1 Le choix de filmer les audiences est porteur d'enjeux que l'on perçoit nettement quand on visite l'exposition Filmer le procès aux Archives nationales. La première tension nettement perceptible porte sur ce que veut montrer une institution de son activité et ce que nous voudrions voir. Le rituel judiciaire est rigoureusement organisé selon la manière dont la justice veut être regardée. En France, pays dominé par le système inquisitoire, le président dirige l'audience de bout en bout. Son rôle est écrit. Il instruit, dit la procédure pénale. C'est lui qui distribue la parole aux avocats, témoins, accusés. C'est encore lui qui préside au délibéré couvert par le secret. Tout part de lui et revient vers lui. La caméra doit suivre ce maître du temps que la loi a désigné. Mais un réalisateur peut-il accepter une telle contrainte ? Quelle serait alors sa part de créativité ? Certains protocoles donnent une grande liberté au réalisateur en sorte qu'on voit beaucoup l'accusé sous différents angles ou encore les échanges avec la cour et les avocats. L'extrait du procès de Nuremberg qui est présenté dans l'exposition étonne par la liberté des plans séquences dont certains balaient la salle d'audience du banc des accusés à la table des juges. Avec une caméra aussi libre, le président est un acteur parmi d'autres. De toute évidence, le réalisateur impose son propre rythme à la scène. Peut-on dire pour autant que la scène judiciaire est dénaturée ?
2Un autre aspect peut fausser la perspective : le film ne montre que le moment final du procès pénal qu'est l'audience. On oublie qu'elle est précédée d'une instruction de plusieurs années couverte par le secret et conclue par un document écrit qui saisit la cour. Par exemple, le procès des attentats de janvier 2015 comporte une instruction de cinq ans alors que l'audience elle-même a duré trois mois. Cette phase dite de jugement est précédée d'autres audiences (devant le juge d'instruction, en chambre d'instruction ou à la Cour de cassation…) dont nous ne saurons rien mais qui jouent un rôle décisif notamment pour tracer le périmètre de l'accusation. A peine si nous en avons l'écho dans les discussions des parties. La part préparatoire du procès est hors champ parce qu'elle est intégralement écrite. A l'inverse, dans les procès de common law, cette phase étant publique et orale, sa visibilité n'est pas masquée. N'a-t-on pas vu récemment les policiers de Minneapolis témoigner devant le grand jury contre l'auteur du meurtre par leur collègue de l'afro-américain George Floyd ? Ce moment public (et démocratique) correspond chez nous à l'instruction de l'affaire qui se déroule dans le secret du huis clos d'un cabinet de juge d'instruction.
3Reste l'option la plus créative, celle de la reconstruction narrative du réalisateur. A partir du matériau mis à sa disposition, il peut opérer un choix fort en centrant son regard sur les rôles non écrits. Par exemple, les vingt minutes extraites du procès d'Eichmann que l'on voit dans l'exposition présentent uniquement l'accusé dans sa cage de verre. C'est une véritable vignette clinique du bureaucrate nazi rivé à ses papiers qu'il annote sans cesse fébrilement. On le voit échanger avec son avocat, parler avec ses gardiens, trier ses notes, désigner sur une carte en s'excusant de son imprécision le tracé de trains de la mort… Il obéit à la cour comme il obéissait jadis à ses maîtres. Le spectacle de la bureaucratie nazie à l'œuvre est devant nous. C'était déjà le choix de Rithy Panh quand il demandait à un geôlier du camp de S 21 de mimer les gestes de son activité en cellule, ce qu'il fit de bonne grâce avec un zèle stupéfiant. Eichmann lui aussi se borne à être lui-même. Il ne joue aucun rôle pour la caméra. Sa manière d'être reflète une vie rigoureusement vouée au service de l'extermination. Il demeure jusque dans ses moindres gestes le pointilleux fonctionnaire d'un crime de bureau.
4 L'enjeu véritable de ces films est peut-être là. Par les gestes et les paroles au-delà du rituel et par le rituel, ils racontent la vérité des crimes commis. Ici du côté des auteurs, là du côté des victimes. La tranche de vie qu'ils donnent à voir conserve la trace de sa réalité sensible. Ce n'est pas la justice seule qui se laisse regarder mais les moments d'histoire qu'elle remet en scène. A lui seul, le rituel n'est qu'une répétition immuable. Mais sans ces longues séquences nous n'aurions pas accès à l'image que l'accusé donne de lui-même ni, dans le cas d'Eichmann, à son agitation inquiète si révélatrice. Ainsi, éclairé d'une lumière crue, il échappe au temps qui passe. C'est une part de l'histoire qui revit devant nous à travers un témoignage gestuel qui s'expose et nous en fait juge.
5Les Cahiers de la justice