Notes
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[1]
Coordonnés par Harold Epineuse et Laetitia Brunin, la plupart des travaux qui figurent dans ce dossier ont été réalisés à l'initiative de l'Institut des hautes études sur la justice ou soutenus par lui, et notamment une journée d'études avec la Sous-direction de la statistique et des études du Ministère de la Justice et diverses interventions pour la CEPEJ du Conseil de l'Europe.
-
[2]
Sur cette évolution, cf. L'Écho des lois. Du parchemin à internet, La documentation française, 2012.
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[3]
Cf. Le glossaire ci-dessous.
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[4]
« L'open data des décisions de justice - Mission d'étude et de préfiguration sur l'ouverture au public des décisions de justice » présidée par Loic Cadiet, La Documentation française, 2018.
-
[5]
Cf. Antoine Garapon et Jean Lassègue, Justice digitale, PUF, 2018, p. 182 et ss.
-
[6]
« La visioconférence dans le prétoire », Les Cahiers de la justice, 2011/2.
-
[7]
Sur 3,9 millions de décisions de l'ensemble des juridictions judiciaires, seules 15.000 sont publiées par Légifrance, Bruno Pireyre, Journal du droit des sociétés, 31 mars 2019.
-
[8]
« Les cours d'appel les plus efficaces de France. Douai et Colmar sont en tête des juridictions les moins contestées et les moins cassées », Le Figaro, 15 janv. 2019.
-
[9]
Dématérialisation et inégalités d'accès au service public, 2019, Défenseurdesdroits (en ligne).
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[10]
Le Conseil exige l'accord du prévenu quant à l'usage de la visioconférence « eu égard à l'importance de la garantie qui s'attache à la présentation physique de l'intéressé » (Conseil constitutionnel, décision du 21 mars 2019, en ligne).
1Depuis le Moyen Âge, l'intervention d'une instance de justice mêle l'oralité et l'écriture. Tout juge est saisi par un document écrit fondé en droit (procès-verbal de police ou requête d'un particulier). Cet écrit qui formule une plainte ou une demande se démultiplie par l'intervention de nombreux acteurs (procureurs, avocats, juges…) qui y répondent, le contestent ou le précisent par conclusions et mémoires. C'est ainsi que le litige se constitue dans le moule de la contradiction traditionnellement lié à la comparution des protagonistes. Si la procédure est écrite notamment pour les matières civiles ou administratives, il y a des moments d'oralité lors des audiences où l'on se parle publiquement. Il en est ainsi depuis la fin du XVIIIe siècle quand la publicité des débats (inspirée par la common law) a brisé le monopole de la procédure écrite et secrète de l'Ancien régime. Un débat oral peut avoir lieu entre les parties ce qui leur donne accès sensible à la justice. Mais l'écrit retrouve sa prééminence avec le jugement motivé - du moins dans la période moderne car il ne l'était pas sous l'Ancien régime - fondé sur la loi et la jurisprudence, deux sources écrites du droit [2].
C'est sur cette chaine immémoriale de la justice qu'un troisième terme - le numérique - vient se greffer sur le litige et en transformer profondément la structure comme le montrent les textes de notre dossier. La numérisation de la procédure est une première étape : l'échange des arguments et la communication des pièces du dossier se fait désormais dans la plupart des cas par voie électronique. On imagine que la chaine du procès pourrait être suivie en ligne et en libre accès comme on le voit dans certains systèmes judiciaires. Le projet de « visualisation interactive » de la jurisprudence de la Cour de cassation présenté par Audilio Gonzalez Aguilar s'inscrit dans cette perspective. Mais ce passage au numérique va beaucoup plus loin qu'un simple changement de support. Il révèle une quantité de données sous de multiples formats (textes mais aussi sons, contenus multimédias, images…) offertes aux usagers du droit.
C'est ainsi que ces données (data) très diverses apparaissent en amont du procès au service du justiciable : actes juridiques, formulaires, modèles de contrats, fourchettes d'indemnisation, conseils en ligne… C'est une somme d'informations juridiques et non juridiques sélectionnées pour leur utilité dans la conduite d'un litige. Pour un ensemble de litiges dont le résultat dépend de l'information fournie, souligne Dory Reiling à propos du Civil Resolution Tribunal de Vancouver, le traitement des données peut donner une réponse immédiate à l'utilisateur. Pour la résolution de litiges simples et quantifiables, c'est une aide indéniable.
A un stade supérieur, des opérateurs (les legal tech par exemple [3]) peuvent constituer un marché à partir des données disponibles. Au moyen des algorithmes qui les analysent, il leur est possible de prévoir le futur c'est-à-dire la durée du procès, son coût, voire la décision. C'est ici l'intelligence artificielle (IA) qui entre en scène pour suggérer des stratégies contentieuses. Manière de répondre aux critiques adressées à la justice sur son coût, sa lenteur et son imprévisibilité. Cette intervention « disruptive » qui touche la matière même du droit a une incidence directe sur les praticiens qui se défient de ces normes nouvelles [4]. Ils craignent leur « regard scrutateur » alors que leur pratique du raisonnement est un atout trop négligé comme l'observe Jean Lassègue dont l'article propose une analyse et un bilan de l'intelligence artificielle dans le champ du droit. L'avantage de prévisibilité ne devrait pas faire disparaître l'interprétation et la discussion dès lors qu'on introduit d'autres variables.
À ce renouvellement des normes s'ajoute - en second lieu - la réduction de l'oralité au profit de l'écran. C'est ainsi, comme notre dernier dossier l'a montré (« Séduction et peur des images », 2019/1) qu'à des fins pédagogiques ou probatoires, l'image et le son numériques entrent dans le prétoire. Dans le futur, on peut imaginer que l'audience se déroule par visioconférence ou en Skype. La disruption affecte ici la dimension personnelle, passionnelle, aléatoire de tout procès. La tension constitutive du débat judiciaire s'efface. Ce n'est plus un regard qu'on a en face de soi, mais un écran sans présence, une voix sans origine. La connexion remplace la relation. Cette discontinuité entre le voir, l'entendre et le sentir, le geste et la parole, le texte et le contexte appauvrit l'expérience de justice [5]. C'est ainsi que la visioconférence est imposée, malgré l'opposition des barreaux de Lyon et de Nancy, au demandeur d'asile résidant en province par une loi du 1er août 2018 alors qu'auparavant il pouvait s'y opposer. Ce qui place un écran entre les juges et les réfugiés sans mesurer leur extrême difficulté à s'exprimer. On peut légitimement craindre que cette distance inhibitrice brise la coprésence qui est constitutive de ces audiences. Les Cahiers de la justice avaient, du reste, jadis souligné combien cette tension entre les objectifs managériaux et la démarche juridictionnelle pouvait nuire à la dignité du procès [6].
Le troisième effet de la disruption affecte le jugement et la jurisprudence. La décision pourrait être prévue comme on le voit dans certaines pratiques américaines où la peine est fixée selon le score des réponses au risque de récidive. La peine n'est plus liée aux faits et à leur auteur mais ajustée à la prévisibilité d'une récidive attestée mathématiquement. Ici, la corrélation remplace la preuve. Plus globalement, nous n'avons pas (du moins dans notre pays), un accès aux décisions de justice dans leur intégralité. Légifrance publie moins de 1 % de celles-ci provenant de la Cour de cassation et de cours d'appel [7]. L'open data est en cours et suppose un long travail de pseudonymisation. Cette ouverture prudente est souhaitable mais peut aussi entraîner des effets pervers. En témoigne, le récent classement par un éditeur numérique des cours d'appel les plus « performantes » selon leur taux de pourvoi entraînant cassation ce qui fait craindre un « profilage » des juges [8].
Foisonnement des données, omniprésence des écrans, stratégies prédictives : ces trois défis de la révolution numérique affectent toutes les composantes de la fonction de juger dont Emmanuel Jeuland (cf. sa tribune ci-dessus) craint la disparition pure et simple par une « déjudiciarisation à marche forcée ». Cela peut en effet accroître l'inégalité devant la justice. Certes les moyens d'action du justiciable sont démultipliés par l'abondance des informations qui lui sont données au moyen de la dématérialisation. Mais cela ne doit pas cacher l'existence d'une fracture numérique comme l'a souligné le Défenseur des droits : 20 % des Français n'ont pas d'ordinateur et 27 % pas de smartphone sans compter ceux qui vivent dans une zone sans accès internet [9].
En second lieu, une justice sans coprésence est-elle encore digne de ce nom ? Le Conseil constitutionnel y a posé fort opportunément des limites : « Une personne a le droit de ne pas faire l'objet d'une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé produisant des effets juridiques à son égard ou l'affectant de manière significative » (décision relative à la protection des données personnelles, 12 juin 2018). Autrement dit, la justice au sens d'une rencontre effective doit être maintenue dès lors que son enjeu touche les droits fondamentaux comme vient de le rappeler fermement le Conseil constitutionnel [10]. Limitation qui nous préserve d'un double danger de désymbolisation (absence de rituels partagés qui nous relient à une même communauté politique) et de conflictualisation par la disparition des médiations professionnelles.
Enfin, plusieurs intervenants de ce dossier soulignent le danger à substituer la logique numérique à la logique juridique. Tout se passe comme si le code informatique était la loi (Code is law). Le droit se réduirait à une information chiffrée dont il faudrait déduire une décision. Le juge redeviendrait non la « bouche de la loi » mais celle d'un algorithme. Comme l'observe Eloi Buat-Ménard, on aurait deux jurisprudences, l'une quantitative et statistiquement « moyenne », l'autre plus qualitative mais astreinte à un effort de lisibilité et d'argumentation. On verrait naître, selon Isabelle Sayn, « une construction horizontale du droit non pas sur le modèle du précédent mais sur un type probabiliste ». L'uniformisation des pratiques qui en résulte rendrait difficile la recherche de solutions alternatives par les avocats et les juges. N'est-ce pas brider considérablement l'inventivité de la jurisprudence que de l'indexer de manière conformiste à un chiffre délivré par une machine pour tous les cas semblables ? Au-delà, conclut Yannick Meneceur, le problème qui se pose est le choix du modèle de société que nous voulons : une société gouvernée par les « données » ou, ce qui a manifestement la préférence de l'auteur, un État de droit tel que nous l'avons bâti durant ces derniers siècles ?
2Cah. justice, dans son numéro 2/2019, a publié un dossier intitulé « Les défis de la justice numérique », constitué des articles suivants :
- - L'Intelligence artificielle, technologie de la vision numérique du monde, par J. Lassègue, p. 205 ;
- - Quelle place pour l'intelligence artificielle dans le processus de décision d'un juge ?, par D. Reiling, p. 221 ;
- - Connaître la production des juridictions ou prédire les décisions de justice ?, par I. Sayn, p. 229 ;
- - Visualisation interactive de la jurisprudence de la Cour de cassation, par A. Gonzalez Aguilar, p. 243 ;
- - La justice numérique : un panorama européen, par D. Piana, p. 257 ;
- - La justice dite « prédictive » : prérequis, risques et attentes - l'expérience française, par É. Buat-Ménard, p. 269 ;
- - Intelligence artificielle et mémoire de la justice : le grand malentendu, par Y. Meneceur et C. Barbaro, p. 277 ;
- - GLOSSAIRE, p. 291.
Notes
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[1]
Coordonnés par Harold Epineuse et Laetitia Brunin, la plupart des travaux qui figurent dans ce dossier ont été réalisés à l'initiative de l'Institut des hautes études sur la justice ou soutenus par lui, et notamment une journée d'études avec la Sous-direction de la statistique et des études du Ministère de la Justice et diverses interventions pour la CEPEJ du Conseil de l'Europe.
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[2]
Sur cette évolution, cf. L'Écho des lois. Du parchemin à internet, La documentation française, 2012.
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[3]
Cf. Le glossaire ci-dessous.
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[4]
« L'open data des décisions de justice - Mission d'étude et de préfiguration sur l'ouverture au public des décisions de justice » présidée par Loic Cadiet, La Documentation française, 2018.
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[5]
Cf. Antoine Garapon et Jean Lassègue, Justice digitale, PUF, 2018, p. 182 et ss.
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[6]
« La visioconférence dans le prétoire », Les Cahiers de la justice, 2011/2.
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[7]
Sur 3,9 millions de décisions de l'ensemble des juridictions judiciaires, seules 15.000 sont publiées par Légifrance, Bruno Pireyre, Journal du droit des sociétés, 31 mars 2019.
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[8]
« Les cours d'appel les plus efficaces de France. Douai et Colmar sont en tête des juridictions les moins contestées et les moins cassées », Le Figaro, 15 janv. 2019.
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[9]
Dématérialisation et inégalités d'accès au service public, 2019, Défenseurdesdroits (en ligne).
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[10]
Le Conseil exige l'accord du prévenu quant à l'usage de la visioconférence « eu égard à l'importance de la garantie qui s'attache à la présentation physique de l'intéressé » (Conseil constitutionnel, décision du 21 mars 2019, en ligne).