Couverture de CDLJ_2202

Article de revue

La délinquance financière : état des lieux

Pages 233 à 239

1 La lutte contre la criminalité en col blanc ou le blanchiment fait l'objet de multiples colloques dans le monde entier. Des institutions internationales telles que l'ONU ou l'OCDE réalisent de longue date des travaux d'envergure, organisent des rencontres d'experts, prescrivent des études approfondies sur ce thème. Les États signent des conventions internationales. Vu leur multiplication, seul un expert y trouve aujourd'hui ses repères.

La convention de Mérida (9 déc. 2003)

2 Les principes sont clairement évoqués et les ambitions affichées. Ainsi, lors de l'adoption de la convention de Mérida contre la corruption par 114 pays le 9 décembre 2003, le secrétaire général des Nations unies proclame-t-il :

3 « La corruption est un mal insidieux dont les effets sont aussi multiples que délétères. Elle sape la démocratie et l'État de droit, entraîne des violations des droits de l'homme, fausse le jeu des marchés, nuit à la qualité de vie et crée un terrain propice à la criminalité organisée, au terrorisme et d'autres phénomènes qui menacent l'humanité.

4 « Le mal court dans de nombreux pays, grands et petits, riches et pauvres, mais c'est dans les pays en développement qu'il est le plus destructeur. »

5 La convention consacre un chapitre entier à la coopération internationale, qu'il s'agisse des demandes d'extradition ou de l'entraide judiciaire. C'est dire son importance dans la lutte contre la corruption et le blanchiment confiée aux procureurs et juges d'instruction. Son succès dépend de la bonne volonté de pays parfois récalcitrants, au premier rang desquels figurent les paradis fiscaux. Ces derniers sont réticents car ils tirent d'importants revenus non seulement de l'évasion et de la fraude fiscale, mais aussi de l'argent de la corruption et de la criminalité organisée qu'ils recyclent et blanchissent avant de le réinjecter dans l'économie mondiale. Les places offshore ont pour principale raison d'être d'empêcher l'identification des comptes, y compris lorsque des enquêtes judiciaires sont déclenchées. Le secret bancaire est préservé à tout prix. Elles constituent aujourd'hui de véritables paradis judiciaires.

Les listes noires

6 Comment expliquer leur prospérité alors que de nombreux États, relayés par des institutions internationales, affichent leur volonté de les éradiquer ? Des listes noires, grises et blanches sont régulièrement établies par l'OCDE ou l'Union européenne. Elles visent les pays dits non coopératifs.

7 Ainsi l'Union européenne retient-elle sur sa liste noire des petits pays dans les Caraïbes, mais aussi les Seychelles et Vanuatu. Ainsi les grands États exhibent-ils leur impuissance face à des îlots et de petits territoires… L'Europe ne mentionne, curieusement, aucun pays en son sein. Ne figurent ni la Suisse, ni le Luxembourg, ni le Liechtenstein, ni les îles Anglo-Normandes, ni Gibraltar, ni Chypre, ni Malte, ni Monaco. Ces pays seraient-ils devenus vertueux ? L'Europe aurait-elle fait le ménage sur son territoire ? Qui peut le croire au vu des révélations récurrentes des enquêtes judiciaires et de la presse internationale ? L'Europe serait-elle frileuse dès lors qu'il s'agit de mettre en cause ses propres membres ?

8 En réalité, les refuges européens n'ont pas disparu. Contraints de coopérer en matière judiciaire et fiscale, ils se sont adaptés. Des fiduciaires, des banques ou des gérants de fortune, qui détiennent en Suisse ou au Luxembourg un véritable savoir-faire, continuent à gérer les avoirs de leurs clients en prenant désormais la précaution de leur ouvrir des comptes, au nom de sociétés exotiques, non plus en Suisse ou au Luxembourg, mais à Singapour, à Dubaï ou aux Seychelles. L'argent est parti ailleurs. C'est une forme de délocalisation.

9 Pour avoir accès à ces comptes occultes, ouverts au nom de sociétés panaméennes ou des British Virgin Islands qui ne sont que des sociétés-écrans sans réelle activité, les magistrats en charge des enquêtes financières doivent s'adresser aux autorités judiciaires des pays où les comptes sont ouverts. Ainsi un client peut-il détenir ses avoirs à Dubaï, alors qu'ils sont gérés par un fiduciaire suisse. Dubaï ne coopérant pas, le tour est joué.

10 Les fraudeurs s'adaptent aux nouvelles donnes. Tant qu'il existera des places bienveillantes, fussent-elles situées à l'autre bout du monde, ils conserveront la main sur l'argent détourné. Et il en existera toujours.

11 Les places financières asiatiques, telles que Hong Kong ou Singapour, prétendent dans les colloques internationaux qu'elles luttent contre le blanchiment. Elles créent des task force en trompe-l'œil. Vaste hypocrisie ! En réalité, tout en prétendant agir contre le blanchiment, elles accueillent, recyclent et blanchissent l'argent de la fraude. Les fraudeurs ont abandonné les comptes suisses ou luxembourgeois pour émigrer à Hong Kong ou Singapour, ou, mieux, à Dubaï.

12 L'exemple de Dubaï est révélateur. Ce pays, nouvel eldorado, se présente comme la vitrine de l'Occident en Orient. Bénéficiant de la manne pétrolière des Émirats arabes unis, Dubaï investit considérablement dans le tourisme et le monde des affaires. Elle attire les investisseurs. Mais il existe une face cachée qui ne semble inquiéter personne : Dubaï est devenue le paradis de l'argent sale.

Des enjeux financiers considérables

13 Aujourd'hui les États sont lourdement endettés et l'actualité récente n'a fait qu'aggraver cette situation. La crise économique est là. Parallèlement, des avoirs considérables d'origine frauduleuse sont soigneusement dissimulés depuis des décennies, à l'abri de tout regard inquisiteur, dans des places financières complaisantes. Selon d'éminents économistes, les montants en jeu sont exorbitants. La fourchette de l'estimation est particulièrement large puisque, par définition, ces avoirs sont masqués. Ainsi Gabriel Zucman, économiste français à l'université de Berkeley, avance-t-il un montant de 8 700 milliards de dollars alors qu'un spécialiste américain, James S. Henry va jusqu'à évoquer 36 000 milliards de dollars.

14 À titre de comparaison, la dette de la France s'élevait en septembre 2019 à 2 415 milliards d'euros.

15 Selon Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (interview du JDD du 26 avr. 2020), les pays pauvres « subissent une fuite des capitaux estimée à 100 milliards de dollars ». Pourquoi ne prend-on aucune mesure contre les pays qui abritent ces capitaux, lesquels manquent cruellement aux populations spoliées et déshéritées d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique centrale ? Comment expliquer que ces fonds ne soient pas gelés et redistribués ?

16 La circulation de telles sommes d'argent laisse des traces. Les opérations en cash ne sont qu'une étape dans un processus bien plus large. L'argent de la corruption a pu être prélevé dans les banques centrales des dictatures par virements directs au profit de sociétés offshore ou de trusts, ou encore faire l'objet de virements au titre de prétendues commissions par des sociétés occidentales qui exploitent des matières premières ou obtiennent d'importants marchés publics. Comment expliquer que ces virements restent hors de portée des États lorsqu'ils déclenchent des enquêtes, alors qu'ils laissent des traces ?

17 Tout simplement du fait que les États, soigneusement choisis, où transite l'argent refusent de coopérer.

L'indépendance et la spécialisation des magistrats

18 Pour traquer la corruption et le blanchiment, les États doivent, en premier lieu, disposer d'une justice indépendante. Ce ne peut être évidemment le cas que dans une démocratie. On ne peut à cet égard que déplorer le nombre de dictatures dans le monde, qui engendrent de la corruption et assurent à leurs bénéficiaires l'impunité.

19 En second lieu, les démocraties doivent se doter de juridictions spécialisées. Ainsi la France a-t-elle créé voilà plus de vingt ans un pôle financier regroupant à Paris des juges d'instruction et des procureurs. Cette réforme étant apparue insuffisante, une seconde a vu le jour fin 2013 suite à l'affaire Cahuzac, ministre du Budget détenteur d'un compte offshore. C'est ainsi qu'a été créé un Parquet national financier centralisant les affaires les plus complexes, renforcé par des juges d'instruction spécialisés.

20 La lutte contre la délinquance financière requiert de la part des magistrats spécialisés des compétences particulières. Si la lecture d'un bilan ne doit pas leur poser de problème, il est aussi nécessaire qu'ils conduisent des enquêtes souvent difficiles et les mènent à leur terme dans des délais raisonnables. Les dossiers sont généralement volumineux et nécessitent des heures de lecture.

21 Ensuite, il faut que le magistrat en perçoive la substance, émette des hypothèses que les enquêteurs et lui-même devront vérifier et qu'il évite, surtout, de se noyer. C'est sans doute la tâche la plus ardue : identifier les documents importants, les analyser et construire un dossier solide autour d'une véritable colonne vertébrale. Or souvent les enquêtes s'enlisent faute d'axe directeur. Il faut aussi éviter les perquisitions à répétition au cours desquelles les enquêteurs saisissent d'innombrables e-mails qu'ils ne pourront analyser dans leur totalité. En d'autres termes, les opérations intrusives doivent être ciblées et limitées. Il appartient au magistrat de définir précisément le domaine d'intervention des enquêteurs et d'éviter quantité d'actes inutiles.

22 Il appartient ensuite à ces magistrats spécialisés d'explorer l'espace invisible des fonds détournés dans les places offshore. Il leur faut remonter les chemins suivis par les fraudeurs avec pour objectif de saisir leurs avoirs, sachant qu'après avoir été blanchi l'argent fraudé est recyclé dans nos économies.

23 La dimension internationale est primordiale. De ce fait, les documents importants existent le plus souvent hors de nos frontières, qu'il s'agisse de comptes ouverts à l'étranger ou de leur gestion par des fiduciaires ou banques établies dans des pays tiers. L'enquête dépendra ainsi des demandes d'entraide adressées en Suisse, à Jersey ou à Singapour. Les documents recueillis devront être exploités, le plus souvent par le magistrat lui-même, qui a la maîtrise des opérations menées à l'étranger.

24 C'est en effet lui qui rédige les demandes d'assistance, appelées commissions rogatoires internationales, et prend les contacts nécessaires. À cet égard, il dispose aujourd'hui de relais avec les magistrats de liaison et, en Europe, d'Eurojust qui lui permettront d'identifier le magistrat étranger en charge de l'exécution de sa demande. Il lui appartient aussi d'en suivre l'exécution, sachant que bien souvent ces demandes traînent et prennent le chemin des écoliers.

25 Les courriels sont des outils devant être privilégiés pour entrer en contact et communiquer directement avec les magistrats étrangers en charge des demandes d'investigation bancaire.

26 Il faut aussi que les magistrats soient épaulés par des assistants spécialisés. Au pôle financier de Paris, deux assistants sont spécialisés en matière fiscale (et assurent la liaison avec l'administration des impôts détentrice de renseignements qui peuvent s'avérer utiles à l'enquête), un autre en comptabilité, deux autres dans les saisies.

27 L'objectif, en effet, consiste à identifier les flux et saisir les fonds détournés ou les biens acquis au terme du processus de blanchiment, souvent au nom de sociétés-écrans ou de trusts créés pour la circonstance. Et c'est peut-être là l'essentiel et la partie la plus difficile à mettre en œuvre : identifier et saisir des avoirs à l'étranger. Ce sont même là les véritables défis qui doivent être relevés.

28 Le particularisme de ces enquêtes, qui se déroulent pour une large part dans des paradis fiscaux, requiert l'intervention de magistrats spécialisés qui disposeront ainsi, au fil des investigations, d'un véritable réseau à l'étranger. C'est incontestablement un avantage que présente la centralisation des affaires les plus complexes, ayant une dimension internationale, à Paris.

Une situation évolutive

29 Reste la difficulté liée à l'existence de ces pays non coopératifs. Plusieurs exemples montrent cependant que la situation n'est pas figée du fait de l'instabilité de certaines places offshore.

30 Ainsi Chypre a-t-elle connu en 2012 une grande crise financière. Cette place prisée s'est brusquement effondrée. D'aucuns ont dénoncé la fuite des capitaux d'oligarques russes, notamment vers les pays baltes. De riches fraudeurs – et pas seulement des Russes – ont anticipé la faillite de l'État et bénéficié de la complaisance de leurs banquiers. Ils ont pu évacuer en temps utile leurs avoirs et vider leurs comptes avant la tempête.

31 On ne peut que regretter aujourd'hui le nombre insuffisant d'enquêteurs chypriotes dédiés à la lutte contre le blanchiment. Les retards lors de l'exécution des demandes d'entraide extérieures sont patents. Ils assurent l'impunité. L'Europe devrait exiger que leur nombre soit renforcé et les demandes exécutées.

32 C'est exactement la même situation que connaît depuis 2020 le Liban. Là encore l'économie s'est effondrée et l'argent caché a pris d'autres destinations avant la catastrophe. On mesure aujourd'hui le degré de corruption au Liban. Il n'est pas surprenant que ce pays, refuge prisé jusqu'à une période récente, ait opposé des refus d'assistance dans de nombreux dossiers, mettant ainsi en échec des enquêtes importantes.

33 La situation libanaise montre que la carence de l'État se traduit par une absence de coopération judiciaire. Le Liban est connu pour être un État non coopératif. Il a abrité des sommes considérables et leurs détenteurs ont longtemps été protégés. Jusqu'à ce que le système en place s'effondre. D'autres refuges ont pris le relais pour recueillir l'argent fraudé et le conserver en toute sécurité, à l'abri de toute demande judiciaire.

34 À travers ces deux exemples, on constate que les fraudeurs ont pu sauver leurs avoirs et les transférer ailleurs grâce à la complicité des établissements financiers. Parmi les pays qui ont pris le relais, figure Dubaï qui refuse toute coopération.

35 Aussi, pour permettre l'éradication de la fraude, une profonde mutation au sein des paradis fiscaux est-elle un préalable nécessaire. Il appartient aux États lésés d'imposer la transparence aux places offshore, où qu'elles se situent. La réponse ne peut être qu'internationale. Si l'Europe parvient un jour à faire le ménage en son sein, ce qui constituerait une avancée majeure, l'argent se réfugiera ailleurs, en Asie, dans les Caraïbes, au Moyen-Orient…

Les lanceurs d'alerte

36 Dans ce monde débridé, nul ne dispose cependant d'une protection absolue. Aucun paradis fiscal n'est en effet à l'abri des lanceurs d'alerte. Ils faussent le jeu. Ils créent de l'insécurité pour les fraudeurs. Même à Dubaï il existe des fuites. Des lanceurs d'alerte se procurent les listings de milliers de fraudeurs et les livrent à la presse. Des médias internationaux reconnus, tels que Le Monde en France, publient de façon récurrente le nom de nombreux bénéficiaires de comptes aux résonnances exotiques. Ce fut le cas avec les Panama Papers, les Dubaï Papers ou plus récemment les Pandora Papers. La boîte de Pandore s'ouvre régulièrement.

37 Il est souhaitable que ces précieuses informations soient systématiquement et efficacement exploitées par les administrations fiscales et les autorités judiciaires des pays lésés afin qu'ils puissent récupérer l'argent fraudé et sanctionner leurs bénéficiaires. Les États démocratiques doivent traiter prioritairement ces informations.

38 L'analyse de ces données est en effet de nature à générer pour les États spoliés des rentrées fiscales représentant des milliards d'euros. C'est une manne pour les États. Il leur appartient de se doter d'équipes et de moyens adéquats pour effectuer les redressements fiscaux qui s'imposent. Il appartient aussi, en France, au Parquet national financier d'enquêter sur ces comptes et de poursuivre leurs bénéficiaires dès lors que des faits de blanchiment apparaissent.

39 Il ne faut cependant pas être dupe : ces informations sont disponibles uniquement du fait qu'un lanceur d'alerte a su récupérer à l'insu de la banque, par un procédé informatique, les fichiers cryptés internes. Il peut s'agir d'informaticiens de la banque ou de hackers. Les lanceurs d'alerte sont parfois des personnages ambigus. Quelle est leur motivation ? La vengeance ? L'argent ? La justice ?

40 On a vu la Suisse poursuivre pour violation du secret bancaire des lanceurs d'alerte. C'est pourtant l'attitude inverse qu'elle aurait dû adopter : traquer l'argent blanchi, le saisir et poursuivre les banques et fiduciaires ayant mis en place la fraude.

41 L'alternative était claire : les autorités judiciaires suisses devaient-elles poursuivre le lanceur d'alerte pour détournement de fichiers et violation du secret bancaire ou coopérer avec les juges et procureurs des pays victimes de la fraude ? En optant pour la première solution et en refusant de coopérer avec plusieurs pays européens, la Suisse a choisi de protéger le secret bancaire. Cependant, dans une affaire ayant éclaté aux États-Unis, la Suisse a dû accepter, sous la pression américaine, de coopérer. Deux poids, deux mesures. Le niveau de coopération apparaît ainsi comme le corollaire d'un rapport de force.

Conclusion

42 Il appartient désormais aux démocraties occidentales de réagir. Elles doivent se concerter et mettre au pas les pays protecteurs de la fraude en les contraignant à jouer la transparence sous peine d'embargo ou autres sanctions commerciales internationales. Elles doivent s'organiser collectivement et réaliser la saisie et la confiscation des grandes fortunes masquées, qui correspondent à de la fraude fiscale, des détournements de fonds, de la corruption, des trafics de drogue… Seule une volonté politique collective déterminée peut y parvenir.


Mots-clés éditeurs : Lanceurs d'alerte, Pays non coopératifs, DÉLINQUANCE FINANCIÈRE, Justice, Secret bancaire

Date de mise en ligne : 16/06/2022

https://doi.org/10.3917/cdlj.2202.0233

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