Couverture de CDM_004

Article de revue

Le luxe de la lenteur

Pages 19 à 31

Notes

  • [1]
    Cité par J. Derrida, Mal d’Archive, Galilée, 1995, p.21.
  • [2]
    J. Derrida, Mal d’archive, op. cit., 1995, p.13
  • [3]
    “Avec l’irruption du numérique, une révolution culturelle est en marche : l’informatique la préfigurait à peine, prisonnière comme elle l’était, d’un usage encore élitiste. Qui a fait une promenade à travers Internet, de service en service, en sort fasciné et terrifié : un élève qui travaille sur micro et qui doit faire un exposé sur Bonaparte ne peut s’offrir que la documentation de la New York University ou de telle université américaine. S’ils ne sont pas numérisés dans les prochaines années, notre savoir et notre culture seront condamnés à la marginalisation.” in La Société face au Multimédia, Enjeux économiques et culturels pour les Européens, Rapport Idate, 1995, p.10.
  • [4]
    Denis de Rougemont, “Information n’est pas savoir”, Diogène, n°116, 1981.
  • [5]
    J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Ed. de Minuit, 1979, p.14.
  • [6]
    Un programme orienté objet est comparable à un juke-box car il fonctionne en mettant en œuvre des capsules d’instructions déjà programmées (équivalent des disques enregistrés). La pensée orientée objet (construite à partir de dictionnaires, d’encyclopédies et aujourd’hui d’hypertextes) est à la pensée ce que l’utilisation d’un juke-box est à la pratique d’un instrument de musique.
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Dossiers.
© Roger-Viollet

1Dans Le Système périodique, Primo Levi prend son inspiration dans les éléments de la matière inerte — hydrogène, carbone, uranium, etc. — et construit à partir de cet alphabet et de ses souvenirs une réflexion sur l’existence humaine qui va bien au-delà de l’autobiographie d’un chimiste. Pour nous qui n’avons généralement pas de compétences spécialisées, les matériaux ordinaires, qu’ils soient naturels ou fabriqués par l’homme, ne constituent pas seulement notre environnement quotidien, mais un autre “système périodique”, plus familier et tout aussi riche de sens. Le bois, le marbre, le béton, le verre, la soie sont aussi des réserves de symboles, les sources premières de notre imaginaire et des métaphores qui permettent d’habiter poétiquement le monde.

2Dans cet alphabet symbolique de matériaux, le papier tient une place singulière car il est, tout à la fois et à part entière, une matière et un médium. Une matière complexe, susceptible d’infinies variations, un moyen de communication par excellence, puisqu’il a été, pendant des siècles, le support presque exclusif de l’écriture et donc, à ce titre, le support de développement des civilisations.

3Comme matériau, le papier exprime d’abord la fragilité, la faible résistance, la légèreté, l’éphémère. Ce qui peut être aisément froissé ou brûlé : tigre de papier, chiffon de papier… Ce n’est pas une matière vouée, comme le bronze, l’or ou le marbre, à la fabrication des objets du patrimoine. Cependant, de ce fait même, le papier prend une place éminente dans les sociétés asiatiques qui ne privilégient pas seulement, dans leur rapport au passé, ce qui dure mais aussi l’éphémère et le fragile, comme symbôles de l’existence humaine. Cependant aussi, mais déjà en tant que support d’écriture ou d’image, le papier est destiné à la conservation, laquelle s’avère difficile et coûteuse. Il devient pièce, archive, volume protégé de cuir et enfermé dans des bibliothèques : le document est potentiellement un petit monument.

4Comme médium, le papier symbolise notamment la vie végétale - pour le parchemin, c’était la vie animale - mise au service de la pensée humaine. Quand on évoque les arbres transformés (gaspillés) en livres, quand on affirme : « c’est vrai, sur le papier, mais… », ce qui s’exprime c’est le sacrifice du vivant, l’impossibilité, l’inutilité de réduire au logos toute la complexité de la vie. Ou encore l’illégitimité, pour la pensée, de mobiliser à son service du travail et des matériaux. A propos de Malaise dans la culture, Freud écrit : « Jamais je n’ai eu aussi fortement le sentiment… de consommer du papier et de l’encre et, par suite, de mobiliser le travail du typographe et l’encre de l’imprimeur, pour raconter des choses qui, à proprement parler, vont de soi » [1].

5Toutefois, nous explorerons principalement une autre dimension : la troisième dimension du papier, celle de son épaisseur. Car c’est elle qui, prenant en compte la spécificité du papier — à la fois matériau et médium — peut nous servir de guide dans l’histoire millénaire du papier. A l’origine, c’est la finesse du papier qui l’impose rapidement et entraîne la disparition des autres supports. Tandis qu’aujourd’hui, elle ne semble plus suffisante : le papier encombre, s’empile, devient « paperasse » et surtout d’autres matériaux — à la limite de l’immatériel — le concurrencent, d’autant plus qu’ils permettent d’autres modalités d’écriture et de lecture. Mais l’avenir n’est pas écrit par la technique, du moins tant qu’elle ne transformera pas l’homme lui-même. Et le papier peut rester longtemps encore un « interface » irremplaçable entre les pratiques cognitives et sensorielles, lentes et limitées, et les performances des machines aussi rapides et puissantes soient-elles.

La troisième dimension

6A la fin de la Bibliothèque de Babel, Borgès détruit sa fiction dans une dernière pirouette en faisant observer que sa bibliothèque univers est inutile : il « suffirait » en dernier ressort d’un seul « volume » - prudent, Borgès ne se prononce pas sur son épaisseur - comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces. La question de la conservation du savoir total est ainsi réglée, encore que l’auteur veuille bien reconnaître que « le maniement de ce soyeux vade-mecum ne serait pas aisé ».

7Pour explorer « l’épaisseur » d’une telle fiction, les professeurs suivent un autre chemin, ils proposent par exemple aux écoliers l’exercice suivant : on replie sur elle-même une feuille de papier, 50 fois de suite. Sachant que la feuille a une épaisseur de 1/10e de millimètre, quelle est l’épaisseur du pliage obtenu ?

8La réponse tient en une ligne : 0,1 x 250 = 0,1 x (210)5 # 0,1 x (103)5 = 1014 mm, soit cent millions de kilomètres (les 2/3 environ de la distance de la terre au soleil).

9L’exercice, dans ce contexte scolaire, est destiné à faire percevoir concrètement la foudroyante progression d’une série géométrique, d’une fonction exponentielle. A ce titre, il n’est qu’une variante de la légende des grains de blé que demandait, comme récompense, l’inventeur du jeu d’échecs. Mais les professeurs de mathématiques oublient, sans doute parce que ce n’est pas leur rôle de mêler le concret à leurs abstractions, d’exploiter une autre dimension de la question, qui est pourtant à l’origine de tout, à savoir l’épaisseur du papier. C’est bien parce que le papier est épais qu’il devient vite encombrant… Si l’on tente de reprendre à la main l’exercice précédent on peut faire une série de découvertes.

10Les premiers pliages ne présentent aucune difficulté. Ce sont ceux qui sont utilisés dans la fabrication des livres pour donner les ouvrages in-folio, in-quarto, in-octavo, in-16e. Mais très vite le pliage devient difficile, puis impossible, parce que la surface du papier se réduit de moitié à chaque opération. Si par exemple on plie 50 fois un carré de papier de un mètre de côté (en refaisant un carré à partir de chaque rectangle), on obtient un « livre » carré formé d’environ un million de milliards de pages, chacune ayant un côté d’environ trois centièmes de micron et une surface d’un milliardième de mm2. (Notons-le dès maintenant : l’inscription électronique d’informations dans les semi-conducteurs occupe une place du même ordre de grandeur que les pages d’un tel livre).

11Par cette première expérience, on saisit que la surface et l’épaisseur du support sont inversement et, pour un mode de pliage donné, rigoureusement liés : en réduisant l’encombrement de la surface du support on augmente son épaisseur.

12Cette remarque banale jette cependant une lumière insolite sur les livres en les faisant apparaître comme une simple et unique feuille de papier pliée. Si l’on déplie un gros livre de 512 pages (soit 256 feuillets) de format 20 x 20 il se réduit, si l’on peut dire, à une simple feuille (imprimée recto-verso) de 3,20 m de côté.

13Dans cette même logique de déploiement, Primo Lévi nous montre qu’en termes de masse, l’humanité est quantité négligeable : « Notre présence sur la planète, exprimée en termes géométriques, devient risible : si l’humanité tout entière, quelque deux cent cinquante millions de tonnes, était répartie sous forme d’un revêtement d’épaisseur homogène sur toutes les terres émergées, la « taille » de l’homme ne serait pas visible à l’œil nu : l’épaisseur ainsi obtenue serait d’environ seize millièmes de millimètre. » Une très mince feuille de papier, donc.

14Toujours en exploitant cette même logique du pliage et donc de la croissance - ou de la décroissance - exponentielle, il apparaît qu’une immense feuille de papier peut se réduire très rapidement à un volume de dimensions raisonnables. C’est d’ailleurs ce fait qu’utilisent les cartographes pour présenter des cartes maniables. Par ce chemin, on retrouve une autre fiction de Borgès, celle de la Carte de l’Empire qui avait le format de l’Empire et qui peut elle aussi, comme la Bibliothèque de Babel, se mettre sous la forme d’un vade-mecum.

15(Après tout, un planisphère qui aurait le « format » de notre planète, et auquel on appliquerait le traitement des 50 pliages successifs deviendrait un atlas de 1m x 1m).

16Donc le papier n’est pas une surface mais un volume et sa troisième dimension, celle qu’on oublie, rappelle sa présence dès qu’il est plié, roulé ou empilé. C’est elle qui donne au livre son volume et d’ailleurs l’origine de ce mot peut être rattachée à l’épaisseur du papier, selon l’étymologie latine (volumen : rouleau) qui renvoie à une autre façon de transformer de la surface en épaisseur.

17Cette épaisseur du papier fait aussi son poids, son « grammage » comme disent les techniciens, qui oblige à renforcer les immeubles lorsqu’ils doivent abriter une documentation importante. C’est elle, finalement, qui fait la taille des bibliothèques. C’est d’ailleurs pourquoi la Bibliothèque de Babel est infiniment grande …

18Au total, pour un encombrement donné, la surface d’inscription utilisable est également fixée et peut se révéler insuffisante : l’épaisseur du papier, plus généralement de tout support, fait la rareté de la surface d’inscription.

19L’histoire de l’écriture se déroule donc à l’enseigne de cette rareté de l’espace, laquelle peut être provoquée par d’autres facteurs que la lutte contre l’encombrement. Ainsi, quand la conservation des signes n’est pas utile ou moins utile que celle du support, c’est ce dernier qui est conservé et les signes effacés. C’est le cas du palimpseste, manuscrit gratté pour faire place à un autre texte. Ainsi de l’usage que l’on retrouve jusqu’au XIIe siècle dans le monde arabe de tablettes à poussière (takht al-ghubar ou simplement ghubar : poussière). Le principe est évidemment général et se retrouve dans notre environnement quotidien : tableau noir, ardoise, panneau d’affichage et surtout écran ou s’inscrivent, dans une poussière d’électrons et de lumière, les signes d’aujourd’hui.

20Quand au contraire les signes doivent être conservés, se posent les problèmes de la conservation, circulation, reproduction des supports. Donc de leur épaisseur et de la rareté corrélative de leur surface. D’une manière générale, ce qui a été recherché au cours de l’histoire c’est le support le plus mince, le plus solide, le plus maniable. De ce point de vue, après la pierre, les tablettes d’argile ou de bois, les parchemins en peau, le papier apparaît comme un matériau miracle. Le papier-monnaie finira même - mais beaucoup plus tardivement puisqu’il faudra attendre le 18ème siècle - par se substituer en grande partie à la monnaie métallique.

L’âge du papier : volumen, codex et bibliothèques

21A l’époque des parchemins et des palimpsestes, le texte n’est accessible qu’à de très rares élus. Avec le papier, en se délivrant de matériaux rares et encombrants, l’écriture est menacée de prolifération et donc de dévalorisation (et aussi d’émancipation). A ce risque répondent l’invention du livre et une certain modalité d’écriture (et donc de lecture).

22Avec le livre, le papier offre l’abondance et l’accessibilité de sa surface mais organise en même temps sa transmission et sa conservation. C’est son ambivalence, cet heureux équilibre, qui font la galaxie Tsaï Loun : mince, il est promesse d’abondance et semble offrir des surfaces immenses à nos signes ; plié, il devient épais, rend sensible la rareté et trouve la force symbolique du livre. C’est pourquoi il joue un rôle central et irremplaçable dans tous nos dispositifs de savoir et de pouvoir.

23Si du savoir le livre est le premier symbole, c’est aussi parce qu’il apporte une surface d’inscription aisément accessible. En passant du volumen (manuscrit roulé autour d’un baton) au codex (plié), le livre peut accueillir des textes longs. Sous la première forme, on ne peut guère inscrire plus qu’un évangile, tandis qu’un codex peut accueillir la Bible toute entière. De plus, le codex est non seulement moins encombrant que le volumen, mais surtout il est beaucoup plus maniable. Il peut être feuilleté et de ce fait, grâce à quelques compléments - pagination, table, index - il se prète à une forme de lecture qui préfigure déjà la lecture hypertextuelle de nos écrits numérisés. C’est pourquoi certains historiens avancent l’idée que l’invention du codex a eu au moins autant d’importance que celle de l’imprimerie.

24Avant ces deux inventions, toutes les potentialités du papier n’étaient donc pas utilisées. Ensuite, c’est l’âge du papier, mais la prolifération des textes reste limitée par le rapport traditionnel au savoir et au pouvoir. Dans le livre médiéval, la place du commentateur autorisé est réservée en un endroit précis de la page et son commentaire s’inscrit comme marque de révérence à l’égard du texte initial et conforte son autorité. Cet usage du médium matérialise parfaitement une culture, celle du Moyen-Âge, qui préfère masquer l’innovation et le changement sous les apparences de la redite, du commentaire et de la citation des textes autorisés. La langue savante (le latin) d’une part, le livre, enclos symbolique et conservé lui-même dans un lieu réservé, objet rare et difficile à reproduire, d’autre part, renforcent l’autorité du texte. Le livre reste ainsi dans la filiation de l’archive conservée en lieu sûr, par exemple dans « la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient » [2].

25A la fin du Moyen-Âge, sous l’effet des rendements améliorés de l’imprimerie, les livres commencent à s’engendrer les uns les autres. Montaigne note déjà qu’« il y a plus à faire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses ; plus de livres sur les livres que sur tout autre objet. » C’est le commencement de la culture moderne, qui s’oppose ainsi à celle du Moyen-Âge, puisqu’elle « fait mine de renouveler quand elle ne fait que répéter. » (U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Grasset, 1997, p. 12)

26Pendant longtemps cependant, même si le foisonnement n’a pas cessé de s’accélérer, même si le livre s’est banalisé, il conservera de ses origines une dimension monumentale comparable à celle des premiers supports de l’écriture. Il apparaît ainsi d’abord comme une sorte de pierre de papier qui porte sur sa surface et sur l’une de ses tranches les quelques mots constituant toute l’information qui sera reprise dans les biographies et les bibliographies. Un peu comme si, toutes les pages entassées dans le livre, cachées dans un coffret pour s’y protéger d’un vieillissement trop rapide, servaient de garantie à la couverture. Tandis que celle-ci, inversement, sert d’abri à l’enclos livresque et permet de croire que s’y cachent beaucoup de secrets. Cadavres de la pensée et de la mémoire sous des pierres tombales. Écrins d’écrits livrés, un temps plus ou moins long, à la foule des lecteurs et à leurs éventuels graffiti. Parfois abris de la légende (legenda : les choses à lire) ou agendas (les choses à faire). Parfois aussi livrés à la censure, à la destruction, à l’autodafé puisqu’ils sont les premières victimes de la haine de la pensée. Dans tous ces cas, le livre tire sa force symbolique, qui le distingue de la revue ou du journal, d’être un objet séparé et séparateur qui signale une œuvre, qu’elle soit opus ou opusculum.

27Finalement, l’épaisseur du papier renvoie à une épaisseur temporelle : il est supposé, et parfois cela reste vrai, que le papier et le livre sont les supports d’une pensée décantée, d’un fragment de vie ou même de toute une vie, voire d’une tradition qui traverse des générations. Les plages de papier, les pavés des livres sont ainsi les gardiens d’une liberté : celle de disposer de son temps, de permettre des abandons, des retours, des oublis et des mémorations. Aussi bien pour « ruminer », comme disait Nietzsche, avant d’écrire ou de réécrire, que pour savourer les lentes promenades solitaires du lecteur évoquées par Proust.

L’âge du silicium

28Mais cet heureux équilibre qui a fait, jusqu’à notre siècle, l’âge du papier, ne pouvait pas durer longtemps. L’accroissement du savoir est proportionnel à sa masse accumulée antérieurement, comme la glose portant sur les livres est proportionnelle à leur nombre. Bref, l’accroissement du savoir, ou du moins l’accroissement des signes que nécessite son accumulation, est, lui aussi, exponentiel.

29On a pu s’en convaincre encore par l’expérience mentale du papier plié, rien ne résiste à la croissance exponentielle : l’espace finit toujours pas manquer, les livres deviennent trop épais. Ce que le papier a permis, l’accumulation des textes et la progression des savoirs, se retourne aujourd’hui contre lui. Toutes les raisons qui avaient conduit à préférer le papier aux autres matériaux s’appliquent maintenant à des supports concurrents. Face à tout ce qui s’imprime, la pâte à papier semble devenir rare. On pense en terme d’économie d’énergie et on pratique le recyclage. Les qualités du papier, devenues trop familières, sont oubliées ; il apparaît comme fragile, difficile à conserver. Et surtout encombrant pour une société qui veut conserver toutes ses traces matérielles considérées comme légitimes (et ce qui est écrit en fait partie). A cet encombrement, il faut ajouter les difficultés de consultation pour un public élargi. Les bibliothèques personnelles sont toujours trop petites, les bibliothèques publiques, même « très grandes », ne suffisent plus. Il faut réinventer, réaliser la Bibliothèque de Babel imaginée par Borgès…

30Pour cela, on a réduit la taille des signes ce qui oblige déjà à changer de support (microfilms) mais surtout on change de mode d’inscription et d’usages avec la numérisation qui permet, aussi bien pour le livre que pour la monnaie ou les cartes diverses, de remplacer l’impression sur papier par une inscription électronique.

31Cette inscription, par les procédés actuels de micro-lithographie dans des semi-conducteurs - le silicium, le plus souvent - qui peut être permanente ou effaçable à volonté, s’effectue dans des espaces de l’ordre du micron et résoud, magiquement, tous les problèmes d’encombrement.

32Cependant, le progrès essentiel n’est pas dans cet effet de taille. L’information permet de repousser non seulement la contrainte spatiale mais aussi la contrainte temporelle. Les ordinateurs les plus puissants peuvent effectuer environ un milliard d’opérations par seconde. L’information peut être conservée dans des conditions parfaites ; on estime par exemple que la durée de vie de la matrice en nickel d’un vidéodisque est de l’ordre de dix mille ans. On pourra ainsi sauver des textes et des images dont le support papier s’effrite à tout jamais (c’est dans cette perspective que sont définis les plans de sauvegarde des bibliothèques publiques). Enfin, l’information ainsi emmagasinée et traitée peut être transmise facilement et à la vitesse de la lumière.

33Face à ces potentialités de stockage, de conservation et de diffusion sans contraintes, le papier apparaît décidément bien menacé. D’autant plus que toutes ces potentialités, aussi prometteuses soient-elles, ne constituent pas encore l’essentiel de l’inscription électronique. Avec elle, l’indexation généralisée des documents devient possible : en indexant des mots ou des fragments d’images, on peut ainsi inscrire un autre document associé au premier, plus commode qu’un index papier car il est muni de liens logiques entre les éléments qui le constituent. Cet ensemble du document et de son index, muni de liens automatisés, forme un hypertexte qui permet une économie considérable de temps et d’efforts puisqu’elle rend possible un renversement complet de la circulation de l’information. Jusqu’à présent, nous nous sommes résignés à rechercher l’information pertinente dans une prolifération de papiers ; avec les dispositifs de programmation informatique, c’est le message qui cherche et trouve automatiquement ses destinataires potentiels, à partir des mots ou des images qu’ils ont choisis (ce qui suppose d’ailleurs que ces destinataires sachent, au moins à peu près, ce qu’ils cherchent…)

34Un pas de plus… si ces hypertextes sont accessibles par Internet, ils constituent le Web, un hypermédia mondial qui a fait le vrai succès de masse d’Internet. Sur ce réseau, les agents intelligents (ou moteurs de recherche) nous « apprennent » à acquérir ce que nous cherchons et même à mieux préciser ce que nous devons chercher.

35On peut ainsi imaginer une production de livres automatisée ou semi-automatisée à partir d’informations stockées : l’auteur choisit le thème et le plan ; l’ordinateur cherche le corpus sur le Web, extrait les fragments pertinents, les assemble selon le plan : l’auteur n’a plus besoin de tout lire (ce qui arrive déjà parfois aujourd’hui) mais de lier le tout et peut se contenter d’écrire l’introduction et de choisir un bon titre. De telles procédures sont déjà couramment utilisées pour constituer des dossiers que leur « assembleur » se contente de feuilleter… ou de télétransmettre.

36Les entreprises prennent évidemment en compte ces nouveaux modes d’information et de communication. Il ne s’agit plus seulement d’améliorer la productivité en visant, comme naguère, le « zéro panne, zéro délai, zéro papier » mais de changer en profondeur leur organisation et leur management pour s’adapter à Internet, Intranet, au commerce électronique et au marketing direct. Ce qui importe dans cette nouvelle économie de l’information et de l’intermédiation, ce n’est pas la suppression du papier, mais le gain de temps et de main-d’œuvre.

37Ce sont les mêmes facteurs qui poussent les administrations, sinon à abandonner le papier, du moins à le remplacer ou à le prolonger par les supports électroniques qui libèrent partiellement du formalisme et des lenteurs du document, qui permettent en outre d’assurer une gestion souple, personnalisée et adaptée aux cas particuliers : une médiologie administrative conforme à ce que Deleuze et Foucault appelaient une société de contrôle avec son panoptisme électronique total (fichiers, cartes à puces, paiements électroniques, reconnaissance automatique de la voix ou des empreintes digitales, etc.) et visant à faire de chaque citoyen un gestionnaire associé au travail administratif aussi bien à travers l’assujetissement aux normes qu’à travers les fonctions collectives d’enseignement ou de santé.

38La cause semble donc entendue : fin de l’ère Ts’aï Lun et Gütenberg du papier comme médium, aussi bien dans le domaine du savoir que de l’économie ou du pouvoir et au profit d’autres médias plus performants, écrans, puces et silicium des réseaux et des ordinateurs.

39Pourtant, cette idée reçue est simpliste car elle reste fondée sur une opposition ou une substitution entre l’électronique et le papier alors que les médias sont plus voués à la géologie de couches complémentaires qu’à l’élimination d’une couche par une autre.

L’avenir du papier, quand même

40Ce qui limite finalement l’utilisation du médium électronique, c’est sa puissance performative elle-même. En perfectionnant les dispositifs, en exacerbant leur fonctionnalité, en généralisant leur usage, on finit souvent par les rendre insignifiants. Mettre tout et tout de suite à la portée de tous équivaut à rien, l’information disparaissant dans la totalité et l’instantanéité. Ce qui menace l’hypermédia que représente le Web c’est l’obésité, la prolifération anarchique de documents qui sature même les moteurs de recherche sophistiqués. Dans ce domaine, il ne faut pas oublier la formule de Negro Ponte : « Moins, c’est mieux. »

41Lorsque toutes les entreprises seront équipées de ces nouveaux moyens d’information et de communication, certes vitaux pour elles, la concurrence entre elles se jouera à nouveau en termes de savoir-faire, de conventions tacites, d’informations informelles (qui se communiquent de bouche à oreille et ne s’écrivent pas, même sur un support électronique), de cohésion sociale du groupe humain qu’elles constituent, de créativité… Ce qui aura de la valeur pour elles c’est précisément tout ce qui n’est pas automatisable et télétransmississible (et banalisé de ce fait).

42De la même façon, la modernisation informatique des activités administratives, aussi nécessaire soit-elle, ne peut pas faire l’économie des contraintes juridiques, des temps de délibération et de discussion politiques, de la force symbolique des décisions qui sont les valeurs essentielles d’une société démocratique.

43Mais c’est dans le domaine du savoir et de la formation qu’il faut accueillir avec le plus de prudence les prévisions quant aux effets que peuvent y engendrer les nouveaux médias. Alain Minc écrivait récemment qu’un étudiant américain qui ne serait pas branché sur Internet et ne disposerait que des ouvrages de la bibliothèque de son université se trouverait fort démuni [3]… Mais tous ceux qui ont un peu d’expérience de l’enseignement universitaire savent que les étudiants qui lisent quelques livres chaque année pour leurs études sont déjà rares et que les livres disponibles en bibliothèque sont le plus souvent suffisants pour assurer une bonne formation.

44L’accès à l’information ne doit pas être confondu avec l’accès au savoir et à la connaissance : « information n’est pas savoir » [4].

45L’évidence qu’il ne faut pas oublier c’est que la lecture, l’assimilation de connaissances nouvelles par l’esprit humain demandent toujours autant de temps et d’efforts aujourd’hui que par le passé et que les interfaces techniques ne peuvent que faciliter, dans certains cas et dans une mesure limitée, cette assimilation. Ce que les techniques peuvent apporter est d’une autre nature qui avait été bien décrite par J.-F. Lyotard : c’est la mise en extériorité du savoir par rapport à ceux qui croient encore le pratiquer : « l’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit et même de la personne tombe et tombera davantage en désuétude » [5].

46Toute personne utilisant des hypertextes et des procédures d’hypernavigation peut produire aujourd’hui ce sont des bibliographies pertinentes et même des textes sur tout sujet en utilisant la méthode du couper/coller mais sans s’approprier vraiment le savoir ainsi produit, sans même, à la limite, être obligé de lire ce qui s’inscrit. Chacun est ainsi en mesure de présenter des « documents » relativement pertinents et actualisés en s’assurant superficiellement de leur intérêt et de leur cohérence. Mais cette cohérence n’est pas véritablement garantie par l’« assembleur » de ces documents et l’« intelligence ajoutée » peut être très réduite ou même nulle. En cette période de transition, on peut donc craindre que la pratique de l’hypertexte entraîne aussi celle d’une infra-lecture, d’une infra-écriture et donc finalement d’un infra-savoir, d’un savoir plus reproduit que véritablement produit, d’un savoir qui serait seulement une force de production ou bien voué à une consommation insignifiante. On peut même envisager, par analogie avec la notion informatique de programmation orientée objet, un savoir orienté objet et même une pensée orientée objet[6].

47On peut ainsi être tenté de rapprocher l’évolution de la pensée de celle de son support, dans son éloignement continu de ce qui vient du vivant (l’animal, puis le végétal, demain le silicium) : pensée-parchemin, fondée principalement sur l’oralité, la mémoire vivante, le dialogue ; pensée-papier, qui laisse la première place à l’écrit approprié et accumulé ; pensée-silicium, assistée par ordinateurs et réseaux, artificialisée et industrialisée. Mais ce schéma de substitution n’est qu’une première trame, et il faut lui associer une trame d’hybridation. Les nouvelles formes de « savoir » et de « pensée » ne sont pas à condamner ou à rejeter en bloc, elles constituent, comme toute technique, à la fois une menace et une opportunité, qui ne se substitueront pas aux formes antérieures mais s’y ajouteront (en prenant sans doute une place plus modeste que celle qu’on leur attribue aujourd’hui), en se transformant et en transformant à leur tour ces formes précédentes.

48Ces considérations dessinent en creux la place et l’avenir du papier. D’abord il est clair qu’il est un médium de secours. Pour des raisons juridiques, administratives ou symboliques, il est souvent indispensable de conserver une trace sur un papier. Par sa commodité dans nos pratiques quotidiennes, il reste également nécessaire. Les nouvelles techniques favorisent d’ailleurs ces usages de commodité : imprimantes, photocopieurs, fax (qui est un duplicateur automatique de documents). Même les cartes bancaires nous fournissent du papier : papier monnaie, reçus, relevés bancaires, etc. A cet égard, le papier est aux médias électroniques ce que le vélo est aux moyens de transport automobiles.

49Mais il restera beaucoup plus qu’un médium de secours et de commodité. Beaucoup plus aussi qu’un médium auquel nous attacherait soudain une affection qui se nourrirait du pressentiment de sa disparition. Certes, il existera, il existe déjà, un usage nostalgique du papier car sa place, en un temps très court, une ou deux générations, est irrésistiblement modifiée par le surgissement d’autres supports.

50Mais cette place modifiée restera une place structurelle. Il est en effet un interface — et il deviendra même l’interface par excellence — entre la puissance, la vitesse, la mémoire presqu’infinies des machines informatiques et la fragilité, la lenteur, les facultés d’oubli des hommes — au moins tant que ces derniers ne seront pas « dopés » eux-mêmes au silicium. Un interface entre l’oralité et le corps d’une part, les supports abstraits, immatériels, de l’information électronique d’autre part. Ce qui apparaît comme des limites (sa fragilité et son encombrement) est aussi ce qui nous rassure. Les archives de papier se décomposent ou se perdent, mais cette mémoire de papier est à l’image de la mémoire humaine, défaillante, permettant l’oubli nécessaire à la poursuite de la vie. Luxe de l’oubli, au moment où la mémoire informatique des textes et des images nous menace d’une conservation totale et indéfinie. Luxe de la lenteur enfin, au moment où s’élaborent dans les réseaux informatiques un savoir programmé et combinatoire, une pensée sans penseur qui peuvent certes, souvent, résoudre mieux et plus vite les problèmes posés mais ne peuvent pas faire surgir ce qui mérite d’être interrogé.

51Cela, c’est le privilège et le fardeau des hommes, qui exige l’extrême lenteur de l’essentiel auquel s’accorde si bien le papier : la lecture, l’écriture, la pensée.

Notes

  • [1]
    Cité par J. Derrida, Mal d’Archive, Galilée, 1995, p.21.
  • [2]
    J. Derrida, Mal d’archive, op. cit., 1995, p.13
  • [3]
    “Avec l’irruption du numérique, une révolution culturelle est en marche : l’informatique la préfigurait à peine, prisonnière comme elle l’était, d’un usage encore élitiste. Qui a fait une promenade à travers Internet, de service en service, en sort fasciné et terrifié : un élève qui travaille sur micro et qui doit faire un exposé sur Bonaparte ne peut s’offrir que la documentation de la New York University ou de telle université américaine. S’ils ne sont pas numérisés dans les prochaines années, notre savoir et notre culture seront condamnés à la marginalisation.” in La Société face au Multimédia, Enjeux économiques et culturels pour les Européens, Rapport Idate, 1995, p.10.
  • [4]
    Denis de Rougemont, “Information n’est pas savoir”, Diogène, n°116, 1981.
  • [5]
    J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Ed. de Minuit, 1979, p.14.
  • [6]
    Un programme orienté objet est comparable à un juke-box car il fonctionne en mettant en œuvre des capsules d’instructions déjà programmées (équivalent des disques enregistrés). La pensée orientée objet (construite à partir de dictionnaires, d’encyclopédies et aujourd’hui d’hypertextes) est à la pensée ce que l’utilisation d’un juke-box est à la pratique d’un instrument de musique.
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