1Il faut supposer qu’il y a quelque chose de magique dans cet instant de la première prise de contact entre le crayon et le papier, expérience initiale ancrée dans l’enfance et qui laisse une trace émotionnelle suffisamment profonde pour motiver une vocation, aux dires de nombreux écrivains et dessinateurs. Parmi eux, certains ont eu la curiosité, ou le courage, de remettre en cause la valeur suprême accordée au geste de tracer pour rendre au papier sa part dans l’aventure créatrice.
2La tentative faite en ce sens par Francis Ponge semble néanmoins aboutir à une impasse : comment “donner la parole” au papier sur lequel on écrit, sinon en cessant d’écrire ? “La meilleure façon de le laisser parler ne serait-elle pas de le laisser blanc, vierge ; de n’en rien dire ?”…
3Le support comporte ce paradoxe, aux yeux de l’utilisateur, qu’il est à la fois indispensable à la production de tout écrit, et voué à l’oubli dès qu’il porte une inscription. Du moins sommes-nous portés à le croire, dans une civilisation où la sacralisation du texte par l’imprimerie a eu pour effet une dématérialisation croissante de l’écrit, qui trouve son aboutissement aujourd’hui dans l’usage des supports virtuels. Et pourtant, comment expliquer que nous accordions tant de valeur aux documents originaux, sinon par un curieux attachement à la matérialité de l’écrit, justement, qui associe la présence physique d’un papier particulier et l’inscription autographe d’une main singulière ?
4Partant de ce constat, on peut s’interroger sur ce qu’il adviendrait de notre relation à l’écrit – et plus particulièrement sous sa forme manuscrite — si nous portions notre attention sur le support, au lieu de tenir pour négligeable, comme on le fait dans la lecture courante, sa participation à la constitution du sens. Le questionnement de Francis Ponge remet en cause l’usage selon lequel le matériau-papier ne devient “parlant” que lorsqu’on l’utilise pour écrire. Hormis l’angoisse suscitée par la page blanche, que savons-nous au juste de l’attention portée au papier par les écrivains ? Comment percevoir, à l’instar du poète, ces messages d’autre nature que l’écrit et secrètement transmis par le support papier ? Un examen des papiers peut-il apporter quelque chose à l’interprétation des manuscrits ? A l’ère de la numérisation, se pose également le problème de la non-reproductibilité du support physique : quelle perte de sens représente toute reproduction d’un document original, dans la mesure où il s’agit d’un transfert d’une “image” de l’écriture sur un nouveau support ?
Le support papier comme mobile du geste d’écriture
5Souvent évoquée incidemment, au détour d’une phrase, en marge d’un brouillon ou d’une lettre, la relation de l’écrivain aux supports qu’il utilise n’a pourtant rien d’anodin. André Gide confiait à son Journal, le 4 juin 1949 : “Certains jours il me semble que si j’avais sous la main une bonne plume, de la bonne encre et du bon papier, j’écrirais sans peine un chef-d’œuvre”. La prédilection de l’auteur pour les carnets anglais à couverture toilée achetés chez Beauvais, rue du Bac, et les beaux vergés italiens filigranés d’un cerf altier qu’il faisait relier en cahiers ne peut que confirmer la valeur d’œuvre qu’il attachait à l’écriture quotidienne.
6Thomas Mann affirmait une vingtaine d’années plus tôt : “J’ai besoin de papier blanc, complètement lisse, d’encre fluide et d’une plume neuve, glissant facilement. Des obstacles extérieurs en provoquent d’autres, intérieurs”. Le confort matériel alliant la qualité du support et celle des instruments apparaît comme une nécessité qui incite à la jubilation créatrice.
7De façon plus profonde, chez certains écrivains, le contact avec un type de support particulier demeure associé à l’entrée en écriture, à l’origine d’une vocation. Colette rappelle dans La naissance du jour comment les “feuillets vergés, rayés de gris à barre marginale rouge” de cahiers d’écolier achetés par hasard suscitèrent en elle une émotion si intimement liée à l’enfance que l’envie d’écrire s’affirma soudainement comme une obligation : “Voilà comment je suis devenue écrivain” conclut-elle d’une boutade. Jean Genet relève également sa fascination pour la surface grumeleuse — comme celle de la neige, à Noël, dehors — d’une carte postale écrite en prison, fascination qui constitue pour lui “le déclic qui [lui] a permis d’écrire” en lui donnant “le premier goût de la liberté”.
8L’idée que le support est premier, que c’est la surface vierge qui suscite l’envie d’écrire apparaît de façon récurrente chez les poètes et chez les peintres-écrivains, plus sensibles que d’autres, sans doute, à la dimension spatiale, matérielle, de l’activité graphique. Aragon identifie dès l’enfance sa passion d’écrire au simple plaisir de “voir surgir” des signes sur la page, tandis que Michaux traduit une pulsion plus ambivalente : “Je couvre de dessins des feuilles de papier. Puis je les déchire. J’en refais. A l’aventure. Je les déchire encore. Je les déchire. Conserver est vite agaçant. Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître”. Picasso célèbre à son tour “le silence qui s’élève du papier blanc”, sans pour autant manifester plus de discrimination dans le choix de ses supports : qu’il écrive ou qu’il dessine, tout lui convient… du papier toilette (texte du 20 novembre 1935) au vélin d’Arches épais de format raisin, utilisé in-folio.
9L’interaction entre les caractéristiques du support et le processus même de création apparaît de façon explicite lorsqu’elles sont par exemple à l’origine d’associations d’idées. Aragon mentionne ainsi dans Le Roman inachevé les couvertures illustrées de cahiers d’écolier :
11Les nombreux écrivains qui ont eu recours au cahier d’écolier comme support de prédilection pour la rédaction de leurs brouillons témoignent volontiers de ce parfum d’enfance qui en masque la banalité, voire la piètre qualité.
12Tel type de papier peut également se voir attribuer des fonctions particulières, se voir en quelque sorte “consacré” à un genre d’écriture spécifique. En 1850, au moment de commencer la mise au net de ses notes d’Égypte, Flaubert relate un souvenir vieux de dix ans : “C’était, je crois, le 12 novembre de l’année 1840. J’avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage). La narration écrite était achevée, et je considérais, sans les voir, tout étalés sur ma table, quelques feuillets de papier dont je ne savais plus que faire. […] J’ai jeté sur les pages noircies un long regard d’adieu ; puis, les repoussant, j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé […] Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table. J’ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j’ai écrit dessus, avec la date du jour : « Papier réservé pour mon prochain voyage », suivi d’un large point d’interrogation.” Ainsi le trésor anticipé du second voyage aurait lentement mûri entre les feuillets rituellement mis de côté, et secrètement nourri de longues années de rêveries.
13Avec l’industrialisation de la production papetière au cours du XXème siècle, et plus encore avec la mécanisation des outils d’écriture – machine à écrire, puis ordinateur – les usages individuels du papier auraient pu connaître un standardisation radicale. On en constate les effets massifs dès que l’on s’intéresse aux pratiques d’écriture professionnelles et administratives. Mais le phénomène semble presque s’inverser lorsque l’on aborde le champ des pratiques créatives, et notamment à partir de documents comme les brouillons, plus privés encore que les lettres. Certes, nombreux sont les écrivains qui ont jeté leurs idées hâtivement sur un papier officiel portant l’en-tête d’un ministère, d’une académie ou d’un titre de presse. Mais chacun d’eux aura spontanément marqué l’usage non orthodoxe de ce support, en retournant le feuillet tête-bêche, comme Aragon lorsqu’il griffonnait les strophes du Roman inachevé tantôt au-dessus du logo renversé des Lettres françaises, tantôt en laissant vierge la face (recto) portant l’en-tête de l’Assemblée nationale pour utiliser uniquement le verso. Ils préfèrent parfois n’employer que les marges, ou tronquer le format d’origine en déchirant systématiquement les feuilles réutilisées, comme le fit Benjamin pour constituer le fichier initial du Passagenwerk.
14Enveloppes, lettres reçues, billets de spectacle, cartons d’invitations et faire-part sont les supports de fortune venus suppléer un manque d’approvisionnement ou combler le besoin urgent de noter quelque chose hors du lieu de travail habituel. L’écriture manuscrite remplit les interstices de l’imprimé, s’y superpose, en contourne les blocs ou s’inscrit en miroir au verso d’une circulaire épiscopale (Bossuet), d’un fragment de revue illustrée ou d’annuaire… voire d’une étiquette de boîte de camembert (utilisée par Marcel Duchamp) ! L’objet industriel ainsi découpé, déchiré, plié, se laisse donc volontiers détourner par la main de l’écrivain, prête à transformer toute surface de papier disponible en page vierge. Même si l’on ne peut écarter, dans certains cas, l’hypothèse d’un geste provocateur, qui vise à désacraliser l’acte d’écriture, il ne s’agit pas de négligence – plutôt d’une familiarité telle avec la texture lisse du papier qu’aucune occasion n’échappe à la pulsion d’inscription.
Les indices matériels révélateurs du parcours génétique
15En dehors des différences évidentes dues à l’évolution des outils d’écriture, l’aspect matériel des manuscrits varie historiquement selon l’état des techniques de production du papier. Fabrication manuelle ou mécanique, composition de la pâte, teinte, apprêt et lissage de la surface modifient l’aspect du produit fini. Les proportions de la forme à papier, pour l’ère artisanale, ou les normes commerciales, pour l’âge industriel, déterminent les formats courants ainsi que les qualités appropriées à “l’écriture” (par opposition à l’imprimerie, l’estampe, l’emballage, etc.). Afin d’identifier les pratiques individuelles des professionnels de l’écriture, il convient de connaître les sortes de papier disponibles à chaque époque, ainsi que les usages institués sur une longue durée et les modes passagères. Au XVIIIème siècle, le format au “cornet”, par exemple, est le plus souvent plié in-4°, voire in-8°, pour la correspondance privée, jusqu’à l’apparition de vélins de format carré réservés à cet usage vers 1800. Trois décennies plus tard, lorsque Balzac commande aux meilleurs papetiers d’Angoulême, par l’intermédiaire de son amie Zulma Carraud, quelques rames de “carré fin d’Angoumois”, c’est pour en faire un cadeau de prix.
16Parmi les caractéristiques distinctives du papier, le filigrane est sans conteste, surtout avant l’ère industrielle, celui dont on peut tirer l’information la plus précise. Marque du fabricant indiquant tantôt la qualité ou le format de la feuille, tantôt le nom du papetier ou ses initiales, celui du moulin, et parfois la région ou la date de fabrication, ce motif qui apparaît en transparence dans l’épaisseur du papier est également une source d’information purement visuelle. En effet, le moule (ou “forme”) servant à la fabrication de chaque feuille porte un fil de laiton fixé à la trame vergée dont l’empreinte vient s’inscrire dans la pâte, de telle sorte que les centaines de feuilles produites à partir d’un même moule portent un filigrane identique. Grâce au renouvellement périodique des formes, la production d’un même moulin peut être suivie littéralement “à la trace” pendant de nombreuses années. Depuis le début du XXème siècle, des milliers de filigranes figurant sur des documents datés ont été répertoriés par des érudits, tels C. M. Briquet, W. A Churchill et G. Piccard, dans de volumineux répertoires iconographiques, qui sont loin de contenir toute la production.
17Même lorsque l’identification d’un filigrane s’avère laborieuse, les recherches iconographiques peuvent entraîner des recoupements inattendus. A la recherche du nom du fabricant d’un filigrane au pot de fleurs qui apparaissait tronqué dans un contrat in-4° pour l’édition originale des Liaisons dangereuses daté de 1782, nous avons rencontré un pot similaire, accompagné du nom “G. Legras - 1778” dans un brouillon in-folio de Bernardin de Saint-Pierre, non daté mais postérieur à 1778 d’après son filigrane “millésimé”. Selon les méthodes désormais éprouvées de l’examen codicologique, on recourt ensuite aux études monogra-phiques ou régionales de l’histoire du papier afin de retrouver l’origine de chaque type de papier identifié.
18Spectaculaire lorsqu’elle permet de dénoncer un faux comme celui des prétendus carnets de Hitler, l’expertise des papiers est plus discrète lorsqu’elle doit concourir à étayer des interprétations concernant l’élaboration d’une œuvre. La question de l’utilité des filigranes pour la datation d’un écrit moderne doit être considérée avec précaution. En effet, l’existence depuis le XVIIIème siècle d’un marché important de la papèterie, la mobilité et l’inconstance de l’écrivain en tant qu’individu consommateur de papier rendent les conclusions souvent hypothétiques. Même lorsque l’on parvient à connaître la date de fabrication d’une feuille, la référence aux délais moyens d’utilisation établis ne permet pas de déterminer autre chose qu’une fourchette approximative, tant les invraisemblances abondent dans la relation tantôt fétichiste, tantôt délibérément négligente qu’un écrivain établit avec ses supports de travail. L’inscription autographe qui apparaît en guise de colophon au verso du f° 481 du manuscrit des Travailleurs de la mer est à ce titre riche d’enseignement : “29 avril 1865 j’écris la dernière page de ce livre sur la dernière feuille du lot de papier Charles 1846. Ce papier aura commencé et fini avec ce livre”. Non seulement Victor Hugo désigne le filigrane de façon erronée, puisqu’il lit “Charles” là où il faut reconnaître le nom du fabricant anglais C. Harris, mais il illustre l’exception qui confirme la règle. L’écart d’une vingtaine d’années entre la date de fabrication filigranée et la date d’utilisation trahit un stockage du papier, soit par le vendeur, soit, plus vraisemblablement, par l’utilisateur.
19C’est surtout par recoupements à l’intérieur d’un corpus d’auteur comportant un nombre important de manuscrits datés que l’examen des papiers peut servir à la datation. Ainsi une campagne d’inventaire des papiers filigranés a été menée sur les lettres et les manuscrits de Denis Diderot conservés à la Bibliothèque nationale de France, suivie d’une étude similaire en Russie, dans le but de contribuer à l’identification des copistes employés par l’écrivain à la fin de sa vie, et de situer des fragments autographes inédits. L’abondance de la correspondance presque quotidienne du philosophe a fourni une excellente grille de référence pour la répartition chronologique des types de papier, tandis que la régularité constatée dans la consommation du papier par les copistes donnait un indice de corrélation supplémentaire pour attribuer et dater les copies.
20L’expérience montre combien ces recherches peuvent s’avérer fructueuses pour l’étude critique et génétique des œuvres – bien que le fait ne soit pas encore établi au même titre qu’il l’est désormais chez les médiévistes. Sensibilisés depuis longtemps à la problématique de l’authentification et de l’attribution, les historiens de l’art ont les premiers reconnu l’intérêt de l’examen comparatif des supports : les catalogues d’œuvres graphiques comportent en annexe des reproductions de filigranes. Un spécialiste des manuscrits musicaux comme A. Tyson a entrepris des recherches codicologiques très poussées pour résoudre notamment certaines énigmes que posaient les recueils autographes de Beethoven. Chez les littéraires, plusieurs éditions critiques établies d’après les sources manuscrites ont attiré l’attention sur l’examen des papiers.
21Il reste pourtant bien des mystères à élucider, notamment lorsque l’on s’attache, au-delà de la datation, à reconstituer le classement et les étapes de rédaction de brouillons épars ou mal classés. Parmi les papiers employés par Stendhal, le filigrane “F I” demeurait jusqu’à récemment énigmatique, malgré sa fréquence. C’est en abordant des volumes de fragments inédits à la Bibliothèque de Grenoble avec G. Rannaud que nous avons découvert un vélin italien marqué du nom “Feliciano Inamorati” qui pourrait bien fournir la clé de l’approvisionnement de l’écrivain pendant son séjour en Italie. Une entreprise systématique d’informatisation des données paraît, à ce stade, nécessaire. La précision des reproductions bétaradiographiques, l’efficacité des traitements d’images spécifiques mis au point récemment, et les performances quantitatives des logiciels de base de données offrent des perspectives prometteuses. Sera-t-il bientôt possible d’établir directement via Internet le lien entre le filigrane “SEVIGNE PAPER” présent dans tel cahier de La Recherche du temps perdu et le même portrait de la digne femme de lettres qui apparaît à plusieurs reprises sous l’encre bleue des notes de Marcel Duchamp, ou entre le filigrane “H & C” qui ponctue un vergé quadrillé employé par cet artiste et celui que l’on relève parmi les divers cahiers qu’utilisait Raymond Roussel lors de la rédaction des Impressions d’Afrique ?
De la reproduction comme transfert de support
22Francis Ponge se proposait d’innover en accordant à la matière même du support une capacité d’expression autonome : “Pourquoi, – après y avoir inscrit le titre : Le Papier –, ne pas tout simplement laisser une ou deux pages blanches, mettons une page, recto verso ?” Mais, en passant du geste manuscrit (ne rien inscrire sur une feuille ainsi intitulée) au projet éditorial (“Le seul livre où la parole aurait été ainsi volontairement réservée un instant au papier”), l’hommage tourne court : “Voilà de ces choses qu’il suffit d’imaginer pour vouloir et pouvoir les faire ; puis aussitôt elles paraissent si simples qu’on ne les fait pas”. Faire ainsi accéder la page vierge, muette, au statut de texte constitue en effet une expérience séduisante, et aisée à réaliser au stade du manuscrit, mais plus audacieuse, comme l’a démontré l’exploration typographique de Mallarmé, et plus rarement menée à bien au stade de la publication. Notons au passage que la réalisation de ce même geste par traitement de texte n’aurait aucun effet spatial à l’écran pendant la rédaction (superposition parfaitement neutre de deux tracés pointillés de “saut de page”), l’opération commandée étant effectuée en différé par l’imprimante. Sous la main de l’écrivain au travail sur le papier lui-même, une telle décision revêt au contraire le matériau, ainsi laissé à l’emprise du vide, d’une tension extrême.
23Marcel Duchamp, qui s’attacha, comme l’auteur de La Fabrique du Pré, au projet paradoxal de publier ses manuscrits, se montra lui aussi particulièrement sensible à leur matérialité. L’éditeur du volume de Ponge dans la belle collection des “Sentiers de la création” choisissait, afin de mettre en valeur les divers états du manuscrit, d’employer trois sortes de papiers différents par leur teinte et par leur texture, mais non pas leur format. Soucieux de souligner l’incompatibilité entre l’objet manuscrit et la reliure définitive du livre – et de remettre en cause la forme imprimée conventionnellement associée à l’acte de la publication –, Duchamp était allé plus loin en fabriquant des fac-similés de formats divers, reproduits sur des papiers différents, découpés un à un à l’identique des fragments originaux, et présentés en vrac dans une boîte (la “Boîte verte”, puis la “Boîte blanche”).
24Un document passionnant [1] pour comprendre la genèse de l’œuvre ainsi conçue a été conservé parmi les papiers de Duchamp. Il s’agit d’une liste de fragments (désignés par une référence abrégée) associant à chacun un type de papier particulier : papier quadrillé, Japon, vergé d’Arches, calque, papier bleu, etc. En comparant les originaux avec les supports choisis pour la reproduction, on remarque d’ailleurs de nombreux écarts. Il s’agissait moins sans doute de respecter pour chaque fragment une analogie stricte à l’original que de rendre à chacun sa spécificité matérielle par opposition aux autres fragments. Ce faisant, l’artiste parvenait à redistribuer les divers supports de façon à rendre l’effet de variété aléatoire de l’ensemble, qui existait dans la collection originale.
25Quoi qu’il en soit, le rôle des supports apparaît ici essentiel dans l’entreprise de manipulation provocatrice des concepts d’ “original” et de “reproduction” chers au marché de l’art autant qu’à la critique. Duchamp avait également exploré un autre mode de reproduction de ses notes manuscrites, en constituant la série de clichés photographiques rassemblés dans la “Boîte Kodak”. On peut considérer qu’il s’agit d’un transfert de support, qui modifie profondément la nature même de l’objet manuscrit : d’une série matériellement hétérogène d’objets uniques, on passe à une série matériellement homogène (sur papier photographique) d’objets multiples (tirage à plusieurs exemplaires), sans pour autant altérer la forme de l’écriture (à la différence d’une publication imprimée). Ces formes alternatives de publication laissent au graphisme manuscrit et à l’hétérogénéïté des supports la suprématie sur l’imprimé traditionnel. Mais les réflexions de Duchamp ne s’en tiennent pas là : son exploration de la physique subtile du matériau l’amène à la notion de “papier creux”, qui apparaît parmi les notes intitulées “inframince”…
26Certes, l’investigation portant sur des détails aussi infimes que le nombre d’interlignes en tête ou en pied de page d’un cahier quadrillé, ou sur la présence ou l’absence d’un monogramme au bas d’un filigrane de fabrication mécanique reproduit à des milliers d’exemplaires peut paraître futile. Toutefois, si elle est menée avec rigueur, la collecte d’indices matériels issus de l’examen du papier joue un rôle parfois déterminant dans l’étude des manuscrits et de la genèse des œuvres. Restés largement inaperçus par les écrivains eux-mêmes, ces indices sont, à la différence des opérations textuelles, peu susceptibles de faire l’objet de manipulations intentionnelles ou de mises en scènes a posteriori. Et c’est précisément parce qu’elles échappent à tout contrôle de la part de l’auteur que ces traces révèlent – si l’on se réfère à la théorie de Morelli comme à celle de Freud – les gestes de l’écrivain au travail, qu’elles permettent parfois de restituer avec une déconcertante acuité. On sait le caractère empirique de telles reconstitutions, d’abord fondées sur la logique interne de l’objet. En comparant divers corpus et en essayant d’établir une typologie des supports, le codicologue ne fait qu’aiguiser sa sensibilité à la singularité des pratiques individuelles. Aussi conviendrait-il sans doute d’ajouter la codicologie au nombre de ces disciplines attachées à l’étude qualitative que Carlo Ginzburg a rassemblées sous l’égide du “paradigme indiciaire” [2], confirmant la possibilité d’une connaissance de l’individuel. Le matériau ne recèle à nos yeux des secrets que dans la mesure où il est pris, en tant que support, dans une relation étroite et singulière avec les gestes de l’écriture : non pas en tant que pratique généralisable, mais par ce contact indicible, dans l’instant unique, qui laisse, outre les signes, une trace vive sur ce papier.
Monique Zerdoun, Pour le groupe “Recherche sur les papiers anciens” : Les papiers anciens à l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes
- les deux traditions, occidentale et orientale, sont conjointement étudiées avec une démarche méthodologique adaptée à leurs particularités : le projet s’articule en deux opérations distinctes mais coordonnées.
- dans chacun de ces deux domaines, la recherche se fonde sur le matériel livresque et sur la description exhaustive et systématique des différents types de feuilles de papier constituant les volumes : cette formule offre l’avantage d’exploiter des ensembles cohérents et abondants de feuilles issues des mêmes ateliers ou acheminées par les mêmes circuits de diffusion.
- L’aspect codicologique est pris en compte dans une étude qui cherche à élucider simultanément l’évolution de la technique papetière et les conséquences de l’adoption de ce support sur l’histoire du livre.
Les papiers non filigranés. Si les papiers d’Extrême-Orient ont été largement étudiés, en revanche, les papiers non filigranés d’autres provenances (et celles-ci vont de la Perse à l’Espagne) sont moins connus. Les papiers non filigranés relèvent d’aires géographiques et linguistiques très variées et concernent, dans cette recherche, les manuscrits arabes, persans, turcs, hébreux, éthiopiens, syriaques, coptes, grecs, arméniens et géorgiens. Une étude interdisciplinaire de ce type fait espérer des rapprochements inédits, aussi bien dans le domaine de l’histoire des techniques que dans celui des circuits de diffusion. On peut aussi en attendre d’importants résultats pour la codicologie des manuscrits orientaux. Par cet aspect, le projet présente un caractère particulièrement novateur.
Les papiers filigranés. En ce domaine, la situation est différente puisqu’il existe déjà de nombreux instruments de travail. La recherche vise à explorer systématiquement un corpus doté d’une certaine homogénéité géographique et typologique. Compte tenu de la composition des fonds, c’est l’ensemble des manuscrits datés et des incunables produits en France qui a été choisi comme terrain d’observation. Ce matériau sera utilisé pour observer en détail les phénomènes qui se sont produits au XVe siècle, mais l’analyse en amont sera développée aussi loin que l’autorise l’effectif du corpus.
Les recherches induites par ce projet ont déjà donné lieu à quelques publications. Un certain nombre de résultats seront présentés prochainement au cours du colloque “Le papier au Moyen Âge : histoire et techniques”.
Indications bibliographiques
M. Zerdoun Bat-Yehouda, avec la collab. de G. Korobelnik, Les papiers filigranés médiévaux : Essai de méthodologie descriptive, Bibliologia 7 et 8, Brepols, Turnhout, 1989.
D. Muzerelle, E. Ornato, M. Zerdoun, “Un protocole de description des papiers filigranés”, Gazette du livre médiéval 14, 1989, p. 16-24.
M.-T. Bavavéas et G. Humbert, “Une méthode de description du papier non filigrané (dit oriental)”, Gazette du livre médiéval 17, 1990, p. 24-30.
M. Zerdoun, “Question de pontuseaux”, Scriptorium XLV/2, 1991, p. 226-252.
J. Irigoin, “Les papiers non filigranés, état présent des recherches et perspectives d’avenir”, Ancient and Medieval Book Materials and Technics, Studi e testi, Cité du Vatican, 1993, p. 333-353.
M.-T. Bavavéas, Les papiers non filigranés. Bibliographie 1950-1995, CNRS éd., (sous presses).
M. Zerdoun Bat-Yehouda, Les papiers filigranés des manuscrits hébreux datés jusqu’à 1450 conservés en France et en Israël, Bibliologia 16 et 17, Brepols, Turnhout (sous presses).
Astrid-Christiane Brandt, Le papier des XIXème et XXème siècles menacé
Nos bibliothèques conservent une partie importante de livres et de documents contenant des papiers acides et fragilisés qui, à terme, sont menacés de destruction totale. La principale cause se trouve dans les changements intervenus au niveau de la fabrication du papier. Jusqu’au milieu du XIXème siècle les papiers étaient presque exclusivement fabriqués à partir de vieux chiffons, ne contenant que de la cellulose pure. L’encollage des papiers était fait à la gélatine. A partir de la seconde moitié du XIXème siècle le bois a progressivement remplacé les chiffons comme matière première. De même, l’encollage à la gélatine a été abandonné en faveur de l’encollage à la colophane en milieu acide. Les papiers ainsi fabriqués jaunissent et perdent plus ou moins rapidement leur flexibilité d’origine. L’augmentation de la fréquentation des bibliothèques depuis le XIXème siècle contribue à la dégradation des papiers soumis à d’intenses manipulations. De même, la pollution atmosphérique, qui a augmenté de manière importante depuis la révolution industrielle, accélère les processus de dégradation des papiers.
L’importance des dégâts
En 1990, la Bibliothèque Nationale a réalisé un sondage sur un échantillon de 21 185 documents représentant 0,21 % des collections des Départements des Livres imprimés et des Périodiques. Cette étude a conclu qu’environ 2,6 millions de documents publiés entre 1870 et 1960 contenaient du papier acide et fragilisé, communicable avec restriction (26,6%) ou fragile et incommunicable (35 %). Une seconde enquête réalisée pour l’Établissement public de la Bibliothèque de France en 1992, appliquant également une méthode par échantillonnage, a montré que dans les bibliothèques françaises (municipales et universitaires) le nombre d’ouvrages en danger est d’environ 11 millions. La situation est comparable dans toutes les bibliothèques de par le monde où les ouvrages ne pouvant plus être communiqués se chiffrent par millions.
Les procédés de désacidification de masse
Le recours au microfilmage permet de soustraire les documents originaux à la manipulation tout en garantissant l’accessibilité de l’information. Cependant, pour les bibliothèques à vocation patrimoniale le problème de la conservation des ouvrages originaux reste posé. C’est la raison pour laquelle depuis environ vingt ans un certain nombre de grandes bibliothèques nationales ont investi dans la recherche et le développement de procédés de désacidification de masse des ouvrages originaux. Ces procédés, qui permettent de traiter plusieurs dizaines à centaines de livres en une seule fois sans les dérelier, sont tous basés sur l’imprégnation du papier par un produit actif alcalin rémanent, apporté par un vecteur fluide qui peut être liquide ou gazeux. Les méthodes de désacidification ont pour but de neutraliser l’acidité des papiers et de déposer une réserve alcaline permettant de protéger les papiers contre une attaque acide ultérieure. Face à la grande quantité de documents contenant du papier acide, des procédés de masse se sont développés. Ces procédés visent à traiter en une seule fois une grande quantité de livres à un prix unitaire réduit (entre 40 F et 70 F par volume traité).
Trois bibliothèques nationales se sont déjà dotées d’installations de désacidification de masse : la Bibliothèque nationale du Canada, la Bibliothèque nationale de France et la Deutsche Bücherei à Leipzig. Plusieurs dizaines de milliers de documents y sont traités chaque année. D’autres bibliothèques ont recours à la sous-traitance. En effet, des sociétés privées se créent actuellement pour proposer ce service.
Le papier permanent
Prévenir vaut mieux que guérir ; c’est pourquoi les efforts doivent porter sur la fabrication d’un papier de meilleure qualité qui sera utilisé pour les documents et les ouvrages destinés à être conservés à long terme. La première norme internationale pour le papier permanent (ISO 9706) a été publiée par l’International Standard Organization (ISO) en mars 1994 et fixe « les prescriptions pour qu’un papier destiné à l’établissement de documents soit permanent », c’est-à-dire qu’il reste chimiquement et physiquement stable pendant une longue période. Pour qu’un papier puisse être déclaré conforme à la norme ISO 9706 dont l’équivalent est la norme américaine ANSI Z39.48, il doit répondre aux critères suivants : le pH de l’extrait aqueux de la pâte à papier doit être compris entre 7,5 et 10 ; l’indice Kappa de la pâte à papier qui indique la résistance à l’oxydation (liée à la présence de lignine) doit être inférieur à 5 ; la réserve alcaline doit être supérieure ou égale à 2 % d’équivalent de carbonate de calcium ; la résistance à la déchirure doit être supérieure à 350 milliNewton (mN) pour un papier dont le grammage est supérieur à 70 g/m2.
Le symbole attaché à cette norme est le signe mathématique de l’infini dans un cercle portant en dessous la mention ISO 9706.
Le papier permanent doit être exclusivement fabriqué à partir de pâte chimique en milieu neutre ou alcalin. Cependant, il n’est pas nécessaire d’utiliser des chiffons comme matière première. Le bois peut donc être utilisé à condition d’éliminer tous les constituants non cellulosiques et en particulier la lignine.
Astrid-Christiane Brandtest responsable du Laboratoire d’assistance scientifique et technique, coordonnateur de la recherche en conservation à la BnF.
Bibliographie
Bibliographie
- L. André, Machines à papier. Innovations et transformations de l’industrie papetière en France, 1798-1860. EHESS, 1996.
- M. Bockelkamp, “L’analyse bétaradiographique du papier appliquée aux manuscrits de Diderot”, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n°254, 1988.
- Ch. M. Briquet, Les filigranes, Dictionnaire historique…, éd. fac-simile, Amsterdam, Paper Publications Society, 1968.
- Cl. Bustarret, A.-M. Basset, “Les cahiers d’Impressions d’Afrique : l’apport de la codicologie à l’étude génétique”, Genesis, n°5, 1994.
- M. Collot, Francis Ponge, Entre mots et choses, Champ Vallon, 1991.
- P. Ernst, Les Pensées de Pascal, géologie et stratigraphie, Paris/Oxford, Universitas, Voltaire Foundation, 1996.
- R. Gaudriault, Filigranes et autres caractéristiques des papiers fabriqués en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Éditions du CNRS, J. Telford, 1995.
- A. Grésillon, Éléments de critique génétique, Lire les manuscrits modernes, Puf, 1994
- J. Lemaire : Introduction à la codicologie, Louvain-la-neuve, 1989.
- Les Manuscrits des écrivains, sous la direction de Louis Hay, CNRS/Hachette, 1993.