1Parmi les nations modernes, les Etats-Unis ont eu le rare privilège de n’avoir aucun problème de langue - ou, du moins, pas de raison économique ni culturelle majeure pour élever cette question au rang de débat public. Dès l’origine, la nation s’est constituée autour d’une langue dominante unique, malgré quelques rares variations régionales, sans patois ni dialectes, au sens européen du terme (excepté, peut-être, pour les noirs américains qui parlent une nouvelle forme de créole). Vue la position privilégiée de l’Anglais comme langue internationale, personne n’a d’ailleurs éprouvé le besoin de prendre des mesures officielles pour défendre la pureté de cette langue américaine contre l’invasion de mots empruntés à d’autres langues - surtout dans la mesure où ces emprunts viennent « d’en bas », de langues indiennes ou d’immigrés, désignant plutôt des choses concrètes comme les vêtements ou la nourriture, que des abstractions culturelles.
2Bien sûr, l’Amérique a accueilli un certain nombre de communautés non anglophones - populations de natifs ; groupes absorbés pendant l’expansion coloniale, comme les Francophones de Louisiane ou les Hispaniques du Sud-Ouest ; vagues d’immigration importantes, entre 1880 et 1920, et pendant ces trente dernières années. Mais à aucun moment le nombre total de non-anglophones n’a dépassé un faible pourcentage de la population nationale. Et au cours des générations suivantes, les communautés de langue étrangère sont devenues inévitablement soit bilingues, soit - la majorité du temps - anglaises monolingues, à l’exception des communautés bilingues très concentrées géographiquement, comme les Navajo, les Francophones de Louisiane, ou les Hispaniques du Nouveau-Mexique et du Texas.
3Dans l’absence d’un véritable problème de langue, l’émergence de cette question relève plus d’une logique opportuniste : la langue n’est pas tant une problématique en soi, qu’une occasion de soulever des questions d’ordre plus général sur la constitution de l’identité nationale. Le mouvement actuel sur la Langue Officielle - ou « English-only »- en est un parfait exemple. Ce mouvement a débuté dans les années 1980, comme une sorte de néopopulisme, maniant avec subtilité les outils de mailing à sa disposition. En quelques années, il a rassemblé plus de 500 000 membres ! En 1996, 22 états adoptent cette loi du « Tout-Anglais » et, cette même année, le Parlement vote une loi sur la « langue institutionnelle », qui interdit au gouvernement fédéral de fournir des informations autrement qu’en Anglais (de telle sorte que le Ministère de l’Agriculture n’a pu publier un pamphlet en Espagnol sur l’usage des pesticides, et qu’un élu de San Francisco n’a pu employer un interprète Chinois pour traduire certaines réclamations locales). Le programme du « Tout Anglais » est alors approuvé par le sénateur Dole et la plupart des leaders Républicains. Mais si le sénat, à majorité républicaine, propose en 1997 une nouvelle formulation de cette loi - ce qui semble probable - elle sera envoyée au Président Clinton pour qu’il la signe, lui qui s’est déclaré opposé à ce mouvement, sans préciser s’il signerait ou non cet amendement. Parallèlement, le mouvement s’est montré très actif dans le secteur privé, boycottant les sociétés qui font de la publicité dans une langue autre que l’Anglais, témoignant contre les licences accordées aux télévisions et radios en langues étrangères, encourageant les sociétés à respecter, dans leur enceinte, la règle du « Tout Anglais », qui interdit aux employés d’utiliser une langue étrangère, quand bien même parleraient-ils entre eux.
4D’autre part, la politique du « Tout Anglais » n’est pas loin de ressembler à celle, québécoise, de la « francisation », par laquelle certains activistes se justifient - quoique le statut de l’Anglais, en Amérique, soit à peine comparable à celui du Français, au Canada. Malgré l’augmentation de l’immigration, ces dernières années, la proportion de ceux qui parlent une langue autre que l’Anglais reste à un niveau bas, comparé à celui qui a été atteint à la fin du XIXe siècle - puisqu’en 1990, moins de 8 % de la population américaine est née à l’étranger et moins d’1 % ne parle pas Anglais. De plus, les nouveaux immigrés apprennent l’Anglais à un taux bien plus élevé qu’auparavant : un récent sondage, parmi les Américains Mexicains de Californie, prouve que 90 à 95 % de la première génération parlent couramment Anglais, et que moins de la moitié de la deuxième génération parlent encore Espagnol. Dans la pratique, les lois se révèlent donc complètement inutiles : les immigrants sont déjà suffisamment conscients de l’importance du fait d’apprendre l’Anglais pour avoir besoin de ces mesures « d’encouragement » qui les dénient.
5Les défenseurs des minorités de langue ont, à plusieurs reprises, mentionné ces points et accusé le mouvement du « Tout-Anglais » de ne pas avoir confiance dans la volonté des immigrants à s’intégrer au schéma américain. Mais le public fait peu attention à ces objections. Quand un référendum est proposé sur le sujet du « Tout-Anglais », il reçoit généralement l’approbation d’une grande majorité : 73 % en Californie, 84 % en Floride et 89 % en Alabama. En fait, dès la constitution du mouvement, il était évident que ce dernier tiendrait une première place. Il se nourrit des réactions actuelles contre l’immigration et le multiculturalisme, sans porter les éventuelles stigmates d’une position trop excessive. Les Américains bien-pensants auraient bien quelques scrupules à refuser l’éducation et les soins médicaux à des étrangers mal informés, ou à exclure les Curriculum Vitae non « Eurocentriques », mais il est difficile d’imaginer qu’ils puissent s’opposer à une déclaration aussi simple, comme quoi l’Anglais est la langue officielle de la Nation, ce qui, pour beaucoup, ne fait que ratifier une situation de fait très ordinaire.
6Le plus étonnant est sans doute que les supporters du « Tout-Anglais » proviennent de régions géographiquement et socialement très diverses et de groupes où l’immigration n’est pas un problème en soi. Parmi les Etats qui ont ratifié les lois sur l’Anglais Officiel, seulement quatre possèdent une population d’immigrants importante ; le reste inclut des Etats comme l’Alabama, le Mississippi, l’Arkansas, le Tennessee, le Montana, le Dakota du Nord ou le Nebraska, dont aucun ne compte plus de 2 % d’immigrés. Il n’est pas moins surprenant que la plupart des parlementaires qui soutiennent les lois du « Tout-Anglais » proviennent d’Etats comme le Missouri, le Kentucky, l’Alabama, l’Idaho ou le Wisconsin, où il y a très peu d’immigrants et aucun mouvement contre les immigrants qui puisse mobiliser un électorat. Dans toutes ces régions, les voies favorables aux projets de loi sont en grande majorité celles d’une classe moyenne aisée, qui n’a aucune raison de percevoir l’immigration comme une menace économique directe. Il serait donc erroné d’interpréter l’appel à ce mouvement comme une réaction purement protectionniste - quoique ce sentiment contribue à son succès. Au contraire, il permet d’énoncer une nouvelle conception de l’identité nationale américaine, investissant la langue d’un nouveau rôle symbolique dans la vie de la nation. Mais pour bien comprendre ce mouvement, il faut sans doute le confronter à ceux qui l’ont précédé dans l’histoire.
Le spectre du « Nativisme »
7Ce n’est pas la première fois, dans la vie politique américaine, que prennent place des attaques politiques contre l’usage des langues étrangères, comme celles qui, entre 1880 et 1920, à une période où un grand nombre d’immigrants débarquent sans parler l’Anglais, ont alimenté le discours des mouvements « Nativistes ». Au début, cet aspect linguistique joua un rôle relativement restreint dans le « Nativisme », qui craignait seulement que les immigrants ne viennent ébranler l’unité raciale et religieuse de la Nation. Puis dans les premières décennies du siècle, le « Nativisme » acquis un nouveau visage politique, qui culmina dans l’hystérie anti-germanique et la « Peur des Rouges » de la période 1910-1925. Les immigrants - particulièrement ceux ne parlant pas Anglais - furent considérés comme des sources de contagion politique. Ce qui conduisit l’avocat général A. Mitchell Palmer, en 1919, à affirmer - en privé - que « les étrangers étaient responsables à 90 % de l’agitation communiste et anarchiste ».
8En réponse au spectre d’une sédition importée, fut établi le programme d’Américanisation dont l’action principale fut d’inciter les immigrants à abandonner leur langue natale au profit de l’Anglais : ce programme, non seulement permettait d’apprendre l’Anglais, mais aussi décourageait activement l’emploi et apprentissage des autres langues. Une loi en 1919, au Nebraska, stipulait que toutes les interventions publiques devaient se faire en Anglais ; l’Oregon exigea à son tour que tous les périodiques étrangers soient accompagnés d’une traduction en Anglais. Enfin, plus de trente Etats votèrent une loi pour empêcher l’enseignement des langues étrangères dans les écoles élémentaires, publiques ou privées.
9La justification donnée la plupart du temps à de telles mesures fut une sorte de doctrine reliant les pensées politiques au langage, prétendant que le fait de parler une langue étrangère empêchait de comprendre les concepts fondamentaux de la société démocratique. Une loi du Iowa dénonça « l’introduction préjudiciable d’idées non-Américaines à travers l’enseignement des langues étrangères » et la Cour Suprême du Nebraska mit en garde contre les « effets désastreux » d’éduquer un enfant dans une langue étrangère, car « cela leur inculque forcément des idées et des sentiments contraires aux meilleurs intérêts de leur pays ».
10On trouve, à la base de cette suspicion doctrinale envers les langues étrangères, une vision de l’Anglais comme « langue élue », comme le gardien consacré des idéaux politiques anglo-saxons et des institutions. Comme l’a déclaré, en 1916, un élu new-yorkais : »il vous faut apprendre notre langue, car elle véhicule la pensée d’hommes dont le cœur a brûlé pour la liberté. » Théodore Roosevelt s’inscrit dans cette perspective quand il explique : « de la même manière que nous ne devons avoir qu’un drapeau, nous ne devons avoir qu’une seule langue. Ce doit être la langue de la Déclaration d’Indépendance, de l’adresse inaugurale de Washington, du discours de Lincoln à Gettysburg ou celui de sa seconde investiture. » Une telle liste est significative pour ses omissions : où sont Longfellow, Prescott, Emerson et tous les autres fleurons de la littérature par qui les Américains du début du XIXe siècle espéraient justifier l’expérience américaine aux yeux du monde ? Non pas que Roosevelt et ses contemporains furent indifférents aux traditions littéraires, mais pour eux, les usages politiques de la langue en faisaient un instrument d’union nationale.
11Il est curieux de penser combien la doctrine de la « langue élue » trahit l’universalisme éclairé des pionniers qui auraient été déçus d’apprendre que les vérités qu’ils prenaient pour « évidentes » ne pouvaient être comprises que par des anglophones. Et pourtant, cette doctrine a une certaine logique historique, si nous considérons comment les textes fondateurs de la démocratie américaine ont été mis en scène au cours de rituels patriotiques et dans un ensemble de « traditions inventées » - selon la formule d’Eric Hobsbawm - comme la récitation du « serment d’allégeance », la déclamation du préambule à la Déclaration d’Indépendance et les discours d’Henry et Daniel Webster - qui étaient devenus des éléments incontournables du programme scolaire de cette époque. C’est même en cela que le contenu d’un texte comme « le serment d’allégeance » est immatériel (d’ailleurs, les écoliers sont complètement incapables de l’expliquer). Et il est essentiel que ce texte soit en Anglais, pour être récité à l’unisson au cours des cérémonies et être repris à l’identique dans toutes les classes de la nation.
12Le mouvement « Nativiste » n’a commencé à s’affaiblir qu’en 1930 ou 1940, principalement à cause des mesures strictes d’immigration mises en place vers 1920, réduisant progressivement la proportion d’Américains nés à l’étranger, bien les immigrants et leurs enfants fassent de gros efforts pour assimiler les valeurs américaines. Dans ce nouveau climat, la doctrine « Nativiste » pouvait se permettre d’adopter une forme plus modérée. Parler de « race Américaine » revenait à parler de « peuple américain » et les références aux idéaux et aux institutions « anglo-saxonnes » devenaient des références aux traditions de la « langue anglaise ». Ce discours, littéralement « sans racines », fait parti du folklore qui a donné corps au patriotisme de plusieurs générations d’Américains, qu’ils soient natifs ou immigrés, et qui a conféré à la langue anglaise une valeur patriotique.
Le lien
13Avec les nouvelles vagues d’immigration des années 1970/1990, la question de la langue a été remise à l’ordre du jour, mais, cette fois, dans des termes très différents et, en apparence, non politiques. Maintenant, pour le mouvement du « Tout-Anglais », l’Anglais n’est important que pour sa valeur de « lingua franca », de « lien qui unit » et ses défenseurs ont la prudence de ne pas laisser entendre que l’Anglais puisse avoir des vertus uniques qui le justifieraient dans son rôle. Un article précise : « Nous ne défendons pas particulièrement l’Anglais. Si le Hollandais (ou le Français, ou l’Espagnol, ou l’Allemand) étaient devenus notre langue nationale, nous défendrions aujourd’hui avec enthousiasme le Hollandais. »
14En fait, le mouvement du « Tout-Anglais » semble souvent vouloir décharger l’Anglais de toute responsabilité culturelle. Ses activistes, dans leur argumentaire, rendent au pluralisme l’hommage qui lui est dû. Comme le dit le sénateur Kentucky Walter Huddleston, « les Américains sont un peuple généreux, qui apprécie la diversité culturelle », et l’existence d’une langue commune leur a permis « de construire une société stable et soudée, enviée par celles qui sont divisées, sans pour autant imposer un modèle rigide d’homogénéité. » A la limite, le mouvement insinuerait même que les Américains n’ont rien besoin de partager aussi longtemps qu’ils ont des moyens pour parler ensemble.
15Une des raisons pour laquelle le mouvement passe avec tant de légèreté sur la signification idéologique de la langue, est que les immigrants d’aujourd’hui ne sont pas en général soupçonnés de nourrir des engagements politiques douteux. Ceux qui ont constitué les récentes vagues d’immigration, les Cubains, les Mexicains, les Vietnamiens, les Philippins, les Chinois, les Haïtiens, les Russes et autres… sont généralement - et à juste titre- perçus soit comme des opportunistes qui cherchent des aubaines économiques, soit comme des réfugiés politiques, opprimés par des régimes de droite comme de gauche. Dans cette période de l’après guerre-froide, personne n’est plus concerné par le fait que les immigrants puissent soutenir des mouvements extrémistes, ni fomenter des révoltes sociales. Naturellement, la grande majorité des immigrants du début du siècle ne prenait pas davantage part au débat politique que maintenant, mais la différence est qu’aujourd’hui, il n’est plus besoin de leur trouver des divergences idéologiques pour justifier la menace qu’ils représentent envers l’unité politique.
Les lieux de l’identité
16Une différence importante entre les deux époques tient certainement à la manière dont est transmis le sens de communauté nationale. En 1900, il était impensable d’imaginer des occasions où tous les Américains puissent être réunis ensemble, ni ces fréquents déplacements, d’un bout du pays à l’autre, qui leur permettent d’acquérir un sens de l’identité nationale. Il y avaient, bien sûr, des journaux et des livres, mais cette volonté de créer un sentiment de communauté devait s’appuyer sur des institutions - l’école, l’église, les partis politiques, les organisations - qui devaient s’assurer que les cérémonies, garantes de l’identité nationale, étaient bien reproduites à l’identique d’une localité à l’autre.
17Mais le vingtième siècle a fourni d’autres moyens pour transmettre cette expérience, comme le cinéma, la radio et la télévision, ne nécessitant aucune intervention institutionnelle directe. En regardant l’émission « Saturday Night Live », ou bien les actualités du soir sur NBC, les Américains savent que des millions d’autres compatriotes participent à la même expérience - riant aux mêmes gags et s’intéressant aux mêmes types d’informations - sans qu’il faille mettre en place des efforts locaux pour garantir la conformité de l’expérience. Plus encore, les films ou la télévision permettent aux Américains de se voir les uns les autres avec une telle immédiateté, qu’ils peuvent avoir l’illusion que ce sentiment de communauté se crée sans aucun acte d’imagination. Parallèlement, les techniques de « merchandising » de masse assurent aux objets de la vie Américaine une grande homogénéité d’un bout du pays à l’autre, excepté pour quelques différences et « couleurs locales », avec pour conséquence une large panoplie d’expériences nationales partagées - les Américains regardant les mêmes programmes télévisés, mangeant aux mêmes restaurants, visitant les mêmes parcs à thèmes et faisant leurs courses dans les mêmes boutiques.
18Comme l’a remarqué Raymond Williams, les nouveaux médias n’ont pas remplacé les institutions traditionnelles dans leur rôle de transmission directe de l’idéologie ; ils présupposent une idéologie plutôt qu’ils ne l’inculquent. Mais la mission de créer un sentiment de communauté nationale ayant été en grande partie reléguée aux nouveaux outils, il est compréhensible que le caractère explicitement idéologique de l’identité nationale s’atténue dans un brouhaha culturel. L’importance de moins en moins reconnue des rituels patriotiques témoigne bien de ce changement. Les Américains fêtent maintenant le même jour, et l’anniversaire de Washington et celui de Lincoln, ce « Presidents’ Day » n’étant plus prétexte ni à parades ni à commémorations publiques. Il est certain que le serment d’Allégeance et l’hymne national peuvent encore réveiller des sentiments forts, mais de tous les textes sacrés, ils sont devenus, linguistiquement, les plus vides de sens, ne signifiant plus qu’en vertu de leur association avec le symbole non-linguistique du drapeau.
19Ces nouveaux outils d’union nationale peuvent imposer un haut degré d’uniformité culturelle et idéologique, sans un endoctrinement explicite, ou plutôt, sans avoir l’air de l’imposer. C’est ce qui permet d’accepter cette rhétorique sur la « diversité qui nous est chère » et même de supposer que les Américains n’ont en commun que leur langue. Mais ce pluralisme que les défenseurs de la Langue Officielle prétendent chérir est celui, dénaturé ethniquement, des Américains de la troisième ou quatrième génération, monolinguistes et déconnectés de tout lien réel avec la langue et la culture de leurs ancêtres. Pour la grande majorité, cette « ethnicité symbolique », selon l’expression d’Herbert Gans, se loge dans la nourriture, la mode ou les festivals, ajoutant un artifice de couleurs pour masquer l’homogénéité des valeurs qui régulent la vie des Américains de classe moyenne.
20On pourrait objecter le fait que l’unité linguistique est rendue superflue par l’abondance des expériences communes de la vie nationale. Benedict Anderson prétend que les nouvelles technologies permettent de créer un sens de la communauté sans langue commune, puisque « les systèmes de diffusions multi-linguistes peuvent faire apparaître la communauté imaginaire aux yeux des illettrés et des populations de langue natale différente. (il y a une certaine similitude avec les apparitions du Moyen-Age chrétien à travers les représentations visuelles et la prose en deux langues)… Les nations peuvent maintenant être imaginées sans langue commune ».
21Cela semble se vérifier dans plusieurs états qui se sont formés récemment, pas seulement en Afrique ou en Asie, mais aussi, comme le remarque Anderson, en Suisse, le dernier état en Europe de l’ouest à avoir développé un sens moderne de la nation. Mais en Amérique, les nouveaux outils d’établissement du sens de communauté nationale n’ont servi qu’à exacerber cette inquiétude face à la non unité linguistique - et il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, les nouveaux outils s’appuient sur une participation volontaire du public, plutôt que sur une intervention explicite des institutions traditionnelles. Cela explique pourquoi le mouvement de la Langue Officielle n’est pas sensible aux problématiques de l’Américanisme ou de la citoyenneté qui ont joué une part tellement importante dans les premiers mouvements d’Américanisation. C’est comme si les écoles ne devaient plus faire de bons Américains, mais seulement donner aux gens une connaissance de l’Anglais qui leur permettrait de s’américaniser indépendamment. Les nouveaux outils d’union nationale demandent à ce que vous fonctionniez comme un anglophone, même pendant vos loisirs.
22Il paraîtrait aberrant que la grande homogénéité et ubiquité des mécanismes de masse culturels se démarque de la norme culturelle et dépasse les frontières du pluralisme officiel. Le nombre de ceux qui n’ont pas accès à ce type d’expérience - ou, plus précisément, qui ne peuvent pas être assurés d’y avoir accès - augmente de façon intolérable et incompréhensible. Si nos valeurs communes peuvent commander un tel assentiment généralisé en face de l’apparente diversité de la vie « Américano-Européenne », alors, il n’est sans doute pas raisonnable d’espérer que les membres des autres cultures s’y conforment.
23Curieusement, les circonstances de la vie moderne rendent la diversité linguistique plus manifeste qu’elle ne l’eut été il y a un siècle. En 1900, on n’aurait été alertés par le grand nombre des non anglophones que si l’on vivait près d’une de leurs concentrations communautaires, alors qu’aujourd’hui, leur présence est devenue évidente chaque fois que l’on regarde une chaîne câblée de langue espagnole - ou chinoise, que l’on passe son permis de conduire ou que l’on roule devant un panneau de signalisation en Espagnol. Actuellement, bien que seulement peu de gens ne parlent pas Anglais - à la fois en nombre absolu et relatif - ce qui est importe, symboliquement, c’est l’impression accrue d’une grande diversité linguistique, particulièrement pour ceux qui ont peu de contact avec les membres des minorités linguistiques.
24Les nouveaux outils pour établir un sens de communauté nationale ont pour effet de rendre de plus en plus l’identité américaine une affaire d’uniformité culturelle, symbolisée par l’unité linguistique, et de diminuer l’importance du contenu idéologique explicite. Ce développement, partiellement caché derrière la rhétorique du pluralisme et la « diversité culturelle », refait surface - comme souvent ce qui est réprimé - à travers les cauchemars des activistes de la Langue Officielle, hantés par le spectre du séparatisme et de la guerre civile. Selon les mots du sénateur Hayakawa : « pour la première fois dans notre histoire, notre nation doit faire face à l’éventualité d’une forme de division linguistique, identique à celle qui a déchiré le Canada dernièrement, qui a marqué l’histoire infortunée de la Belgique, séparée entre les Français et les Flamands, et qui en ce moment même divise, de façon sanglante, les populations Tamouls et Cinghalaises de Ceylan. »
25Ce qui est important, ce n’est pas que les comparaisons aux autres nations relèvent de la paranoïa - quiconque peut-il croire sérieusement que les mouvements séparatistes vont s’imposer chez les Mexicains de Los Angeles ou chez les Juifs russes de Brooklyn ? - mais que cette paranoïa soit historiquement nouvelle. Les conflits de langue étaient aussi répandus sur la scène mondiale en 1920 qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais les défenseurs de l’Américanisation ne les avaient jamais mentionnés, non parce que les analogies n’étaient pas plausibles (après tout, les « Nativistes » n’avaient aucuns scrupules à invoquer le scénario des hordes d’immigrés, fomentateurs de révolution), mais parce qu’elles n’étaient pas valides. En consolidant l’unité linguistique, il ne s’agissait pas de préserver n’importe quelle culture en commun, mais de trouver un assentiment universel envers l’idéologie particulière associée aux institutions de langue anglaise. Les Américains ne pouvaient rien apprendre de leur identité nationale en la comparant à celle d’Austro-hongrie ou à celle de nations relativement monolinguistes et non anglophones comme la France.
26Le fait que maintenant, les Américains trouvent ces hypothèses plausibles, montre combien la notion de communauté nationale a changé. Car si l’identité américaine est culturelle, plutôt que construction politique, l’expérience des autres nations devient pertinente pour analyser la situation américaine. Il est intéressant de remarquer que dans les pays montrés en exemple par les défenseurs de la Langue Officielle, le Canada et la Belgique, les divisions ethniques sont comprises en dehors de toute signification idéologique - la conclusion étant que seules les différences culturelles suffisent à fragmenter l’état.
27Il y a donc un fossé entre le mouvement actuel de la Langue Officielle et les anciennes doctrines de « l’exceptionalisme » américain. Alors que la langue était le vecteur privilégié de transmission d’une idéologie exceptionnelle, elle est devenue la simple garante d’une uniformité culturelle nécessaire à l’unité politique. Il ne s’agit pas de conclure que « l’Américanisme » risque de perdre son caractère politique, mais que les nouveaux outils assurant l’identité nationale ne permettent pas de soutenir cette illusion officielle qu’une nation peut ne reposer que sur des idéaux politiques.