Notes
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[1]
in Traité de la Vie Elégante, La Pléiade t. XII, Gallimard, Paris 1981.
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[2]
Rappelons encore les mots de Balzac, dans Théorie de la Démarche : « Tout mouvement saccadé trahit un vice ou une mauvaise éducation » (La Pléiade, t.XII, Gallimard, 1981.
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[3]
Toutes les citations qui suivent sont empruntées à L.C., cité par Guillemette Racine, in Entre Hommes, Regards sur la femme 1880-1930, Flammarion.
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[4]
On se souvient du mot de Théophile Gautier, dans la Préface de Mademoiselle de Maupin : « dans une maison, le plus utile, ce sont les latrines ».
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[5]
Toutes les références qui suivent sont extraites de A l’ombre des Jeunes Filles en Fleurs, Edition Garnier Flammarion.
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[6]
Cf la comparaison avec le tableau d’Elstir, Miss Sacripant, qui figurait « une jeune actrice d’autrefois en demi-travesti » et dont la contemplation donnait du plaisir au narrateur de La Recherche.
1Le vêtement et le langage ont longtemps été les codes constitutifs d’un ordre social et moral, et les garants de son immobilisme. A l’usage du beau sexe, ils s’étaient appliqués à construire une culture du féminin singulier et cette singularité était rassurante. Au début du XXe siècle se dessinent les contours d’un mouvement aux allures de révolution qui va soudain promouvoir la nature du féminin pluriel, bouleversant les esprits, la société et la morale. Et si cette révolution provenait d’une invention, celle d’un objet technique apparemment dérisoire, la bicyclette ?
2Au commencement étaient la femme et sa condition, solidaires, sans l’avoir voulu, d’une culture du féminin dont la première ne pouvait guère revendiquer l’initiative et dont les codes semblaient échapper pour longtemps à sa maîtrise.
3Cette culture du féminin, profondément attachée au modèle des classes dominantes, avait fini par imposer une image de la femme au singulier, singularité pensée comme garante de l’ordre social et moral.
4Aussi ce monde du féminin a-t-il été longtemps borné par un avatar des trois unités qui convenait bien à sa principale fonction : celle de la représentation. En effet, l’unité de lieu établissait l’espace privé, voire domestique, comme celui de la femme ; l’unité de temps faisait chaque journée pareille à la précédente, scandée par le rituel de l’habillement auquel se soumettait toute femme de qualité (tenue du matin, vêtement d’après-midi, toilette du soir et vêtement de nuit) ; l’unité d’action, enfin, s’abolissait d’elle-même en valorisant le seul loisir.
5Cette singularité construite par la culture du féminin exprimait avant tout un désir de voir perdurer un certain ordre du monde, un désir de permanence qui contrariait l’adage « souvent femme varie… » Elle écartait par ailleurs les femmes de deux sphères réservées au bon usage des hommes : le pouvoir et l’argent.
6Puis vint la bicyclette.
7Celle qu’on n’appelait pas encore « la petite reine » fut rapidement identifiée comme fauteur de trouble dans cet ordre établi. La cause était entendue puisque cette machine d’un genre nouveau ouvrait l’espace, transformait l’action en principe de loisir, et introduisait le mouvement et la vitesse dans un monde qui voulait croire en son immobilité. La donne était donc nouvelle et cette nouveauté dérangeante.
8Pour les femmes, la bicyclette, dont le principe technique était la démultiplication, allait devenir une machine à produire du pluriel et, avant cela, une machine à détruire le féminin singulier dans les bornes duquel elles étaient enfermées. Comment ? C’est ce que révèlent les métamorphoses de deux puissants indicateurs, brutalement promus variables : le vêtement et le langage. En bousculant sans crier gare le rapport des femmes à ces deux codes, la bicyclette allait mettre à mal la culture du féminin pour manifester les natures de la femme. Question de genre et de nombre, une manière de substituer le pluriel au singulier.
Du cheval au cheval d’acier : le problème de la monture…
9L’invention de la bicyclette, et surtout, sa démocratisation à partir des années 30, est un fait sans précédent dans l’histoire de la condition féminine. On ne peut lui prêter un rôle révolutionnaire que si l’on rappelle que la pratique sportive, avant d’être un signe de progrès, fut longtemps un signe de caste. Ainsi l’équitation comme sport, en demeurant prérogative des classes privilégiées, illustre bien l’extrême lenteur avec laquelle a évolué la toilette féminine. Quoique l’analogie avec la pratique cycliste soit spontanée, l’équitation est loin d’avoir ouvert aux femmes la voie de tous les possibles, et notamment celui d’enfourcher une machine à deux roues.
10En d’autres termes, s’attarder sur l’habit pose le problème de la monture. Apparue entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles, la tenue d’équitation ne subit l’influence du vêtement masculin que pour le buste — avec le riding-coat devenu redingote ; les jambes, elles, restaient enveloppées dans une longue jupe qui leur évitait soigneusement le danger d’être écartées par autre chose que l’imagination des indélicats. Même à cheval, les femmes étaient contraintes d’observer une hiératique immobilité, s’accommodant de la « selle à rampe » et gardant les deux jambes du même côté. La monture conservait ainsi le monopole du mouvement et de la fougue, et l’habit d’Amazone veillait à la respectabilité des cavalières. Certaines, plus audacieuses, comme Marie-Antoinette, préféraient pour les longues chevauchées mettre des pantalons que l’on couvrait d’une longue jupe. Elles ne s’épargnaient pas pour autant les reproches de leurs mères et Marie-Thérèse s’attardait longuement sur ces doléances dans sa correspondance avec sa fille.
11En vertu du principe de singularité de la condition féminine, les jambes devaient rester unies, observant ainsi le principe formulé dans les années 1830 par Balzac : « Le principe constitutif de l’élégance est l’unité ». [1]
12Avec l’invention de la bicyclette, tout semblait inviter au scandale : impossible de garder les jambes du même côté et, surtout, de les maintenir immobiles. Cette monture-là requière un plus vaste effort et un investissement du corps : n’est pas cycliste qui veut. Voilà de quoi nourrir le désarroi de ceux qui honoraient les salles de garde du triomphant « à nos femmes, à nos chevaux, et à ceux… ».
13Mais revenons à la bicyclette et à celles qui la montent. Pour les femmes vélocipédistes, l’action remplaçait l’attitude, le mouvement évinçait la pose, le dynamique détrônait le hiératique. Quant à la mobilité des jambes des dames et des demoiselles, elle sortait pour la première fois de la chambre, espace intime, pour se produire sur la place, espace public. La bicyclette faisait soudain dérailler l’ordre moral et social : si les femmes pouvaient bouger, le statut du féminin pouvait être mis à mal. Cela suffit à ouvrir la voie aux vilipendes des moralistes, critiques, hygiénistes auto-proclamés et autres caricaturistes.
ODON VALLET, La Haute couture de la petite reine
Non que les prix soient excessifs : un vélo d’artisan coûte de 5 000 à 25 000 F. L’assemblage du cadre et le montage des accessoires exigent 8 heures de travail sans compter l’émaillage : la marge du fabricant est d’environ 10 % seulement. Mais l’artisan à deux ennemis : la T.V.A. et les grandes surfaces. La première lui prend 20 % de son chiffre d’affaires et les secondes une grande partie de sa clientèle. Car le vélo s’achète désormais entre packs de bière et couches-culottes : venu des pays à bas salaires, il coûte et dure peu, mettant fin à l’époque de la machine fraternelle, transmise de l’aîné au cadet. On pourrait égrener la litanie des usines fermées et des marques défuntes : les bicyclettes rouges de la Perle (la marque d’Anquetil), les violines de Mercier (celle de Poulidor), les bleus et rouges de Sauvage-Lejeune ont déserté nos routes. Armes et cycles ont disparu avec Manufrance, notre pays offrant le même enterrement social aux fusils et aux vélos. Restent donc quelques monteurs solitaires pour cyclistes passionnés : Alain Michel a ainsi fourni Gérard Holtz et Jacques Balutin, le vélo chic ne s’accommodant guère de la grande série.
L’acheteur veut un engin clairement identifiable qui le préserve de ce que le général de Gaulle appelait « un appareillage automatique et motorisé en vue de productions étroitement normalisées ». Il demande souvent un cadre multicolore voire fluorescent, aussi éloigné des machines communes qu’une robe de Jean-Paul Gaultier des vestiaires de l’aide sociale. La clientèle de la haute couture cycliste réclame souvent le même vélo que celui du champion vu à la télévision, le Tour de France tenant lieu des défilés de la rue Royale. Mais le sur-mesure s’adapte aussi au V.T.T., au triathlon, voire au vélo urbain, la fabrication artisanale étant un gage de solidité et une garantie de service après-vente. Comme le costume indéfroissable de Smalto, le vélo sur mesure brave les intempéries en se faisant oublier.
Si l’assemblage du cadre évoque l’industrie du vêtement, le montage des accessoires rappelle plutôt celle de l’automobile. L’équipementier est roi : dérailleurs, freins, jeux de pédalier et de direction font l’essentiel du prix. Le haut de gamme est un duopole de l’italien Campagnolo et du japonais Shimano, le premier visant une esthétique parfaite et le second la qualité zéro défaut. L’industrie française garde une petite place grâce, notamment aux accessoires Mavic dont les roues lenticulaires et paraculaires donnent aux vélos de contre la montre des allures de soucoupe roulante. L’électronique fait son apparition avec le compteur de vitesse multifonctions et les nouveaux matériaux sont présents grâce au titane ultra-léger et au carbone aussi rigide pour la route que pour les muscles.
Un retour à la tradition est pourtant perceptible dans les bandages, le boyau disparaissant au profit du pneumatique plus simple à réparer. Michelin et Hutchinson font ainsi leur rentrée dans le peloton en un moment où la qualité des gommes et de l’asphalte raréfie les victimes du silex. Le vélo de série bénéficie de cet avantage autant que son homologue sur mesure. La même démocratisation s’observe sur les leviers de vitesse intégrés dans les freins (permettant de changer de pignons sans lâcher le guidon) : ils sont montés sur la plupart des machines comme les roues libres à huit voire neuf dentures qui, avec un triple plateau, donnent jusqu’à vingt-sept développements différents. Comme les innovations de la Formule I ont bénéficié aux berlines ordinaires, les accessoires du cycle haut de gamme se retrouvent désormais sur les modèles des hypermarchés. Pour marquer sa différence, la haute couture vise donc à personnaliser sa production : chaque femme est unique disent les stylistes de l’Avenue Montaigne, tout pédaleur est un individualiste répondent les artisans du vélo.
L’atelier d’Alain Michel est situé 57 rue André-Tessier 94120 Fontenay-sous-Bois
14En 1888, le Dr Tissié précise dans L’Hygiène du Vélocipédiste que la bicyclette « expose la femme à des dangers d’ordre intime de la plus haute gravité et, détail horrible, elle les enlaidit ». Dès lors, les milieux conservateurs et puritains s’acharnèrent à écarter les femmes de la machine symbole de force et de virilité, tentant de prévenir ce qu’ils nommaient très sérieusement « dérives masturbatoires » et perversités d’un nouveau genre. Plus encore, la bicyclette était accusée de provoquer le laisser-aller et le manque de savoir-vivre de celles qui vélocent. Il manquait un équivalent à la référence équestre « jurer comme un charretier » ; ce serait : « parler comme un coursier » ! Le bien-penser n’allait pas tarder à s’inquiéter de ce qu’on exposât la délicatesse toute culturelle du langage féminin à être improprement souillée.
15L’heure semblait grave et la monture mécanique se trouvait être indocile. On tenta donc de s’adapter : pour permettre aux femmes de monter à bicyclette en jupe longue, on modifia la morphologie de l’engin, imaginant pour les belles le plus gracieux des modèles : le « col de cygne ». Tant que le vélo restait un privilège, un produit de luxe soumis comme les autres à l’impôt, la morale pouvait être sauve. Les membres des Clubs huppés de vélocipédistes étaient ainsi invités à observer de rigoureuses pratiques vestimentaires, pour les femmes, jupe longue, gilet, foulard, bottines et gants étaient de rigueur.
16Ce fut le vaste mouvement de démocratisation de la bicyclette qui mit réellement en avant son rôle de déstabilisateur social et l’étrangeté de son rapport au féminin. Pour celles qui tentaient d’enfreindre les lois du bon goût et de la bonne tenue, c’était la menace d’infamie qui guettait. On comprend dès lors que, lorsque se dispute en 1868 à Bordeaux une « course de dames », elles ne sont que quatre à concourir, et sous pseudonymes, tout comme Miss Turner qui avait choisi de participer sous le doux nom de Miss América au célèbre Paris-Rouen. On le savait, il fallait se méfier de l’influence américaine, rien de bon ne se profilait outre Atlantique.
17C’est à partir de 1890 que la polémique sur la tenue vestimentaire des femmes cyclistes s’est réellement déchaînée : le débat se concentrait alors sur le droit des femmes à porter le pantalon en vertu de la commodité qu’offrait ce dernier. La question était d’importance puisqu’elle introduisait dans l’univers féminin à la fois un changement de physionomie [2] et une problématique qui lui était étrangère, celle de l’utilité, qu’on voulait croire vulgaire.
18Avec la bicyclette, la femme s’était divisée, elle abandonnait l’unité qu’on lui avait assignée comme principe de dignité. Forte de cette division, elle s’accaparait le mouvement, se montrait mobile, avouait qu’il lui était maintenant possible de s’échapper. Le désordre menaçait et avec lui, la décomposition d’une cohérence sociale et morale. Le vêtement à son tour déjouait les codes qui étaient les siens et s’apprêtait à aider les femmes : de grandes culottes resserrées sous le genou, si larges qu’elles pouvaient passer pour des jupes, faisaient leur apparition dans les revues de mode féminine, ravivant la polémique suscitée un peu plus tôt par les bloomers, pantalons bouffants que l’Amérique avait vainement tenté d’imposer en France et en Angleterre. Nous sommes au tournant du siècle et le féminin est suspecté de masculinisation.
Un faux débat : la femme à vélo comme avatar du masculin…
19Il convient de s’attarder sur la question, ou plutôt sur le malentendu, de l’indétermination sexuelle qu’on accuse la bicyclette d’avoir répandu dans l’univers des femmes. La chose était tentante pour les petits chroniqueurs et hygiénistes de ce début de siècle car elle permettait de remotiver le féminin singulier en vilipendant la contrefaçon du masculin. Une cycliste qui s’habille en homme, le féminin qui soumet sa monture à son coup de pédale, ce ne pouvait être là qu’une grotesque imitation, une irrévérencieuse contrefaçon. Et de souligner le déficit ontologique qui accable la vélocipédiste : elle ne parvenait pas à s’accommoder des attributs du masculin, elle restait fort loin de son modèle, ses efforts l’avaient éloignée du féminin, elle s’acharnait tout simplement à détruire sa nature. Pas encore bête, plus du tout ange, la femme à vélo apparaissait aux âmes sensibles qui nourrissaient les colonnes de la presse comme proprement « dé-générée » et elle ne gagnait rien à cette suspecte indétermination.
20On rencontre le meilleur de ce type d’analyse sous la plume, courageuse mais pas téméraire, de L.C. [3], dans Les Précurseurs du Féminisme, la jeune fille au XXème siècle, paru en 1904. La femme cycliste y est convaincue de plusieurs fautes et la bicyclette devient un autre serpent, susceptible d’arracher l’Eve Future au jardin domestique.
21La première de ces fautes était l’altération physique que produisait sur elle la machine infernale : culottes de cyclistes « qu’elle porte mal car, pour être bien habillée ainsi, il faut un costume cher que sa bourse ordinairement ne lui permet pas », « la peau brunie par le soleil », portant « les traces visibles d’un surmenage physique exagéré », avec « sur la tête, en guise de coiffure une casquette d’homme mise de travers ». Le ton était donné : la femme ainsi vêtue ne pouvait être qu’une grossière imitation et manifestait son incapacité à être ce qu’elle tentait de paraître.
22La seconde faute était plus grave encore puisqu’elle était d’ordre moral : « Autour d’elle de parler chiffons et chapeaux, ce qui est partant, dit-on, la grande affaire des jeunes filles. Elle parle match et courses, elle ne rêve que parties de football et de canotage, elle connaît le nom de tous les coureurs, les avantages ou les inconvénients de tel système d’automobile ou de cycle, elle en discute le prix ». L’atteinte à l’ordre moral passe par la dénaturation du langage. Avant tout, c’est de son objet qu’il s’agit : le vêtement qui était jusqu’alors un sage sujet de conversation devient objet d’usage, soumis à l’ordre pratique de la commodité. A peine sortis d’un siècle qui pourfendait l’utile en le confondant avec le vulgaire [4], les esprits délicats s’offensent de voir les femmes délaisser la gratuité (et d’abord celle du vêtement comme ornement), au profit de la commodité. Plus encore, la bicyclette avait introduit la notion d’usage et, ce faisant, celle de valeur d’usage, laissant bientôt la femme accéder à l’interdit : le prix et l’argent. Car c’est bien là l’accusation la plus grave : celle qui condamne l’accès de la sensibilité féminine à la rationalité de l’argent.
23La troisième faute s’inscrivait dans la même perspective : après le détournement de l’objet du propos féminin, il fallait s’intéresser à la dénaturation de la forme même de son langage, à l’atteinte portée à la distinction. L.C. poursuit donc : « Ses expressions se ressentent de l’objet inhabituel de ses préoccupations : parbleu, c’est évident, ça crève les ourlaires ; mais c’est idiot, tu te mets le doigt dans l’œil jusqu’aux omoplates ». Remercions l’auteur de nous épargner le reste « qu’il ne convient pas de rapporter ici ». La pratique cycliste semblait donc avoir sérieusement endommagé la fraîcheur du langage féminin, désormais compromis par la verdeur de ses emprunts. L’effraction n’était pas négligeable : en portant atteinte aux codes du langage féminin, en le détournant de son objet qu’on voulait croire naturel, la bicyclette prenait soudain les allures d’un nouvel instrument de pouvoir.
24Enfin, la diligence de l’auteur relève une dernière faute : « En causant, elle gesticule, et elle le fait avec la grâce d’un pompier de village qui fait l’exercice ; elle marche et scande son pas d’un mouvement de balancier qu’elle fait avec les bras, à la manière des hommes. Au passage, elle fixe d’un regard qui veut tout voir, les choses et les personnes qu’elle rencontre, les hommes, pour découvrir en eux une nouvelle allure à imiter, les femmes, pour toiser d’un regard de pitié moqueuse ces retardataires ». La cycliste était donc une insolente : elle avait oublié les yeux baissés qui hier encore convenaient à sa condition, son œil semblait parti à la conquête d’un pouvoir qu’on ne pouvait pas encore lui reconnaître, et ce pouvoir était nourri d’une ambition totalitaire. Lever les yeux pour « tout voir », c’était aspirer à une position dominante, c’était le signe ultime d’une hybris moderne, une démesure d’un nouveau genre.
25Dans les années 1900, le débat semblait tout entier construit autour d’un malentendu : les femmes voulaient « porter la culotte », on y vit l’expression d’une volonté de puissance cristallisée autour d’un objet dérisoire, la bicyclette. Seule la dérision semblait apte à désamorcer ce mouvement. Or la dérision ne fit que l’encourager.
26Les fondements mêmes de cette polémique la désignaient comme un leurre : elle continuait en effet de placer la question du féminin sous le signe de la culture alors qu’il s’agissait là de sa nature, elle s’acharnait sur les métamorphoses d’un genre alors que se dessinait l’émergence d’une problématique du nombre. Obsédés par le statut de l’ imitation et son déficit générique, les détracteurs de la bicyclette à l’usage des femmes n’avaient pas envisagé l’excédent sémiotique qu’elle manifestait. Victimes de la multiplication des signes, ces critiques de la « petite reine » avaient ainsi accepté qu’on leur brouille les pistes.
La bicyclette ou l’invention du féminin pluriel
27En 1904, on pouvait encore, comme L.C., croire la bicyclette responsable d’un fâcheux avatar de la singularité féminine. Force est cependant de constater qu’il s’était trompé, non sur le rôle profondément initiateur de l’engin à une modernité de la femme, mais sur cette modernité même.
28En 1918, une hypothèse plus convaincante arrive en littérature : en s’attachant à saisir l’étrangeté de la rencontre du narrateur des Jeunes Filles et d’Albertine, Proust met à jour tout autre chose : une re-naturation du féminin qui passe par le pluriel [5].
29Au début du passage, la rencontre d’Albertine génère le doute dans l’esprit du narrateur, lorsqu’il avise « une de ces inconnues » poussant « devant elle, sa bicyclette » et portant « une tenue spéciale ». L’attitude admet la pudeur : la jeune fille ne chevauche pas sa monture mais la dirige d’une main sûre, sans revendication de quelque pouvoir sur elle. La rencontre d’Albertine ne sera pas celle de la volonté de puissance, mais celle de la puissance même, jouissant de la fascination étrange qu’elle exerce.
30Cette puissance est d’abord celle d’une réalité, celle du corps maîtrisé, qui exécute « exactement les mouvements qu’elle voulait », rappelant la fameuse « maîtrise du comédien » sans qu’il y ait pour autant comédie. C’est aussi la puissance d’une évocation qui va nourrir la rêverie, puis le fantasme.
31La rêverie, tout d’abord, s’attache au naturel d’une apparition d’Albertine, un naturel inédit, si inédit qu’il faut puiser dans la culture pour en tenter la définition. Convoquée, la culture cette fois avoue son déficit, cette jeune fille est naturellement au delà de ces références : qu’elle évoque « un roi mage de type arabe dans quelque tableau de la Renaissance » ou « un modèle de beauté humaine […] sur un rivage de la Grèce », elle continue de les tenir à distance. Cette fois, c’est la référence qui avoue son échec, cette femme-là est inimitable et il ne peut plus être question de voir en elle une imitation. La rêverie devient vite fantasme, désir contraint par l’étrange pouvoir de fascination de l’objet nouveau qu’il vient de découvrir. Ces filles, parmi lesquelles se trouvait Albertine, étaient-elles « les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes » ? Et le narrateur de conclure : « En tous cas, dans aucune de mes suppositions ne figuraient celles qu’elles eussent pu être vertueuses ». Proust dépasse les catégories de l’indétermination sexuelle qu’avaient cru voir les chroniqueurs du début du siècle, pour identifier au contraire une surdétermination qui est celle de l’androgyne [6]. Chez le narrateur, la jeune fille provoque non plus la hantise d’une émasculation symbolique, mais le désir de dominer cette incarnation nouvelle de la puissance. Du coup, la bicyclette n’est plus cet objet destructeur qu’avait cru reconnaître L.C., mais le moteur d’une érotique moderne.
32Au delà de ce trouble, né de la nouveauté qui admet le naturel du rapport de la femme à la bicyclette, l’identification de la cause de ce trouble est plus intéressante encore puisqu’elle s’applique à déjouer le principe de singularité. Il n’est pas surprenant de voir que l’identification de cette cause passe dans les Jeunes Filles par l’examen des deux symboles que sont le vêtement et le langage.
33Le narrateur s’était trouvé surpris par la « tenue spéciale » d’Albertine, tout comme par son emploi « des termes d’argot si voyous et criés si fort ». Il sera surpris davantage encore lorsqu’il retrouvera la même jeune fille « en robe de soie », chez le peintre Elstir, et lorsqu’il l’entendra prononcer « l’adverbe parfaitement » dans lequel il reconnaît « un indice de civilisation et de culture auquel [il] n’aurai[t] pu imaginer qu’atteignait la bacchante à bicyclette ». L’essentiel ici, c’est cette conscience aiguë d’une femme multipliée, maître de ses métamorphoses, et qui « devait changer encore bien des fois ».
34En parcourant le chemin inverse de celui qu’avaient emprunté les moralistes du début du siècle, en passant par l’imaginaire pour accéder à la complexité du réel, Proust nous invite à découvrir une réalité démultipliée, celle du féminin pluriel. Le vêtement et le langage ne sont plus signes de caste et garants d’un immobilisme, ils deviennent de simples outils propres à nourrir une fantaisie, celle qui reconstruit un monde où le naturel reprend ses droits. Un monde de mouvement perpétuel et de libre recommencement. Un monde où il importe peu que le narrateur ne parvienne pas à préciser la classe à laquelle appartenaient les jeunes filles, dès lors qu’il leur invente « un milieu social pareil aux écoles de sculpture ».
35Il est vrai que le pluriel impose au corps et à l’esprit une plasticité que n’avait pas le singulier.
36Avec cette évocation d’Albertine à la bicyclette, Proust avait fait de la bicyclette un totem moderne. Son rôle n’était plus de détruire mais de créer un ordre naturel et pourtant insoupçonné, un ordre qui était la forme même de la modernité. Avec les Jeunes Filles, la bicyclette cesse d’être diabolisée. Proust la constitue en objet sacré, icône moderne qui cesse définitivement d’être sanctionnée.
Notes
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[1]
in Traité de la Vie Elégante, La Pléiade t. XII, Gallimard, Paris 1981.
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[2]
Rappelons encore les mots de Balzac, dans Théorie de la Démarche : « Tout mouvement saccadé trahit un vice ou une mauvaise éducation » (La Pléiade, t.XII, Gallimard, 1981.
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[3]
Toutes les citations qui suivent sont empruntées à L.C., cité par Guillemette Racine, in Entre Hommes, Regards sur la femme 1880-1930, Flammarion.
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[4]
On se souvient du mot de Théophile Gautier, dans la Préface de Mademoiselle de Maupin : « dans une maison, le plus utile, ce sont les latrines ».
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[5]
Toutes les références qui suivent sont extraites de A l’ombre des Jeunes Filles en Fleurs, Edition Garnier Flammarion.
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[6]
Cf la comparaison avec le tableau d’Elstir, Miss Sacripant, qui figurait « une jeune actrice d’autrefois en demi-travesti » et dont la contemplation donnait du plaisir au narrateur de La Recherche.