude récente de l’UE) et de nombreuses incitations fiscales ont encore récemment favorisé l’acquisition d’une voiture. Et il n’y a pas, véritablement, de mesures de restriction de l’usage de la voiture particulière en ville. De plus, les cyclomotoristes y sont nombreux et leur vitesse excessive pose des problèmes de sécurité (2 cyclomoteurs sur 3 sont “gonflés” selon les assureurs).
22D’autre part, alors que le développement de l’industrie automobile reste toujours très soutenu par l’État, l’industrie française du cycle a été balayée entre 1980 et 1994 par la concurrence asiatique [8]. Les résultats en matière de sécurité routière sont médiocres, même si le nombre de cyclistes tués diminue plus depuis 20 ans que pour les autres usagers. En France contrairement aux pays d’Europe du Nord, il n’y a pas de prise en compte généralisée de l’impact des transports sur l’environnement, et la concertation entre les deux ministères concernés est très récente.
Embouteillages et pollution : un facteur de revirement ?
23Au niveau mondial la situation de la bicyclette comme moyen de transport apparaît donc très contrastée. Mais, au-delà des différences observées — qui tiennent surtout à des rythmes de développement différents —, on retrouve partout un même modèle d’évolution en trois phases :
- une première modernisation, où, grâce à la baisse des prix (en France : 800 heures de salaires en 1900, contre 200 en 1927 et 100 en 1938 [9]), le vélo contribue à mobiliser les forces de travail et devient un vecteur du développement industriel (Europe entre 1910 et 1950, Chine entre 1970 et 1990).
- une ère de la motorisation individuelle, où la diffusion de l’automobile (ou des deux roues motorisés) devient le principal support du développement de la consommation et conduit au déclin du vélo (France 1955, Chine 1993).
- une ère de la post-motorisation, marquée par la dématérialisation de la production (ce qu’il faut faire circuler, c’est l’information), la réduction des stocks et la minimisation des coûts externes — ce qui devrait favoriser le retour du vélo. C’est ce qu’on observe au Japon, où se développe une utilisation de masse en combinaison avec les NTIC [10], en Europe du Nord ou, depuis 1991, en Amérique du Nord.
24Le rôle des aménagements de voirie (pistes cyclables notamment) n’est pas un facteur aussi favorisant qu’on l’imagine. De nombreuses études montrent que les ces aménagements (en particulier le long des rues) ont peu d’effets sur la sécurité des cyclistes et n’entraînent pas automatiquement un développement de l’usage du vélo (Seattle, Arlington). Il y a même des cas, dont ceux extrêmes mais considérables de Canton ou Shanghaï, où l’aménagement est conçu dans le but explicite de dissuader le trafic cycliste !
JEAN-RENÉ CARRÉ, Faire du vélo : un risque acceptable
Les aménagements de type ségrégatif (pistes cyclables) ont un rôle réduit (ou même négatif) sur le plan de la sécurité, comme l’ont montré de nombreuses études [3]. Le bilan global est nettement négatif pour les pistes bi-directionnelles. Une étude récente [4] montre que — contrairement à ce que croient beaucoup de cyclistes — le bilan des formules ségrégatives est significativement défavorable, et au delà même des prévisions (pessimistes) des experts.
Dans le cas des cyclistes, l’évaluation du risque encouru est rendue très difficile par le manque de données sur l’usage (celles concernant le parc, les trajets, les parcours ou leur durée sont très incertaines). On ne comptabilise en effet les cyclistes que lorsqu’il sont accidentés ! En dépit de la fragilité des données d’exposition, les calculs menés pour évaluer le risque montrent que le vélo n’est pas aussi dangereux que le laisse entendre un préjugé trop répandu.
Le risque d’accident mortel qu’encourt un cycliste s’établit :
- en fonction du parc : 2 décès pour 100 000 bicyclettes, à comparer avec les ratios de risque des autres types de véhicules : 24 pour les voitures particulières, 25 pour les poids lourds, 25 pour les cyclomoteurs, 86 pour les motocyclettes [5].
- en fonction de la distance parcourue : 15 à 40 décès par milliard de kilomètres, à comparer aux évaluations faites pour les motocyclistes (189) et pour les automobilistes (19) [6].
- en fonction du temps passé sur la route : il est de l’ordre de 0,1 à 0,2 décès par million d’heures, soit un ratio de risque assez comparable à celui de l’automobiliste.
- en fonction du type de route : sur le réseau routier en rase campagne la gravité des accidents de bicyclettes est plus forte qu’en milieu urbain. Les routes secondaires sont les plus sûres relativement aux kilométrages qui y sont effectués (le ratio de risque y est 17 fois plus faible que sur les RN). En agglomération, malgré la vitesse moindre du trafic motorisé, le risque se situe près de la moyenne.
NOTES :
25Tout autant sinon plus décisif est le développement de la complémentarité entre transport public et bicyclette. Cet aspect est particulièrement négligé en France, où les décideurs publics sont bloqués sur l’opposition quasi manichéiste entre transport public et automobile. On oublie que les transports collectifs n’assurent pas le porte à porte et que leurs usagers passent une bonne partie de leur temps de trajet à marcher. On méconnaît l’apport de la bicyclette dans une chaîne de transports bien combinée, dont pourtant des pays voisins comme les Pays-Bas ou la Suisse offrent des exemples réussis.
26Enfin, en France la prise en compte de la bicyclette et de la marche à pied dans les politiques de transport est très récente et sans comparaison avec ce qui se fait chez nos voisins de l’Europe du Nord. Plus éclairant encore sur le retard pris dans ce domaine par notre pays : les mesures adoptées aux USA, comme la loi ISTEA (Inter Surface Transport Efficiency Act) et le Clean Air Act —bien que la pratique cycliste y soit beaucoup plus faible qu’en France.
Perspectives
27Il est aujourd’hui nécessaire de considérer sérieusement dans notre pays la bicyclette comme moyen de transport et de lui consacrer des moyens au moins équivalents à la modeste part qu’on lui attribue dans la mobilité des Français.
28Dans une phase de reconquête — ce qui est le cas en France —, l’aménagement a surtout un rôle de marquage social : il signale aux usagers motorisés dominants l’existence et la légitimité du vélo comme moyen de transport. C’est pourquoi le marquage aux points de conflits est le plus utile. Ce qui est décisif, c’est moins l’aménagement cyclable proprement dit (séparant les vélos de la circulation motorisée), que la restructuration de l’ensemble des circulations urbaines. La circulation et la sécurité des cyclistes se développent quand le réseau viaire cesse d’être pensé et organisé dans la seule perspective de faciliter l’écoulement rapide des voitures. Modération du trafic motorisé et pas seulement abaissement des vitesses : c’est à dire limitation de l’ emprise de l’automobile sur l’espace urbain (réduction des voies, limitation du stationnement, réduction du nombre de voies à sens unique et des feux tricolores etc.).
29Car il n’y aura pas de développement de l’usage du vélo en ville sans restriction d’usage de la voiture. Tant qu’on ne fera pas pour le vélo ce que l’on a fait pour l’automobile — adaptation de la réglementation, incitations financières, soutien à l’industrie, infrastructures en réseau (cohérent et continu), valorisation sociale et culturelle de l’usage et des usagers [11] —, on ne verra pas de renaissance de l’usage du vélo en France.
30Mais il faut surtout restituer aux Français la réalité des effets de la motorisation sur la vie de chacun en termes de coûts directs, indirects, de pollution et d’embouteillages. Sait-on que près de la moitié des déplacements réalisés en automobile ne dépassent pas 5 km et s’effectuent à des vitesses moyennes inférieures à 20 km/h [12], et que la plupart de ces déplacements pourraient être faits à bicyclette ou à pied ?
31Un point clé est celui des déplacements des enfants. Pour en assurer la sécurité, les parents accompagnent souvent leurs enfants en voiture : ce qui représente six déplacements automobiles, alors que si l’enfant se rend seul à son activité en vélo, à pied ou avec un moyen de transport public, il ne sera comptabilisé que deux déplacements. Une étude récente [13] montre qu’on pourrait ainsi réduire de près de 8 % le nombre des déplacements quotidiens en automobile. D’autant que cette pratique d’accompagnement n’est pas sans effets pervers, directs ou indirects. Comme le constate Jost Vahl, “autour des écoles, ce sont souvent les parents eux mêmes qui, avec leur voiture, constituent un danger pour les enfants” [14]. Et quand, quelques années plus tard, les adolescents se motorisent, les accidents de cyclomoteurs font alors plus de victimes que n’en aurait fait l’usage de la bicyclette par les enfants. Les craintes exagérées des parents automobilistes et leurs pratiques illusoires de protection se traduisent en fait par une réduction de l’autonomie de leurs enfants, préjudiciable à leur équilibre psychologique et à leur développement. Cela contribue en outre à augmenter la congestion de la circulation et à en accroître les dangers. Les parents seraient mieux inspirés de se mobiliser pour assurer un environnement plus sûr aux activités des enfants [15].
32Le développement exagéré de l’automobile résulte ainsi, pour une large part, de la méconnaissance des effets de son usage. Méconnaissance qui provient de ce qui a assuré le succès mondial de l’automobile : l’externalisation de ses coûts. L’automobiliste ne paie pas l’intégralité de ce qu’il utilise en se déplaçant : il n’assume ni le prix de l’espace (rare) que son véhicule occupe et stérilise, ni celui des dégradations de l’environnement, ni une part non négligeable de l’insécurité qu’il génère. Sans système de comptabilisation exacte et complète des coûts réels de la voiture, tant pour la société que pour les individus, on ne convaincra personne d’opérer des changements. Restituer la connaissance de ces externalités et de leurs effets est un moyen efficace pour que s’amorcent des changements de comportements et pour que les politiques de transports commencent à intégrer ces nouvelles contraintes. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment s’opère une prise de conscience lorsque l’information sur le niveau de pollution atmosphérique dans les villes est diffusée à la population.
33N’est-ce pas trop tard puisque l’urbanisme s’est déjà construit autour de la voiture ? Non, car ce que l’on a fait de façon très volontaire (et de façon très destructive, comme à l’époque d’Haussmann ou dans les années 1970), on peut le défaire si on en a la volonté… même si cela prend plus de temps de réparer le tissu urbain que de le dépecer. Mais l’on agit rarement en fonction d’un futur lointain. Les grands projets urbains renvoient à des périodes (30 ans) trop longues par rapport aux enjeux des mandats électifs. Et l’insuffisante maîtrise du foncier complique beaucoup les choses en matière de transports.
34D’autres pensent sans doute qu’il vaut mieux ne pas heurter de front la susceptibilité du plus puissant parti de France —celui des automobilistes — et faire progressivement une “petite place “au vélo dans nos villes. Mais le vélo ne prendra sa place parmi les autres moyens de transport urbains que si l’ensemble des problèmes qui conditionnent le futur de nos villes est débattu. Cela implique une remise en cause de l’usage urbain actuel de l’automobile. Si ce tabou ne peut sauter, le vélo n’aura aucune place sûre dans nos villes, et nos villes auront un avenir très sombre…
35En définitive le plus grand mérite de la bicyclette est d’être un excellent révélateur de la société. De sa capacité à prendre en compte le besoin d’autonomie des individus qui la composent, et à établir dans les rapports sociaux des règles d’équité et de convivialité.
Bibliographie
Bibliographie complémentaire
- Danish Council of Road Safety, Cyclist’s Safety in Europe, Report, 1995.
- B. Ferguson, N.-N. Blampied, « Unenlightened : unsuccessful attempt to promote the use of cycle lights at night », Accid. Anal. & Prev., Vol. 23, n°6, pp 561-571, 1991.
- I. Illich et J.-P. Dupuy, Énergie et équité, Édition du Seuil, 1975.
- OMS,, « Role de l’activité physique dans la prévention des maladies non transmissibles », p 248-254, « Le projet Monica », p 136-153 ; in Rapport Trimestriel de Statistiques Sanitaires Mondiales, Vol 41, n°34, 1988.
Notes
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[1]
Mais en 1870-1890 le vélocipède est surtout un sport aristocratique (même s’il existe déjà des coureurs professionnels, avatars des jockeys). En 1893 avec un parc de 150 000 engins, le vélo est encore réservé à une élite.
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[2]
Le parc des bicyclettes se situe dans cette période entre 7 et 9 millions.
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[3]
La symbolique écologique est toutefois utilisée dans le catéchisme marketing des fabricants et vendeurs de vélo dans un sens peu favorable à l’usage urbain : “la ville c’est le stress, la pollution. Le vélo c’est l’anti-stress, le contact avec la nature… prenez donc votre voiture pour aller faire du vélo à la campagne !”
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[4]
Cf. Ph. Gaboriau, Le Tour de France et le vélo, histoire sociale d’une épopée contemporaine, L’Harmattan, 1995.
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[5]
La quasi totalité de la population française sait se servir d’une bicyclette, seuls 8 % déclarent ne jamais avoir appris ou ne plus savoir le faire (sondage Louis Harris de janvier 1991). Aux USA, la Bicycle Federation of America estime que moins de 50 % des américains savent se servir d’une bicyclette.
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[6]
Environ 20 millions pour le parc roulant selon les estimations des spécialistes, mais le parc total est beaucoup plus important.
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[7]
A. Sauvy, Les quatre roues de la fortune, Flammarion, 1968.
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[8]
Depuis, les fabricants français de cycles, aidés par le décret d’août 1995, ont repris des parts sur le marché intérieur.
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[9]
Actuellement l’achat d’un vélo de ville représente environ 25 heures du salaire moyen..
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[10]
Cf. H. Yamakawa, « The role of possibilities for Bicycle transportation in the Post-Motorization Age », IATSS RESEARCH, 1994, Vol.18, n°1, p.62-75.
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[11]
A noter que l’exemple “d’en haut” est très convaincant : mais quand verrons-nous un jour en France des élus, des ministres, abandonner leurs limousines pour s’afficher à bicyclette, comme on le voit dans certains pays d’Europe du Nord ?
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[12]
Enquête nationale sur les Transports 1993-1994.
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[13]
S. Douay, F. Hasiak, « Le vélo dans la chaîne de transport », ENTPE, mémoire, 1994.
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[14]
J. Vahl, « Ralentir à Culemborg », in Les troisièmes journées du Club des villes cyclables, Toulouse, 1991.
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[15]
Cf. M. Hillman, J. Adams, J. Whitelegg, « One False Move… A study of children’s independent mobility”, PSI, London, 1990.