1Nul n’a tracé, à ses origines, les axes de l’Internet, à grands traits sur une carte, dans le huis clos d’un bureau ministériel ou d’un conseil d’administration. Nul ne dispose, non plus, aujourd’hui, de carte complète de son architecture ou de ses contenus. Car ce réseau de réseaux ne se développe pas en suivant un plan préétabli mais se construit, au contraire, « tout seul », par l’agrégation progressive de multiples infrastructures locales autour des noyaux déjà existants. Cette croissance « en éponge », pour reprendre une fréquente métaphore biologique, fut voulue mais non planifiée.
2Attirés par la dynamique propre de la connectivité - plus les personnes connectées sont nombreuses, plus il est intéressant de se raccorder - et par des contenus informationnels de plus en plus variés, le nombre d’utilisateurs est en croissance exponentielle.
3Le système qui en résulte est d’une telle richesse que nul ne peut en décrire l’architecture de façon exhaustive. De cette complexité peuvent émerger des propriétés imprévisibles aussi bien sur le plan technique du fonctionnement propre du réseau que sur le plan des conséquences sociales, politiques, économiques ou culturelles.
4Les métaphores, empruntées à la biologie, à la navigation maritime ou aux transports routiers, ne manquent pas pour décrire cet objet en perpétuelle évolution. Celle des autoroutes de l’information ne peut être filée trop loin. Que l’on se place du point de vue de l’utilisateur amené à se déplacer de page en page sans balisage précis pour le guider dans son parcours ou du point de vue des spécialistes de l’architecture des réseaux, on est loin en effet des tracés planifiés, balisés et parfois onéreux, des autoroutes bien réelles. Contrairement à ce qu’évoque l’image de l’inforoute, l’émetteur et le récepteur ne sont pas reliés par un chemin unique et il est impossible de présumer des parcours qu’emprunteront les messages pour aller d’un point à un autre.
5Transnational plus qu’international, l’Internet ignore les frontières. Les barrières qui pourraient être sporadiquement érigées - pour des raisons de censure ou de contrôle politique par exemple - sont perçues par le réseau comme des pannes localisées que ses capacités d’auto - adaptation lui permettent de contourner. Avec le développement des satellites, les infrastructures elles - mêmes sont de moins en moins liées à un territoire. Les proximités ne sont plus géographiques mais se définissent en fonction de communautés d’intérêts économiques ou intellectuels. Il n’existe d’ailleurs aucun annuaire exhaustif de l’Internet, qu’il soit personnel, professionnel ou thématique. Seul le recours à quelques prestataires de services assurant l’indexation systématique par mots clés des pages publiées sur le réseau, peut permettre de trouver un correspondant, un auteur ou une référence documentaire. Et encore au prix de recherches parfois longues et sans garantie de pertinence du résultat.
6Du coup, dresser des cartes systématiques, qu’elles décrivent les infrastructures physiques, le cheminement des messages ou les contenus accessibles en ligne, reste, en raison même du mode de croissance et de fonctionnement de l’Internet, une gageure.
7A l’instar des cartographies géologiques, géographiques, géopolitiques, etc… du monde réel, les cartes de l’Internet révèlent pourtant de nombreux enjeux pour la visibilité, le contrôle ou l’efficacité des échanges.
8De modernes Mercator travaillent à élaborer des cartes de l’Internet et recourent, pour explorer et décrire ce nouveau monde, aux techniques les plus sophistiquées des mathématiques ou de l’intelligence artificielle.
Tous pour un, un pour tous ?
9Pour transporter les informations électroniques, l’Internet ne dispose pas, en propre, d’infrastructure spécifique mais il utilise plusieurs milliers de réseaux locaux appartenant aux secteurs privés ou publics. Ces réseaux locaux sont connectés entre eux grâce à des standards que chacun a intérêt à adopter les standards communautaires pour bénéficier de l’effet de masse de l’Internet. C’est ainsi que les différents câblo - opérateurs de télécommunication participent de l’effort commun en permettant à l’Internet d’utiliser leurs infrastructures pour relier près d’une centaine de pays. Ils peuvent ainsi proposer à leurs clients un réseau dont l’étendue ne pourrait être égalée par aucun réseau privé.
10Sur la mappemonde établie par l’université du Wisconsin1, décrivant la répartition internationale de l’Internet, les pays interconnectés sont coloriés en mauve : au fil des ans, la planète vire ainsi progressivement de couleur. Par contraste, ce coloriage met en évidence certains sous - équipements flagrants, notamment sur le continent Africain.
11Ces cartes, plus géopolitiques que techniques, restent toutefois grossières. Même aujourd’hui, personne n’est en mesure de décrire, en une seule banque de donnée, l’emplacement géographique précis et le mode de raccordement des dizaines de milliers de réseaux locaux et des millions de machines connectées à l’Internet. Certes chaque câblo - opérateur, chaque administrateur de réseau local possède une carte précise de ses propres équipements mais aucune compilation mondiale ne permet d’en visualiser l’architecture globale. Lors du dernier congrès des groupes de travail de l’Internet2, la présentation d’images en trois dimensions d’un sous - ensemble d’infrastructures spécifiques de télécommunication - les MBones - a suscité l’enthousiasme des spécialistes. Et encore ne s’agissait - il que d’images statiques représentant ces infrastructures de très gros débit sous forme de quelques arcs colorés tendus autour de la planète.
12La seule banque de données consolidée à l’échelle mondiale est celle des adresses de l’Internet. qui permettent d’identifier et de situer chaque point d’entrée. Mais ces adresses ne sont pas directement liées à la topologie - évolutive - des interconnexions ni d’ailleurs à la localisation géographique de l’utilisateur.
13L’interconnexion des infrastructures, dans leur nouveau rapport à la géographie, conduit bien évidemment à de nouvelles localisations d’activités économiques. Trois exemples permettent d’en fournir l’illustration.
14La version électronique du quotidien La Jornada, conçu et préparé à Mexico, est diffusée à partir d’un site canadien, moins cher et plus accessible du reste du monde qu’un site émettant directement depuis le Mexique. Autre exemple : les moteurs de recherche qui permettent d’interroger par mot - clé la liste des sites de l’Internet, se trouvent pour l’essentiel aux Etats - Unis3, constituant ainsi un point de passage quasi obligé pour tous les internautes à la recherche d’informations. Enfin, l’accès à des services de télé - assistance informatique implantés dans des fuseaux horaires différents permettent d’abolir les contraintes de temps et d’espace. C’est ainsi que les ingénieurs de Bangalore en Inde peuvent assurer, pendant la nuit, les opérations de maintenance de équipements informatiques de sociétés occidentales.
15Placé - jusqu’à maintenant - dans un no - man’s - land transnational, hors de portée du contrôle d’un gouvernement ou d’un câblo - opérateur, insaisissable dans sa géographie comme dans son architecture globale, l’Internet est donc en train de marquer fortement de son empreinte les territoires, leur aménagement et leur développement.
L’éponge et le protocole
16De par sa conception, l’Internet est protéiforme. Même pour les chercheurs, le fonctionnement du réseau reste, en effet, en grande partie invisible. Il ne se matérialise que par des clignotements de lampes sur leurs ordinateurs ou par de longues listes d’enregistrements de contrôle ou des graphes qu’ils ne peuvent analyser qu’a posteriori. Du coup, pour guider leur intuition, exprimer des concepts ou décrire certains comportements du réseau, les métaphores sont nombreuses : l’éponge, la forêt, le bateau dans la nuit, la tempête d’initialisation, le routage, etc…
17Mais, finalement, seules les règles de croissance et de fonctionnement dont il s’est doté permettent de se le représenter : « l’architecture est contenue dans les protocoles »4, ces règles qui régissent la circulation des informations sur les infrastructures physiques.
18L’un des plus anciens et plus fondamentaux de ces protocoles est le TCP/IP (Transmission Control Protocol/Internet Protocole). Mis au point à la fin des années 60 par Vinton Cerf, il est capable de voyager sur n’importe quel type de réseau physique, du fil téléphonique au satellite, et peut être « encapsulé » dans d’autres protocoles afin de traverser des réseaux hétérogènes. Car l’Internet doit pouvoir se diffuser sur les supports les plus variés. Une exigence qui a amené les concepteurs de l’Internet à préférer la commutation de paquets à la commutation de chemins. Celle - ci consiste à établir en début de connexion un chemin précis réservé tout au long de la communication et emprunté par toute l’information à transférer. Il n’est libéré, comme lors d’une communication téléphonique, que lorsque l’ensemble de l’information est correctement transmis et que la communication est terminée. Une fois la voie tracée dans le réseau, il n’y a plus de question d’orientation à se poser. Mais les ressources du chemin prédéfini doivent être toutes mobilisées et disponibles en même temps pendant toute la communication. « Les destins de tous les maillons du chemin sont liés », comme disent les spécialistes, et en cas de panne d’un des maillons du chemin, la communication doit être recommencée intégralement depuis l’origine.
19Dans la commutation de paquet, il n’y a au contraire, pas de route prédéfinie. L’information à envoyer est découpée par la machine émettrice, et chaque paquet est orienté, indépendamment des autres, au fur et à mesure de sa progression, en fonction des informations dont chaque machine - relais dispose sur l’état du réseau environnant. Une fois tous les paquets parvenus à leur destination, ils sont ré - assemblés pour reconstituer le message original dans son intégralité.
20Cette approche s’avère beaucoup plus tolérante aux pannes d’un maillon quelconque du réseau. Si un paquet ne parvient pas à sa destination, la machine émettrice en est informée et peut ainsi le ré - émettre, sans avoir à recommencer intégralement la communication. Si une voie est bouchée, le routeur en est informé par ses voisins et celui - ci oriente différemment les paquets en transit chez lui afin de contourner le point d’embouteillage du réseau. Cette capacité d’auto - adaptation explique pourquoi il est très difficile - voire impossible - d’ériger des frontières techniques étanches autour d’une zone de l’Internet, et, par exemple, de fermer un pays à l’Internet pour des raisons politiques.
21Par la nature même de ses protocoles, l’Internet assure un maillage complexe des territoires et la circulation des informations y évoque plus l’infiltration dans une éponge que les longues cohortes autoroutières s’accumulant le long d’un axe unique.
Des cartes à la carte
22Pour s’orienter entre les milliers de serveurs d’information disponibles sur le réseau, l’utilisateur ne dispose quant à lui que des affichages de son écran.
23Il se retrouve ainsi confronté à une prolifération de contenus informationnels sans qu’aucune cartographie globale, thésaurus ou sommaire d’ensemble ne soient mis à sa disposition. Seuls les moteurs de recherche, avec leurs systèmes d’indexation par mots - clés, lui permettent actuellement d’effectuer une recherche un tant soit peu systématique dans les quelques trois cents millions de pages disponibles en ligne. Le plus souvent, il doit se contenter d’une navigation à vue à partir de la page qu’il est en train de consulter, grâce aux mécanismes hypertextuels du World Wide Web, qui font de chaque fragment un pointeur potentiel vers une autre information.
24Dans cette gigantesque machine à zapper, une page n’est souvent utilisée par l’utilisateur que pour rebondir, grâce aux liens qu’elle contient, vers de nouvelles pages. Les liens fournis par une page expriment une communauté de centres d’intérêt et, du coup, les pages s’organisent spontanément en communautés de références croisées se renvoyant les unes aux autres.
25Ces îlots mériteraient d’être portés sur une carte à l’usage des navigateurs de l’Internet, pour autant ces communautés d’intérêt, leurs caractéristiques et leurs localisations ne sont pas, aujourd’hui, systématiquement cartographiées. Les informations les concernant circulent encore le plus souvent de bouche à oreille, par le courrier électronique ou dans quelques tentatives de classement manuel publiées sur le réseau. Des cartographies plus systématiques et automatiques n’existent aujourd’hui qu’à l’état expérimental et ne couvrent que des zones limitées de l’Internet. Mais comment repérer ces communautés d’intérêt et les situer d’un coup d’œil dans cette galaxie immense et en perpétuelle évolution ?
26Deux types de cartographies de contenu ont été envisagées. Les unes, de type documentaire, fournisent des index par thèmes ou mots - clés. Les autres, de type structurel ou médiamétrique, mettent en évidence la topologie, la taille et la fréquentation de différents sites.
27Avec les listes d’indexation qu’il interroge grâce aux « moteurs de recherche «5, l’utilisateur peut trouver les adresses traitant de son centre d’intérêt. Ces listes sont constituées par des prestataires de service qui enregistrent systématiquement tout ce qui paraît sur la Toile. Comme les pages publiées ne doivent répondre à aucun format documentaire particulier, les documentalistes de l’Internet doivent deviner automatiquement des sujets traités par ces pages. Cette analyse sémantique automatique est délicate et, pour cette raison, les réponses fournies par ces moteurs sont souvent surabondantes et peu précises.
28Voir, être vu … ou ne pas se montrer. Tous les enjeux stratégiques de la cartographie se retrouvent sur l’Internet. Pour les fournisseurs d’information, il s’agit d’attirer l’attention vers eux afin de se faire connaître. Pour les utilisateurs, il faut pouvoir se diriger dans cette masse d’informations sans s’y noyer. Chacun a besoin d’appréhender ce nouveau monde en constante évolution. Les explorateurs se sont mis à l’œuvre pour nous fournir des cartes. Les recensions artisanales9 seront - elles supplantées par les techniques les plus sophistiquées de l’intelligence artificielle et de l’imagerie tridimensionnelle ? L’évolution très rapide de l’Internet complique toutefois cette tâche et rendra peut - être illusoire les projets de cartographies exhaustives. L’on devrait alors se contenter de cartes partielles, éphémères, élaborées à la volée par des robots logiciels pour répondre à une demande précise et ponctuelle. Au risque de ne trouver que ce que l’on cherche.