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Article de revue

La route, la nuit

Pages 155 à 163

Notes

  • [1]
    Entreprise que nous avons également tentée dans Station-sservice, Centre Georges-Pompidou, 1993, Paris.
  • [2]
    Même si McLuhan n’y voit qu’une réduction du média (la lumière) à son contenu (le signe éclairé), c’est l’électricité qui a introduit à l’existence de signes lumineux autonomes, qui par leur dimension paysagère, ne peuvent se réduire à leur signifié.
    M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 1968, p. 26.
  • [3]
    G. Deleuze parle d’arithmétisation du territoire. Cf. Mille Plateaux, traité de nomadologie, Minuit, 1981.
  • [4]
    Cf. Véronique Hahn, «La localisation des entreprises industrielles», in Lieux de travail?, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 1986, et D. Parrochia, Philosophie des réseaux, PUF, 1993.
  • [5]
    80% des marchandises transitent par la route, avec les problèmes juridiques et techniques conséquents : statut de l’espace, place des véhicules professionnels et de tourisme, autorisations de circuler, trains de camions… Mot d’ordre des institutions : ne pas interrompre le flux. D’où la prévention routière : éviter les accidents pour lutter contre la discontinuité.
  • [6]
    Voie rapide reliant les villes nouvelles situées à une trentaine de km de Paris.
  • [7]
    A propos des greens plantés d’immeublesatriums à Atlanta, R. Koolhas observe que la forêt est un espace éventuel de survie, de non-visibilité, d’accidents possibles. On voudra donc la maintenir à distance de la route. Cf. aussi Y. Luginbuhl, «Lumières sur le paysage européen de l’an 2000», in Composer le paysage, Champ-Vallon, Seyssel, 1989.
  • [8]
    On observe un phénomène semblable à la SNCF où les gares de demain se préfigurent comme des parkings en rase campagne.
  • [9]
    Les recherches menées au niveau européen sur l’écologie de la route montrent que la lisseur du revêtement (usure et bruit moindres) s’oppose à son adhérence (capacité de drainage), notamment en cas d’intempéries.
  • [10]
    Les protagonistes de la beat generation et leurs épigones des années 1970 avaient bien perçu cette consistance du déplacement. «Beat » renvoie par ailleurs au rythme de la marche, comme «battre le pavé» en français.
  • [11]
    H. Bergson, Matière et mémoire, PUF, 1939, pp. 209-251.
  • [12]
    Ibid., p. 233.
  • [13]
    P. Virilio, in Traverses, n°10,, «Le simulacre», Centre Georges Pompidou.
  • [14]
    Cf. I. Calvino, «L’aventure d’un automobliste», in Aventures, Seuil, 1964.
  • [15]
    Cf. Autobahn, du groupe Kraftwerk, où l’on retrouve cette dimension rythmique. La musique répétitive des années 1970 témoigne sans doute de la conscience du paysage banal.
  • [16]
    Les 3/4 des accidents sur autoroute sont monovéhiculaires et dus à une absence du chauffeur. Quand il y a accident, le voyageur rentre dans le paysage : la relation d’objet et d’extériorité disparaît. Cf. P. Virilio, «Métempsycose du passager», in Traverses, n°7.
  • [17]
    « Il faut cette coupure pour que naissent, hors de ces choses, mais pas sans elles, les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures » M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. 1, UGE, 1980, p. 167.
  • [18]
    G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, p. 108.
  • [19]
    Auteur de Motorway, vidéo présentée au festival de La Haye en 1991, où le spectateur est à la place d’un conducteur sur une autoroute où s’introduisent des ovnis et autres déformations paysagères.
English version

1Pour le Salon d’automne de 1927, l’architecte R. Mallet-Stevens conçut la maquette grandeur nature d’une station-service qui fut sans doute l’une des premières constructions réfléchies à l’aune d’une esthétique de la route contemporaine et qui en condense nombre d’aspects. C’était un édicule adjacent à une route virtuelle, offrant à l’automobiliste d’abord son profil, telle une lame de couteau, découpé, presque sans épaisseur, essentiellement en deux dimensions.

figure im1
R. Mallet-Stevens, projet de station pour le Salon d’automne, Paris, 1927.
d.r.

2Cette façade-affiche se profilait aussi comme un poteau indicateur, de par la flèche verticale qui la surmontait, et surtout grâce à l’utilisation de la lumière – bandeau horizontal, fenêtres en bandeau, lignes verticales, flèches directionnelles – qui donnait les lignes de force de son contour.

3La nuit était le contexte idéal de la station de Mallet-Stevens, pour lui donner plus d’efficacité. C’est-à-dire une forme de non-contexte pour l’architecture, qui lui permet d’exister partout en oubliant le paysage. Mais peut-on parler vraiment d’architecture ? Peut-on habiter ces lieux ? Rien n’est moins sûr. La construction tenait du totem et de la sculpture, de l’affiche et du panneau indicateur, de l’objet industriel, et peut-être, enfin, du bâtiment.

Une esthétique du signe ?

4La route inspirerait-elle l’invention d’un nouveau type d’objet ? Ce fut, cinquante années plus tard, la thèse de Venturi, Scott Brown et Izenour dans L’Enseignement de Las Vegas. Le célèbre ouvrage réhabilitait l’architecture commerciale du bord des routes, révélait une poétique du paysage contemporain, proposait une lecture critique de la ville moderne, hors l’évaluation canonique et doctrinaire des éléments architecturaux [1].

5Les bâtiments des bords de route sont des affiches, annonçaient-ils. Et il est vrai que la station-service de Mallet-Stevens joue parfaitement ce rôle. Vu de loin, immédiatement identifié, pleinement inscrit dans le parcours, l’édifice annonce le paysage routier moderne par l’importance de la fonction signalétique qu’il incarne. Avec la route mécanisée, la lettre fait irruption dans le paysage ; son échelle sera proportionnée à la vitesse croissante des automobiles. Le voyageur doit la saisir immédiatement, et de loin, pour anticiper sur l’éventualité d’un arrêt. La nuit, elle s’illumine, du dedans ou du dehors, pour faire paysage à soi toute seule, en rase campagne, pour se composer et composer avec d’autres un écheveau, un collage gigantesque qui envahit l’ensemble du champ visuel, à l’instar d’un paysage naturel, à l’approche de la métropole. Las Vegas, certes, mais aussi la N 7 à Paray, ou la N 10 à Trappes. La lettre apparaît au début du siècle dans un paysage routier encore peu réglementé et où s’expérimentera en vraie grandeur ce qu’ailleurs les arts plastiques découvrent dans la réclame, l’affiche politique, la typographie.

6La lettre, dans la nuit de la route, introduit un paysage graphique, souligné par l’électricité. Elle fabrique un îlot de lumière dans la nuit, inquiétante, tout autour. Elle donne à la lumière une autre fonction que le simple éclairage, lui faisant endosser une dimension médiatique encore inusitée [2]. Fritz Lang l’avait parfaitement vu dans Le Testament du Dr Mabuse (1933), où le criminel fuit sur une route, dans une nuit qui se peuple de mots (gravés sur la pellicule, en perspective, accusant le mouvement même de la fuite). Mots-paysages et mots signifiants, simultanément.

7En deçà des mots, d’autres signes apparaissent sur la route. Les « logos » d’abord, dont la route sera le premier territoire de prédilection, pour les raisons d’identification que nous avons signalées. Les stations-service les portent triomphalement en haut de leurs flèches.

8Une signalétique technique, ensuite, car le paysage de la route est aussi le produit d’une logique fonctionnelle interne. Depuis les premières bornes milliaires romaines jusqu’à nos modernes panneaux électroniques, elle n’a cessé d’informer le voyageur sur le but et les conditions de son voyage. Un espace codifié s’est inventé, induisant un rythme dont la géographie s’absente. Distance, direction, passages des lieux nous sont révélés par l’abstraction de signes qui permettent à la route de rester autonome.

9A un niveau d’abstraction supérieur, surgit le nombre qui arraisonne le territoire [3] de la route, toujours pour rapporter le local à une totalité plus vaste, le lieu à son insertion exclusive dans un réseau sans fin. On est toujours au kilomètre X de l’autoroute, ou à tant de distance de différentes villes et non en tel ou tel lieu ; le nombre structure le paysage routier et autoroutier dans son autoréférence et dans l’installation d’une durée réifiée sur la trajectoire de bitume. Le nombre prive le lieu de son historicité et du rapport qu’il entretient avec la langue par la toponymie ; il fait entrer la loi du même sur tout le parcours : un rythme, musical presque, comme une métrique pour ordonner l’univers. Les Américains, dans leur conquête convaincue d’un territoire vierge et sans histoire, avaient fort bien intégré la route comme l’indice d’une progression quantitative constante de la « civilisation » en numérisant avant l’heure l’ensemble de leur territoire. Le nombre, un des modes d’être du médium route, anéantit l’histoire.

10A cela s’adjoint le marquage. Traits, bandes, flèches, glissières et signaux : la route se voit de nuit. L’idéal paysager de cette route-là, c’est la nuit, qui rétrécit le champ visuel.

11La lettre, le chiffre, le signal, le logo : un peuple d’apparitions qui tresse un paysage nocturne discret, répétitif, abstrait, accompagnant le linéaire de la route. Les lignes blanches (signalétique routière) dialoguent formellement avec les glissières de sécurité (élément technique paysager) qui supportent matériellement les indications kilométriques (signalétique d’orientation). Il y a en cela paysage par la composition d’éléments appartenant à des registres – plastique, fonctionnel, symbolique – étrangers les uns aux autres.

12Et cette composition sémiologique limitée se redouble de la réduction sémantique des pays traversés. Pour maintenir l’automobiliste en éveil, les gestionnaires d’autoroute ont installé quelques pictogrammes calmes dans le paysage proche, le long des glissières de sécurité, évoquant telle cathédrale, abbaye, telle ressource agricole ou telle espèce animale locale. Au-delà de l’incorporation du paysage alentour à la route, voilà un nouveau paysage « pictographique » confortant l’opération qui, dans une réduction de l’espace sensible, privilégie une recomposition mentale et abstraite, un paysage représenté, une figuration des pays traversés dans une configuration plus grande (la France, l’Europe…). Nous nous trouvons ainsi rapportés à l’espace cartographique, à la taxinomie des ressources ou à l’inventaire des heures glorieuses de l’histoire.

Une esthétique du stock ?

13D’autres bâtiments, et de façon dominante aujourd’hui, ont pris le relais de la période glorieuse des stations-service, que pouvait incarner celle de Mallet-Stevens. Car la route n’est plus seulement ce lieu du voyage à l’américaine, parsemé de relais, d’accueils, de commerces destinés à distraire le voyageur de son mouvement, à l’arrêter, à solliciter son appétit consumériste. Elle est devenue structurellement, peu à peu depuis la guerre, un véritable territoire industriel. La route joignait traditionnellement les centres économiques entre eux, les lieux de production aux métropoles. Elle a toujours eu une importance économique et militaire essentielle. Elle l’a d’autant plus aujourd’hui que c’est au bord de la route que s’implante l’industrie, pour que l’usine soit à la fois à proximité d’un grand centre urbain (qui accueille ses cadres, ses employés, qui offre un réseau de partenaires, de sous-traitants, de clients) et sur un nœud important du réseau de transports [4]. C’est l’implantation industrielle type du xxe siècle, qui donne à la « circulation de la marchandise » une importance primordiale. Et, lorsqu’on sait comment la politique des flux tendus (le « zéro stock » ou le « stock sur pneus », la fabrication « à la contremarque ») contamine l’ensemble des secteurs de la production industrielle, on comprend l’importance de cette localisation sur le réseau de transports. Conséquence territoriale : la route est devenue un véritable moment du processus de production, s’intercalant entre deux usines de semi-produits, entre un lieu d’assemblage et un autre de finition, etc. [5].

14Il faudrait ainsi penser la Francilienne [6], par exemple, comme une ville annulaire : à sa lisière immédiate, sur son parcours, une multitude d’industries et de services s’implantent, telle une ville linéaire ou un nouveau faubourg périurbain et hyperactif qui accueille une part importante de la production-circulation de la marchandise en Ile-de-France. Une ville nouvelle se construit, avec sa monumentalité particulière, une ville du stockage temporaire, de l’assemblage rapide et du transbordement.

15Sur le plan esthétique, la discontinuité des signes nocturnes précédemment évoquée trouve un relais dans l’architecture diurne des industries et services, à une autre échelle et sur une zone territoriale limitée – pour l’heure – à la périphérie des centres urbains. Le paysage de la route contemporaine est d’abord un paysage induit par l’activité économique qui lui est coextensive, en particulier à la rencontre de la route et de la ville.

16Contre un paysage de la juxtaposition des signes et des formes, contre une perception qui fait jouer, simultanément, pour le regard, différentes échelles de distance, cette route nous propose aujourd’hui une distance moyenne (respectez vos distances, lit-on sur l’autoroute) entre les événements de ses bords. Comme pour faciliter un mouvement continu, elle propose ainsi une discontinuité des événements architecturaux venant à se détacher sur un fond. Tels des objets posés sur la nappe préalablement tendue, de celle qui ne laisse subsister qu’une sorte de toundra au premier plan – la forêt peut bien exister, mais plus loin, comme horizon [7]. Les événements architecturaux opèrent sans lien entre eux. Puis ils passent. L’architecture passe.

17La forme moderne et dominante de l’architecture des bords de route se réduit au bloc parallélépipédique simple, uniformément coloré, sans échelle, « intervalé » par les infrastructures du transport ou de l’énergie, et les aires de déchargement. Le cube, le bloc opaque, contredit l’architecture habituelle car il ne permet pas de constituer, par des rapports de grandeur ou d’épaisseur – des menuiseries, des joints, des éléments de structure ou d’assemblage – une échelle s’ordonnant à l’activité humaine.

18La négation contextuelle sous-jacente évoque doublement la situation nocturne ; l’architecture est dans une bulle limitée, tout à fait indifférente à sa voisine ; elle se présente en outre comme le réceptacle d’une activité invisible, indifférenciée (sinon sous la forme du « hangar décoré » dont parle Venturi, installant le logo en applique sur la boîte métallique), qui fait tendre l’architecture vers le design, et le design vers la surface informative.

19Le cube est démontable, réductible, extensible, éphémère. Il peut se repeindre, ou déménager. Les édifices ou leurs façades sont en effet fréquemment transformés et remis au goût du jour, car leurs matériaux bon marché vieillissent mal, une calligraphie ou un logo se démode, une extension s’envisage… Cette éphéméréité produit à sa manière une itinérance du paysage même.

20C’est un réquisit de l’activité économique contemporaine. Comme si l’usine type jouait le double du camion, comme si ce dernier était son devenir. Comme si la mobilisation de l’activité allait croissant, ses « lieux » tendant à n’être plus que des aires de transbordement [8] (même s’il faut bien que les choses soient produites et assemblées !).

21Les deux aspects esthétiques – signalétique et stock – fondent un rythme qui promeut le sol contre la terre. Le nappage est homogène, aussi lisse que possible [9]. Il appelle au déplacement, à l’éjection immédiate, en se proposant le minimum de frottement, la moindre résistance : tout le contraire de l’enracinement. La route, c’est un sol sur lequel on glisse. Ça n’est pas du tout la terre. L’appartenance à ce territoire implique irréductiblement le mouvement, le devenir [10]. L’appartenance au territoire de la route est toujours « en avant ».

22On a souvent parlé des routes qui opéraient des coupures violentes dans le paysage, des tranchées vives, qui occasionnaient des ruptures dans l’unité des lieux, des écosystèmes ou des régions. Mais sans doute une violence plus grande vient-elle de cette irruption d’un lieu autre et inclassable eu égard à l’appartenance. Car un territoire apparaît ainsi sans qu’on puisse réellement lui assigner un propriétaire ou un groupe social. Il désignait préalablement un intérêt supérieur, toujours, à l’unité locale traversée. Mais aujourd’hui, la route va au-delà du simple changement d’échelle : elle installe un espace abstrait sur la terre.

De la perception passagère

23La modernité aurait-elle cette faculté de révéler à nos sens ce que pressentait Bergson [11] lorsqu’il affirmait une continuité logique mais imperceptible entre la perception et la matière perçue, prises dans un même mouvement réel ? Le primat du mouvement (réel) sur l’immobilité des corps – seulement perçue : « Percevoir signifie immobiliser[12] » – trouverait un support curieux dans l’expérience du voyageur moderne.

24En 1939, critiquant l’idéalisme anglais, il montrait en effet brillamment comment, dans la matière « extérieure » (à la perception), le mouvement se devait de précéder l’immobilité et qu’une représentation de l’étendue normée par le toucher avait constitué jusqu’alors un matérialisme quelque peu primaire. Il critiquait par conséquent le rabattement de l’espace immobile sur toute expérience perceptive du mouvement et incidemment l’impossibilité de saisir le trajet et sa durée hors la « trajectoire ».

25Le voyageur moderne semble être le support concret d’une expérience hors du commun, fondée par le découplage du mouvement et de l’espace immobile, instruit lui-même par la différence du paysage. Nous l’avons esquissé, le paysage routier s’autonomise et croît en abstraction. Le nombre y donnerait la mesure de toute chose. A cette rythmique venue du dehors fait écho le voyage en acte. Le bornage kilométrique qui scande régulièrement la glissière continue s’articule au nombre du compteur et de la jauge, à l’évaluation mentale du temps de voyage à venir. La consommation d’essence, carburant presque infiniment divisible, qui se consume comme le sable du sablier, marque encore d’un trait de continuité ce nouveau voyage. Le voyageur est tout à son régime et à ses variations quantitatives.

26Le pare-brise tient lieu d’écran pour une mise en scène paysagère, dit P. Virilio [13], en pratiquant l’analogie télévisuelle. Le défilement continu des images est cependant sensiblement différent de celui des images télévisuelles : à la fois plus et moins réel. Cette différence est rendue sensible par la présence du rétroviseur. Si le paysage s’engouffre dans le pare-brise pour aussitôt s’imprimer sur la surface rétinienne, il est aussitôt digéré, éjecté pour laisser place au suivant, toujours en continu : alors il s’éloigne lentement dans le rétroviseur… Cette mire moderne active et propose un mode de perception inédit du paysage puisque simultanément nous est donnée la possibilité de voir le paysage et son envers, plus exactement l’envers du précédent.

27Une temporalité complexe s’impose, marquant le découplage, ici encore, du trajet et de la trajectoire. Une curieuse activité de mémorisation permanente s’installe à même le regard, même si elle est évanescente. Le présent se rassure en permanence d’un espace qui vient de passer, grâce à cette machine à avaler le paysage – véritable goulot d’étranglement pour l’immensité qui est devant – et à le transformer en son envers [14].

28Mais il n’en va pas de même la nuit, où œuvre la discontinuité. Un rythme d’apparition, par saccades, événements qui, localisés par leur halo, se détachent. Expériences lumineuses contrastées, qui imposent de fatigantes accoutumances rétiniennes. Expériences lumineuses à rapporter sans doute davantage à celles de l’ouïe [15] par l’installation d’un rythme qui permet, éventuellement, d’introduire à un autre paysage que le paysage perçu. Le caractère discret des éléments impose, dans la durée, une nouvelle forme de perception visuelle, par sauts. Si les éclats de lumière s’apprécient en tant que tels, ils s’offrent chaque fois comme des totalités signifiantes qui aussitôt se referment, privés du continuum paysager habituel. Le rythme prévaut sur la chose regardée. Parenté avec l’hypnose.

29Qu’est-ce que ça implique, pour le voyageur, cette durée indifférente, perceptivement étale, mélancolique presque ? A mesure que le moteur consomme, que le paysage s’engloutit, le voyageur devient pour ainsi dire soûl. Le type d’accident d’autoroute en témoigne [16].

30De là l’ouverture spontanée d’un quasi-paysage mental. Le voyageur se met à rêver, non certes comme le firent les romantiques devant quelque paysage exalté, mais gagné peu à peu par une sorte d’hypnose. Dans la durée autoroutière s’installe la coexistence de deux univers, de deux paysages, paysage perçu, paysage mental [17]. Une temporalité routière, une curieuse atmosphère, un espace imaginaire vient occuper la conscience du voyageur.

31La répétition et l’abstraction du paysage induisent la possibilité d’un retour à soi que la nuit amplifie sans doute, mais dont elle n’a pas l’exclusive. Car si le paysage s’absente et n’apparaît plus que par bribes, du continu ne cesse de se recréer comme un réquisit du voyageant. Une chose le supporte, c’est sa base, son fond : le ronronnement du moteur, le halo projeté par les phares, qui ne cesse de reconduire du même. Et le défilement paysager embraye sur celui de la mémoire, initiant un temps où le passé fait irruption, la philosophie s’entreprend, le futur s’élabore : un temps ouvert, circulant, où « le passé coexiste d’abord avec soi, à une infinité de degrés de détente et de contraction divers, à une infinité de niveaux [18] ».

32Paysages intérieurs et extérieurs se mêlent, jusqu’à l’hallucination, comme le raconte George Snow : « Parfois, lorsque je me trouvais dans le Sud de l’Italie et que je n’avais pas cesser de rouler depuis la nuit précédente, l’autoroute se transformait radicalement. Les autres conducteurs devenaient vraiment des extraterrestres et les camions semblaient chargés d’horribles bombes qui menaçaient mon existence même. [19] »

33L’univers ainsi ouvert peut être « platement » occupé par une présence hégémonique du but du voyage, par la tension qu’il génère (la destination, les vacances, les gens, les affaires qui nous attendent plus loin) ou bien par une sorte d’état d’errance sur les strates du temps. Le défilement de la route et de l’autoroute contemporaines le suscite pour constituer un inassignable état : c’est l’« en route ».

34Traditionnellement, le déplacement du voyageur était tributaire de la différence perçue dans le paysage qui s’offrait à ses yeux. La différence du paysage marquait l’avancée du voyage, ses étapes, sa temporalité spécifique, son rythme. Le voyage fut une aventure du regard, même si les autres sens y étaient également impliqués. Scandée d’étapes que la présence d’agglomérations justifiait, qualifiée par autant de passages gradués entre les natures sauvage et policée, la durée du trajet pouvait s’installer dans l’espace parcouru, ses variations ou ses franches ruptures.

35Or, ce qu’il semble, c’est que le paysage routier moderne n’est pas seulement un paysage perçu mais procède aussi d’une perception singulière de la durée. Un paysage de la durée ? Il procéderait du nombre lorsqu’il suscite une opération intellectuelle de recomposition de la vitesse, du temps et de l’espace parcouru, pour consigner mentalement une position dans une représentation de type cartographique. Il viendrait à être habité de formes mixtes, juxtaposées et d’états seconds.

36Et l’étape suivante dans la gestion du trafic, celle qui imposera une régulation de plus en plus stricte des flux, celle qui nourrira le voyageur d’amples informations techniques sur le déroulement de son trajet, irait vers une déréalisation supplémentaire.

37C’est pourquoi nous pensons qu’il appartient au paysagiste – de plus en plus sollicité par les sociétés d’autoroutes – comme au politique de prendre acte de ces phénomènes et paysages nouveaux, sans chercher à rétablir une fiction de voyage d’antan. Au paysagiste de travailler à partir de la matérialité de la route, dans sa nature de nappe, de surfaces d’inscription de signes, voire de rêves, comme d’autres travaillèrent naguère la matérialité de la peinture ou le réel de l’illusion. Au politique de retrouver, enfoui bien profondément sous l’espace normatif, un peu de civilité.

Notes

  • [1]
    Entreprise que nous avons également tentée dans Station-sservice, Centre Georges-Pompidou, 1993, Paris.
  • [2]
    Même si McLuhan n’y voit qu’une réduction du média (la lumière) à son contenu (le signe éclairé), c’est l’électricité qui a introduit à l’existence de signes lumineux autonomes, qui par leur dimension paysagère, ne peuvent se réduire à leur signifié.
    M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, 1968, p. 26.
  • [3]
    G. Deleuze parle d’arithmétisation du territoire. Cf. Mille Plateaux, traité de nomadologie, Minuit, 1981.
  • [4]
    Cf. Véronique Hahn, «La localisation des entreprises industrielles», in Lieux de travail?, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 1986, et D. Parrochia, Philosophie des réseaux, PUF, 1993.
  • [5]
    80% des marchandises transitent par la route, avec les problèmes juridiques et techniques conséquents : statut de l’espace, place des véhicules professionnels et de tourisme, autorisations de circuler, trains de camions… Mot d’ordre des institutions : ne pas interrompre le flux. D’où la prévention routière : éviter les accidents pour lutter contre la discontinuité.
  • [6]
    Voie rapide reliant les villes nouvelles situées à une trentaine de km de Paris.
  • [7]
    A propos des greens plantés d’immeublesatriums à Atlanta, R. Koolhas observe que la forêt est un espace éventuel de survie, de non-visibilité, d’accidents possibles. On voudra donc la maintenir à distance de la route. Cf. aussi Y. Luginbuhl, «Lumières sur le paysage européen de l’an 2000», in Composer le paysage, Champ-Vallon, Seyssel, 1989.
  • [8]
    On observe un phénomène semblable à la SNCF où les gares de demain se préfigurent comme des parkings en rase campagne.
  • [9]
    Les recherches menées au niveau européen sur l’écologie de la route montrent que la lisseur du revêtement (usure et bruit moindres) s’oppose à son adhérence (capacité de drainage), notamment en cas d’intempéries.
  • [10]
    Les protagonistes de la beat generation et leurs épigones des années 1970 avaient bien perçu cette consistance du déplacement. «Beat » renvoie par ailleurs au rythme de la marche, comme «battre le pavé» en français.
  • [11]
    H. Bergson, Matière et mémoire, PUF, 1939, pp. 209-251.
  • [12]
    Ibid., p. 233.
  • [13]
    P. Virilio, in Traverses, n°10,, «Le simulacre», Centre Georges Pompidou.
  • [14]
    Cf. I. Calvino, «L’aventure d’un automobliste», in Aventures, Seuil, 1964.
  • [15]
    Cf. Autobahn, du groupe Kraftwerk, où l’on retrouve cette dimension rythmique. La musique répétitive des années 1970 témoigne sans doute de la conscience du paysage banal.
  • [16]
    Les 3/4 des accidents sur autoroute sont monovéhiculaires et dus à une absence du chauffeur. Quand il y a accident, le voyageur rentre dans le paysage : la relation d’objet et d’extériorité disparaît. Cf. P. Virilio, «Métempsycose du passager», in Traverses, n°7.
  • [17]
    « Il faut cette coupure pour que naissent, hors de ces choses, mais pas sans elles, les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures » M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. 1, UGE, 1980, p. 167.
  • [18]
    G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, p. 108.
  • [19]
    Auteur de Motorway, vidéo présentée au festival de La Haye en 1991, où le spectateur est à la place d’un conducteur sur une autoroute où s’introduisent des ovnis et autres déformations paysagères.
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