Notes
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[1]
Patrice Flichy, L’innovation technique, La Découverte, 1995.
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[2]
Paul Charbon, Sur les routes de France, Gyss, 1988. Depuis 1855, il n’y a plus que cinq malles-poste en service. Les messageries subsistent plus longtemps, en complémentarité avec le réseau de chemin de fer, mais en 1875 les messageries ex-impériales abandonnent le transport routier.
-
[3]
Quentin Bell, Ruskin, 1976.
-
[4]
Rééd. Actes Sud, 1988.
-
[5]
André Guillerme, Corps à corps sur la route, op. cit.
-
[6]
Pierre Arnaud, dir., Les Athlètes de la République, Privat, 1987.
-
[7]
Revue du Touring Club de Belgique, décembre 1900. Le ton qui règne montre que les membres du Touring Club ne manquent ni de compétences, ni de relations : «A notre demande, plusieurs membres du Conseil provincial, qui se mettent toujours volontiers à notre disposition, sont allés trouver l’ingénieur en chef pour lui expliquer la situation et lui dire la malheureuse inspiration de construire pareille route dans un terrain de polders…»
-
[8]
Georges Ribeill, «Du pneumatique à la logistique routière », in Culture technique, pp. 191-204.
-
[9]
Alain Jemain, Michelin, un siècle de secrets, Calmann-Levy, 1982.
-
[10]
Revue du Touring Club de France, 1905, p. 215.
-
[11]
Rivista del Touring Club Italiano, 1904, p. 318. La revue lance aussi une grande enquête auprès des maires pour savoir s’il faut recommander de rouler à droite où à gauche.
-
[12]
Revue du TCF, avril 1907, p. 208.
-
[13]
Jules Verne, Michel Strogoff. Michel Strogoff, envoyé du tsar, lance sa télègue au grand galop pour ne pas se laisser doubler et déposséder du droit de réquisitionner les chevaux au relais.
-
[14]
Revue du TCF, avril 1907, p. 166.
1Cheval obstiné avançant au pas au milieu de la route, automobile lancée à grande allure, poules effarées s’égaillant en tous sens, tramways méthodiquement lancés sur leurs rails... Autour de 1900, tous «prennent la route» et, à un moment ou à un autre, s’y trouvent en concurrence. Concurrence immédiate entre des usagers qui n’ont ni la même vitesse ni les mêmes besoins et qui tous souhaitent que l’on «s’ôte de leur chemin ».
2Concurrence à un autre niveau entre corps de métier, lobbies et groupes sociaux, qui tous désirent que l’on adapte à leurs besoins les structures mêmes de la route (sa construction, son profil, sa signalisation...) ou ses règles d’usage (le code de la route).
3Toute technique, en effet, s’inscrit dans un cadre d’usage [1]. Lors de leur apparition, les technologies du transport, comme les autres, doivent négocier avec les technologies voisines. Leurs promoteurs doivent déterminer une façon de mettre en œuvre les nouvelles manières de se déplacer, négocier l’inscription des véhicules nouveaux dans les usages existants, discuter l’aménagement du cadre juridique, pousser à l’invention de formes d’utilisation neuves.
4A cet égard, les deux dernières décennies du xixe siècle voient se développer un moment d’intense débat pour savoir qui va prendre le pouvoir sur la route. Depuis les années 1850, le développement du chemin de fer a dépeuplé (relativement) les grands axes de communication. Le fracas des voitures de poste [2] lancées au galop de leurs chevaux s’est tu ; le sourd roulement des berlines de voyage s’est effacé. En 1845 encore, John Ruskin, parti pérégriner en jeune Anglais cultivé sur les routes du continent et de l’Italie, louait sa propre voiture pour parcourir la France et l’Italie ; en 1875, il prend le train [3]. Le grouillement des valets et des chevaux dans les relais de poste s’est apaisé : le dernier relais de poste aux chevaux français sur la ligne de Rouen est fermé en 1873. Ne demeure plus que le trafic local, menacé à son tour par l’extension des chemins de fer d’intérêt local. On ne rencontre guère plus sur les routes poussiéreuses que des paysans qui se rendent aux champs, des piétons qui s’acheminent vers le bourg ou au village, des charrettes et leurs charretiers, et des voitures à cheval qui vont à la ville voisine. Lorsque August Strindberg, en 1885-1886, entreprend un voyage d’étude Parmi les paysans français [4], il l’accomplit en chemin de fer, et prendre une « diligence » à Vannes, en Bretagne, lui paraît le comble de l’archaïsme. La route alors retrouve d’anciennes fonctions : l’un des fondateurs du Touring Club de France, revenant en 1907 sur ses débuts d’automobiliste, dix ans auparavant, le dit non sans exagération : « La route était devenue une basse-cour communale. » Poules, chiens et enfants s’y ébattent, l’on y entrepose du fumier : dans bien des agglomérations, c’est un espace commun aux villageois, dévolu aux nécessités de l’économie rurale plus qu’au passage des voyageurs.
5L’arrivée de la bicyclette, puis de l’automobile perturbe ces habitudes et met en évidence ce fait : la route est un enjeu, et il convient de combattre pour s’en assurer l’usage. Les intéressés sont nombreux. Au premier chef, les gardiens de l’ordre technique. Ingénieurs des Ponts et Chaussées et agents voyers viennent de régler leur conflit pour l’autorité technique [5] sur la route. Ils ont mis au point des méthodes pour sa construction et son entretien et n’entendent point en changer sans raison. Viennent ensuite les usagers. La lutte sera inégale entre les promoteurs de la bicyclette, puis de l’automobile, appartenant aux classes dirigeantes du pays, rapidement soutenus par une industrie en pleine croissance, et les piétons ou les charretiers, qui n’ont à opposer à l’arsenal des règlements nouveaux que le soutien de leurs élus municipaux et une inébranlable mauvaise volonté. A long terme ils perdront : modes de construction et règles d’usage adapteront la route à l’automobile, créant des délits nouveaux qui sont ceux de notre fin de siècle : l’excès de vitesse, le stationnement abusif ou le dépassement prohibé…
Lobbies et groupes de pression
6Cyclistes et automobilistes, en effet, sont des gens bien organisés, qui côtoient le pouvoir et en connaissent les rouages. Les premiers, les cyclistes ont recruté dans les rangs de la bourgeoisie pour développer la pratique de la randonnée de loisir. Les associations cyclistes, nombreuses et puissantes associent assez largement les classes sociales [6]. Beaucoup d’entre elles se tournent vers l’organisation de compétitions et de la vie sportive mais certaines se spécialisent dans une pratique de loisir. Ce sont notamment les Touring Club, qui se multiplient dans tous les pays européens sur le modèle de l’English Touring Cyclist’s Touring Club. Le Touring Club de France voit le jour en 1890 et, dix ans plus tard, compte déjà 80000 membres. En 1895 apparaissent les Touring Club de Belgique et d’Italie et en 1900 des associations identiques issues de tous les pays européens et des États-Unis se rencontrent à Paris pour un grand congrès. Leurs membres vont des franges de l’aristocratie aux lisières supérieures de la petite bourgeoisie. Beaucoup appartiennent au monde industriel ou commerçant. Ils sont ingénieurs, entrepreneurs, banquiers. Ce sont des gens qui savent ce qu’ils veulent et comment l’obtenir.
7Ils vont entreprendre un intense travail de lobbying auprès des pouvoirs publics pour adapter la pratique et la réglementation à leurs besoins spécifiques, au détriment, s’il le faut, des autres catégories d’utilisateurs. Ils jettent tout leur poids social dans la bagarre. Ainsi au Touring Club de Belgique, on n’hésite pas à dénoncer nommément un ingénieur des Ponts et Chaussées dont les choix techniques sont jugés mauvais [7]. Il a eu le tort de construire une piste cyclable avec « des briquaillons et déchets de carrière » sur un sol argileux, en ne respectant pas les recommandations techniques du Touring Club : « Nous invitons ce zélé ingénieur à venir inspecter le résultat de son travail colossal. Qu’il lui plaise à savoir que dès à présent toute trace de voie cyclable a disparu et que les laboureurs achèvent d’en démolir les derniers vestiges. Voilà donc encore vingt mille francs au diable à cause d’un ingénieur entêté… »
8Les compétences techniques des membres du club sont, en effet, au moins aussi grandes que celles des pouvoirs publics : les cyclistes du TCB sont convaincus de savoir mieux que les ingénieurs des services publics quelle race d’arbres il faut mettre au bord des routes : des cerisiers et au grand jamais des ormes. Ils n’hésitent pas à investir leur propre argent pour pallier les défaillances des pouvoirs publics, et à acheter, par exemple, les premiers rouleaux compresseurs destinés à atténuer l’effet des procédures usuelles de rechargement de la route. Étaler du gravier sur la chaussée et attendre que le roulement des véhicules l’enfonce en terre, c’est bien… s’il s’agit de véhicules lourds. Pour les vélos, la nappe de cailloux constitue un piège à chutes ou à crevaisons.
9Dans leur désir d’adapter la route au cyclisme, les membres du Touring Club de Belgique s’opposent à d’autres groupes sociaux. Aux paysans, en premier lieu, qui, eux, désirent l’abattage des plantations d’alignement, parce qu’elles font de l’ombre aux cultures ; aux charretiers, ensuite, et aux militaires, qui piétinent les pistes cyclables. Aux entrepreneurs de tramways, enfin, qui utilisent l’emprise de la route pour établir leurs voies. Leurs campagnes sont reprises dans toute l’Europe, par les cyclistes italiens et français notamment, qui déroulent de semblables litanies de récriminations.
10Les cyclistes déclenchent aussi des conflits quant à l’usage de la route. En premier lieu, les piétons et les riverains s’affolent de voir déboucher silencieusement les petites machines lancées à pleine vitesse. Aussi lorsque les maires veulent imposer aux cyclistes forains un grelot, ou des lanternes, ou de marcher au pas, la machine de propagande des Touring Club se met en marche. Leurs membres utilisent toutes les ressources de leur supériorité sociale pour ridiculiser les maires des petites communes, les poursuivre en justice, tout comme ils ferraillent contre la police qui leur inflige des amendes en fonction de règlements surannés. Ils publient aussi des philippiques contre les charretiers, qui refusent de leur laisser le passage, et même… contre les autres cyclistes, ceux qui ne font pas de la bicyclette un instrument de loisir mais un outil de travail ou de transport. Avec un sens aigu de sa supériorité sociale, un membre du Touring Club de Belgique raconte ainsi comment sa petite troupe en excursion a rencontré un « féroceman », un de ces cyclistes de village, qui les a croisés sans respecter les usages, et comment, en mesure de rétorsion, les cyclistes du Touring Club l’ont fait tomber dans le fossé…
11L’avènement de la voiture, après 1898, rend plus aigus encore ces conflits. D’abord pour une raison évidente : les voitures vont plus vite et font plus de dégâts lorsqu’elles percutent une poule, une charrette ou un piéton. D’autre part, l’enjeu économique devient vite important et les fabricants d’automobiles comprennent que s’il veulent voir le nouveau moyen de locomotion se développer, il faut qu’ils en aménagent le cadre d’usage. Ils jettent alors tout leur poids dans les conflits autour de la route [8].
L’engagement des constructeurs automobiles
12L’engagement des constructeurs est facilité par les caractéristiques mêmes de leur activité. L’automobile, comme l’aviation, fait partie des activités novatrices du début du siècle. Elle a pour clients des consommateurs innovateurs, de milieu social aisé, rompus à la maîtrise des codes sociaux et de la mobilisation de l’opinion. L’une des sociétés qui comprend le mieux ces enjeux est la société de pneumatiques Michelin [9]. Des deux frères Michelin, l’un se consacre à la direction de l’usine, tandis que l’autre, qui a suivi des cours aux Beaux-Arts, gravite au sein de la meilleure société parisienne. Il multiplie les conférences auprès de la Société des ingénieurs civils de France, mobilise les meilleurs graphistes de son temps, adopte les méthodes publicitaires les plus neuves.
13Avec le soutien de l’aristocratique Automobile-Club de France et l’appui, plus distant, du Touring Club, la société Michelin va soutenir toute une série d’offensives pour accélérer l’adaptation de la route française au trafic automobile, au détriment du trafic charretier. La question est d’abord technique. Les automobilistes seront plus exigeants encore que les cyclistes : il leur faut des virages protégés, des parapets aux ponts, une chaussée bombée, une signalisation lisible lorsque l’on passe à 40 à l’heure. La revue du TCF s’essaye à des essais techniques comparatifs et publie, par exemple, des schémas de profils de virage élaborés par sa commission technique avec la participation d’ingénieurs des Ponts et Chaussées [10]. Le Touring Club italien met à l’étude la question « De qui dépend une bonne viabilité [11] ? ». Lorsque les choses n’avancent pas assez vite à son gré, le TCF finance de ses propres deniers la mise en place de parapets de protection sur des ponts dangereux.
14Il faut aussi régler le problème du fléchage des routes. Au fond, ce sont les fondements de l’emprise même sur le territoire, qui sont remis en cause. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont mis en place une hiérarchie des routes qui calque l’organisation administrative. Or la hiérarchie des routes est assez directement liée à la signalisation. Michelin, soutenu en cela par le Touring Club, oblige l’administration à adopter une organisation fonctionnelle de la signalisation adaptée au trafic automobile, qui privilégie les grands axes, puis les routes départementales et secondaires et organise le fléchage en fonction de la nécessité, pour les automobilistes, de privilégier les routes les plus carrossables, même si ce ne sont pas les plus courtes. L’industriel du pneumatique, imité ensuite par ses concurrents, et l’association participent à la signalisation du territoire en fonction des intérêts spécifiques des nouveaux voyageurs. Les industriels de l’automobile ont compris, en effet, que pour développer l’usage de loisir de l’automobile, il fallait adapter la route aux goûts et aux besoins des nouveaux voyageurs. Ces derniers sont disposés à réinvestir dans la nouvelle technique les pratiques déjà anciennes du tourisme : visite de monuments historiques répertoriés et de sites convenus. Partout en Europe les associations de tourisme automobile installent, à leurs frais, des panneaux indicateurs signalant ces lieux créés par l’usage touristique. Certaines vont jusqu’à financer de leurs deniers la création de routes n’ayant de sens qu’au regard de la pratique touristique : ainsi certains cols des Alpes et, en partie, la route qui va de Bordeaux à Bayonne à travers les Landes. Ce sont les membres dirigeants du Touring Club qui explorent physiquement les diverses possibilités de tracé et sélectionnent une option répondant avant tout à un usage de loisir : celle qui présente les plus beaux points de vue et permet de rallier de façon optimale les sites célèbres et les auberges. La multiplication des tables d’orientation à l’initiative, aussi, de la société Michelin et du Touring Club répond au même besoin : aménager le territoire et en prendre possession symboliquement, des points hauts, en décrivant et en nommant.
15La carte Michelin représente une autre facette de l’appropriation du territoire par l’automobile. Issue de la carte militaire – l’un des frères Michelin a reçu une formation au service cartographique du ministère de l’Intérieur –, elle met à la disposition du citoyen ordinaire des connaissances qui, dans des pays comme la Russie, resteront longtemps réservées au pouvoir. Lire la carte est d’ailleurs traditionnellement l’apanage de l’officier et demande des connaissances et une pratique liés à un certain niveau d’éducation.
16Enfin, les nouveaux usagers de la route transforment le bord de la route. C’est alors que commencent à apparaître les commerces et édifices qui formeront peu à peu le paysage caractéristique du bord de « nationale » et que les autoroutes ont mis en péril et en évidence à la fois. Si les constructeurs se soucient de mettre en place des points de ravitaillement en essence, les Touring Club s’attachent à organiser l’espace pour que le voyage en automobile soit possible en respectant le mode de vie de la bourgeoisie urbaine. Il entreprend d’aligner les prestations des hôteliers français sur les normes sanitaires et les goûts de la clientèle automobile et leur donne une valeur marchande. Des panonceaux recommandent à l’attention des voyageurs les hôteliers qui promettent de fournir un niveau minimal de prestation : présence d’un garage fermé – et d’une chambre noire –, mais aussi chambre Touring Club (moderne, aux murs laqués de blanc, dans le cadre de la lutte contre la tuberculose, avec des w.-c. à l’anglaise et une salle de bains). Les concours du meilleur hôtelier fixent aussi les normes d’une nouvelle cuisine, plus régionale.
L’enfant, le chien et le charretier
17L’essentiel de la lutte pour la route ne passe cependant pas par ces mesures positives. Elle consiste aussi à restreindre ou délégitimer les autres usagers de la route : riverains, piétons, cavaliers, charretiers, tramways, même chemin de fer aux passages à niveau [12]. En 1907, le comte Mortimer Megret – splendide pseudonyme ! – décrit, avec toute la morgue amusée de l’aristocrate de ce début de siècle, quel spectacle offrait la route lorsque les automobiles commencèrent à y semer la panique :
18«… de toutes parts les chiens, inavertis du danger, accoururent au suicide ; les chevaux, apeurés par l’insolisme de l’instrument nouveau, s’affolèrent ; la gent plumée et poilue s’enfuit de tous côtés ; les hommes surenchérirent sur le général effarement et, à bien des coins de routes, on vit des chargements hurlants et mouvants, coiffés de blanc, enjuponnés de gris, vider les carrioles et s’effondrer sur les haies, on vit les cabrioles homériques, les chutes comiques au fossé, on vit la lutte épique du bête affolement de l’homme contre la folle bêtise du cheval. Ce fut l’âge de la terreur.»
19Aussi se propose-t-il de montrer à ses contemporains les « dangers » de la route. Il ne s’agit ni de tournants, ni de brusques descentes, mais bien des autres usagers :
20« Eh bien, ces adversaires avec lesquels nous autres, chauffeurs, il nous faut incessamment compter, hommes souvent hostiles, bêtes stupides ou apeurées, obstacles naturels sournois ou traîtres, nous allons sonder ici, en une série de quelques études, leur caractère et leurs mœurs, leurs coutumes et leurs dangers. »
21Le récit s’organise alors autour de quatre incidents et de quatre « ennemis » : le charretier, l’apache, l’enfant et le maraîcher.
22« Le charretier constitue en effet, de tous les usagers de celle-ci, l’un des éléments les plus redoutables et les plus dangereux. Par l’instinct, par race, par métier, il hait l’automobile, qui le lui rend bien, ce dont, d’ailleurs, il n’a cure. Le geste de la serrer au trottoir constitue pour lui un régal dont les délices ne sont dépassées que par celui de la jeter au fossé. A défaut d’élégance, ce geste possède l’impunité pécuniaire, matérielle et morale. »
23Le lecteur est donc averti : il faut toujours doubler les charrettes du bon côté et passer à une allure modérée : l’«ennemi» peut improviser n’importe quoi ; par exemple, il ne faut au grand jamais entreprendre de doubler une charrette lorsque s’annonce un chemin de traverse : elle va forcément tourner. Sur quatre livraisons, la revue – comme son homologue belge – énumère les griefs des automobilistes. L’apache, va détrousser les voyageurs en panne; l’enfant se précipiter sous leurs roues et le maraîcher, bloquer le passage…
24En fait, les « ennemis » de l’automobiliste sont encore plus nombreux. Au premier rang d’entre eux, il faut compter les riverains de la route. Ce sont eux qui poussent les maires à prendre des arrêtés municipaux limitant strictement la vitesse des automobiles dans la traversée des villages. Les Touring Club et Automobile-Club Touring Club font tout, alors, pour obtenir une législation nationale et faire annuler les décisions municipales. Ils demandent ensuite à leurs adhérents de leur soumettre leurs contraventions et bataillent pied à pied sur chaque détail. Par exemple : qu’est-ce qu’une « agglomération » ?
25Autres ennemis du trafic, les habitants du bord de route qui laissent vagabonder poules et chiens sur la chaussée. Les automobilistes vont batailler devant les tribunaux pour faire reconnaître la responsabilité des riverains qui n’enferment pas leurs poules, n’attachent pas leurs chiens, ne surveillent pas leurs enfants. Ils ôtent, ce faisant, peu à peu la route à la communauté villageoise. La chaussée est de moins en moins une extension de l’espace domestique des exploitations agricoles qui la bornent, pour être réservée, peu à peu, aux voyageurs de passage.
26Les charretiers eux aussi encombrent la route. Ils ne sont encore, lorsque apparaissent les premières automobiles, soumis qu’à fort peu de contraintes. On essaye, surtout en ville, de les obliger à se doter de lanternes réglementaires, et bientôt des débats byzantins s’élèvent sur la forme de ces dernières. Pour le reste, faut-il les obliger à rouler au milieu de la route, ou à droite, et comment les dépasser ? Le dépassement était de longue date l’occasion de batailles entre les voitures de poste ou les diligences : la voiture doublée était condamnée à «manger la poussière » de celle qui la suivait et, arrivant trop tard au relais, risquait de n’avoir plus de chevaux [13]. Doubler une charrette est pour un tricycle à pétrole ou une voiture dangereux mais indispensable en raison de l’écart des vitesses. Mais comment obliger le charretier, qui n’a ni immatriculation, ni la même conscience de l’espace et du temps du voyage que l’automobiliste, à lui laisser le passage ? Il ne reste aux nouveaux usagers de la route que sont les automobilistes que l’arme de l’opinion publique : sans relâche, ils écrivent et décrivent les avanies qu’ils subissent lorsqu’ils parcourent à 70 km/h les routes de France et d’Europe.
La liberté de la route
27Ces récits gardent toute la violence sociale des écrits des années 1900. Les oppositions entre groupes sociaux s’y déploient sans fard et sans précautions oratoires. Témoin cette philippique contre les nomades que publie, en avril 1907, la revue du Touring Club de France [14]. Son objet : dénoncer le « fléau » que « l’affaiblissement du principe d’autorité » a laissé s’implanter sur les routes de France :
28« Ce fléau, c’est l’invasion de nos routes par toute une population nomade, cosmopolite et d’autant plus dangereuse qu’elle est, en quelque sorte, insaisissable […] »
29« A côté du chemineau, existe toute une population nomade, plus encombrante encore et plus dangereuse, c’est celle des roulottiers : romanichels, saltimbanques… »
30« Malheur au cycliste, à l’automobiliste isolé, qui, dans la solitude de la campagne a maille à partir avec eux!…»
31« Ces peuples nomades et hétéroclites constituent pour tous, touristes et population, un élément dangereux. »
32« Leur surveillance, leur élimination s’impose. »
33En effet :
34« Les routes sont faites pour les populations honnêtes, pour les touristes dispensateurs de prospérité partout où ils passent, et non pour toute cette population cosmopolite d’ambulants dont la multiplication finit par devenir un scandale national. »
35Certes, au cours des années 1920, le ton des revues des Touring Club changent du tout au tout. On y est alors politiquement beaucoup plus correct. Les Touring Club essayent de construire des alliances avec les groupes professionnels qui peuvent les aider à atteindre leurs buts. Ils chantent les louanges des bons ingénieurs, des hôteliers modèles et abondent des caisses de secours pour cantonniers secourables. Il n’y a plus de place pour les oppositions sociales brutales dans ces textes contrôlés.
36Pourtant, ces récits sans fard qui nous montrent des cyclistes jetés dans le fossé, des charretiers agressifs refusant de se laisser doubler, des automobilistes disposés à écraser tout ce qui leur fait obstacle et réduit leur vitesse illustrent une donnée qui est évidente dès les débuts de l’automobile. La route est ressentie comme un espace vital. On lutte non seulement pour le droit d’y circuler, mais d’y circuler à sa vitesse. Dans une civilisation qui découvre la vitesse comme un plaisir, chargé de sens esthétique, moral, lié à la représentation de soi, les conflits pour l’usage de la route sont des batailles d’un ordre économique contre un autre, d’une classe sociale contre d’autres, mais aussi de valeurs – de la modernité, de la vitesse, du déplacement, de l’arrachement –, contre d’autres.
37Le débat se stabilise dans les années vingt avec l’apparition des nouveaux codes de la route. Ces derniers entérinent l’apparition des nouveaux usagers et leurs droits. Ils restreignent ceux des anciens. Surtout, ils font de la route l’espace d’une nouvelle répression. Au xixe siècle, les gendarmes arrêtaient vagabonds et mendiants. A la fin du xxe siècle, ils traquent les dépassements dangereux, les excès de vitesse, le stationnement illicite, toutes notions apparues autour de 1900 dans les conflits autour de l’usage de la route.
Notes
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[1]
Patrice Flichy, L’innovation technique, La Découverte, 1995.
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[2]
Paul Charbon, Sur les routes de France, Gyss, 1988. Depuis 1855, il n’y a plus que cinq malles-poste en service. Les messageries subsistent plus longtemps, en complémentarité avec le réseau de chemin de fer, mais en 1875 les messageries ex-impériales abandonnent le transport routier.
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[3]
Quentin Bell, Ruskin, 1976.
-
[4]
Rééd. Actes Sud, 1988.
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[5]
André Guillerme, Corps à corps sur la route, op. cit.
-
[6]
Pierre Arnaud, dir., Les Athlètes de la République, Privat, 1987.
-
[7]
Revue du Touring Club de Belgique, décembre 1900. Le ton qui règne montre que les membres du Touring Club ne manquent ni de compétences, ni de relations : «A notre demande, plusieurs membres du Conseil provincial, qui se mettent toujours volontiers à notre disposition, sont allés trouver l’ingénieur en chef pour lui expliquer la situation et lui dire la malheureuse inspiration de construire pareille route dans un terrain de polders…»
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[8]
Georges Ribeill, «Du pneumatique à la logistique routière », in Culture technique, pp. 191-204.
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[9]
Alain Jemain, Michelin, un siècle de secrets, Calmann-Levy, 1982.
-
[10]
Revue du Touring Club de France, 1905, p. 215.
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[11]
Rivista del Touring Club Italiano, 1904, p. 318. La revue lance aussi une grande enquête auprès des maires pour savoir s’il faut recommander de rouler à droite où à gauche.
-
[12]
Revue du TCF, avril 1907, p. 208.
-
[13]
Jules Verne, Michel Strogoff. Michel Strogoff, envoyé du tsar, lance sa télègue au grand galop pour ne pas se laisser doubler et déposséder du droit de réquisitionner les chevaux au relais.
-
[14]
Revue du TCF, avril 1907, p. 166.