Notes
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M. Lemonde, Juge, récit, Fauves éditions, 2020, 336 p.
1Il est rare qu'un juge prenne la plume pour faire le bilan de son parcours. Peu d'entre eux s'attèlent à la tâche et, pour ceux qui y parviennent, fort peu d'éditeurs s'y intéressent. C'est tout le prix du récit proposé par Marcel Lemonde et publié par les éditions Fauves dirigées par Yves Michalon. On y découvre un juge français d'esprit libre, précis dans ses souvenirs, curieux d'expériences nouvelles. Il reconnaît, du reste, s'être trompé en choisissant une première profession bien peu faite pour lui : la police. Il lui en reste l'impression d'une grande famille un peu paranoïaque (« Avez-vous jamais été des nôtres ?... » lui dira son chef quand il partira) et qui ne tolère guère les têtes qui dépassent. [1]
2Au contraire, l'ancien policier va trouver dans la magistrature du siège un rôle à sa mesure. Il va y parcourir en quarante ans presque tous les postes non hiérarchiques possibles au pénal. Son livre apporte un témoignage de première main sur la diversité des métiers offerts par le corps judiciaire. On lira, par exemple, la journée type d'un conseiller de cour d'appel de Versailles décrite avec alacrité. Cette diversité de points de vue a l'avantage de couvrir la seconde moitié du XXe siècle, période d'une des plus puissantes mutations de l'histoire de la justice à la faveur de l'arrivée d'une génération nouvelle formée à l'ENM qui verra la naissance du syndicat de la magistrature en 1968. Tel qu'il se présente au lecteur, ce livre est un témoignage d'une grande franchise sur l'office du juge plongé dans la société de son temps.
3Les années 1970-1980 où notre auteur commence à exercer sont des années d'affrontement. Il a vite conscience que ce corps sclérosé a besoin d'un collectif qui tempère les effets nocifs de la hiérarchie et compense la solitude. Les pages qu'il consacre à ces années d'émancipation face aux puissants - le temps des « juges rouges » - sont celles d'une génération qui découvre que le pouvoir de juger lui a longtemps été confisqué. Certes un juge qui condamne à cinq mois de prison un voleur de bicyclette ne dérangera jamais personne. Mais s'il va au-delà du périmètre qui lui est assigné, s'il juge dans un esprit égalité devant la loi, s'il est simplement juste, à quoi s'expose-t-il ? Cette plongée dans l'inconnu sera possible grâce à des collectifs qui deviennent les porte-parole des valeurs émergentes de la profession. Il faut, suggère l'auteur, à la fois tenir bon à chaque décision, garder sa liberté de jugement et en même temps avancer collectivement. Sa pratique dans certains dossiers et son engagement dans l'AFMI (Association française des magistrats instructeurs) en sont les principaux jalons.
4Cette posture permet de ne plus avoir peur devant des décisions lourdes de l'hostilité qu'elles rencontrent. En même temps qu'il cite le serment des juges anglais (« Je jure de rendre la justice à tous sans peur ni favoritisme »), Marcel Lemonde voit des collègues de tous âges se courber devant les injonctions de la hiérarchie, des politiques, des puissants. Ce n'est guère son style. Il n'a pas peur de déplaire et d'affirmer ses convictions comme de reconnaître des erreurs. Pour le reste, une bonne dose de flegme et d'assurance lui serviront d'armure. Sa hiérarchie en prendra parfois ombrage. Un de ses notateurs fera remarquer à un moment où un passage au parquet le tentait que « l'état d'esprit d'un magistrat hiérarchisé lui manque ». Sa carrière étant ainsi verrouillée, il n'est pas étonnant qu'il soit un partisan de la séparation du siège et du parquet.
5De son parcours international (Cambodge, Turquie, Mali...), on retient que l'indépendance de la justice n'a rien de spontané dans des pays sans réelle culture démocratique. Hâtivement proclamée, elle peut tout aussi vite s'écrouler comme un château de cartes. Il faut des convictions partagées en l'État de droit et des collectifs structurés pour tenir sa place. L'indépendance de la justice peut disparaître très vite quand une fois élus, les dirigeants se meuvent en autocrates légitimes. Face à eux, de quelle légitimité peuvent se prévaloir les juges ? Alors que l'Union européenne envoie notre auteur en Turquie pour consolider « les acquis démocratiques », il verra la justice d'Ankara passer sous la coupe des procureurs trônant dans les vastes bureaux de leurs palais alors que les juges n'y sont que de passage et les avocats à peine tolérés... Une fois de plus, dans le spectacle d'une hiérarchie judiciaire aux ordres se lit le délitement d'une démocratie.
6Ce désenchantement se poursuit lors de sa mission de juge international dans les CETC (Chambre extraordinaire des tribunaux cambodgiens) destinés à juger à partir de 2006 les responsables du génocide de 1975-1979. Dossiers très difficiles à conduire sur des faits vieux de trente ans même si cette justice a laissé des traces positives dans le pays notamment dans les programmes scolaires. Sans doute, les audiences publiques ont pu faire naître un débat au sein de la société cambodgienne en brisant le silence sur les faits. Encore faut-il disposer d'une culture démocratique suffisante. Comment y parvenir quand les arrestations d'opposants et de journalistes se multiplient à l'approche des élections ? Les tensions entre les juges de culture différente sont de la même veine. Pas étonnant que le film de la reconstitution des locaux de S 21 (camp de torture des Khmers Rouges) que Marcel Lemonde réalisa comme juge d'instruction fut oublié lors du procès de l'auteur principal (Duch).
7Ce parcours serait incomplet si on n'y ajoutait une touche d'empathie. L'auteur se répète souvent un aphorisme teinté d'humilité de Pierre Truche « pour bien juger il faut accepter d'être jugé à son tour ». Il témoigne d'une certaine tendresse à l'égard d'escrocs auxquels il dédie des belles pages. Il ira jusqu'à demander à rencontrer un membre actif d'Action directe libéré après une longue peine ; celui-là même qui, à l'annonce du verdict, leva son poing en criant « A mort ! » à l'adresse des magistrats. De cette entrevue, on retient sa réflexion sur le devenir des terroristes. Les uns s'enferment sans fin dans leur guerre contre la société et ses institutions. Les autres, comme celui-là, quittent la sphère idéologique, changent de vie, acquièrent une forme de sérénité. Leçon à méditer en un moment où nous vivons dans la crainte d'une sortie de prison des « radicalisés » comme s'ils étaient figés dans le mal ad vitam eternam. La liberté existe pour le pire et le meilleur. Tout homme est capable de se forger avec le temps une identité nouvelle. Et d'en témoigner devant son juge, son semblable, son frère.
8Ceci traduit une confiance en la justice qui n'est guère partagée dans notre pays. La violence de ses décisions est grande mais elles sont toujours prises en conscience - ce livre en témoigne. Hélas, au lieu de voir dans le juge le gardien de nos libertés, on s'attache à complexifier sa tâche, à réduire ses moyens et à le surveiller pour nous protéger de ses pouvoirs. Et cela ne s'arrange pas. « Je suis arrivé au moment où la justice commençait à s'émanciper et j'ai cessé mes fonctions avant la régression démocratique provoquée par le terrorisme djihadiste » (p. 305). On n'en finit pas de s'étonner de cette défaite du juge en France alors que s'y impose chaque jour un peu plus un pouvoir judiciaire de fait sinon droit et, dans le monde, la naissance d'une justice pénale internationale. Tant la vaine crainte d'un « gouvernement des juges » habite encore notre culture politique.
9Peut-être, pour lever ce malentendu, faut-il que la justice montre enfin un visage moins punitif que reconstructif et porteur d'un message de paix entre les hommes. À la toute fin de sa carrière, Marcel Lemonde participe à une simulation qui consiste à mettre en scène le « procès du loup ». La Lozère était divisée à l'époque entre les éleveurs accusant le loup de massacrer leurs moutons et les défenseurs de l'espèce. Fallait-il condamner le loup ? Mais était-ce là le fond du problème ? N'était-ce pas plutôt que tout le monde puisse enfin se parler, apaiser la querelle par le dialogue, explorer en marge du procès des compromis ? Tel est l'office du juge en démocratie : que chacun entende les arguments de l'autre et qu'un dialogue puisse s'établir. Rendre la justice implique de punir certes mais de façon proportionnée et surtout remettre en équilibre une société menacée de désagrégation. Cet horizon d'attente est devant nous comme ces vastes montagnes de la Vanoise qu'aime arpenter notre juge en quête de paix. Là-haut, il se souviendra peut-être de la harangue qu'il lut avec passion dans sa jeunesse : « Soyez indulgent au reste des hommes. N'ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de ceux qui augmentent la somme des souffrances ».
Notes
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M. Lemonde, Juge, récit, Fauves éditions, 2020, 336 p.