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Article de revue

La justice du XXIe siècle, le défi de l'image

Pages 107 à 116

Notes

  • [1]
    Prévue par la loi du 17 juin 1998 pour les mineurs victimes d'infractions sexuelles puis étendue en 2007 aux gardés à vue et aux interrogatoires du juge d'instruction. Sur la visioconférence, cf. « La visioconférence dans le prétoire ». Les Cahiers de la justice, 2011/2.
  • [2]
    L. Werth, Cour d'assises, Rieder, 1932.
  • [3]
    A. Garapon et J. Lassègue, Justice digitale, PUF, 2018, p. 182 et ss.
  • [4]
    L'anarchiste Emile Henry avait commis deux attentats à la bombe au commissariat des Bons enfants à Paris (5 morts) le 8 novembre 1892 puis au café Terminus (Gare Saint-Lazare) le 12 février 1894.
  • [5]
    Je prolonge ici l'analyse proposée dans mon livre La Foule innocente, DDB, 2018.
  • [6]
    Acte d'accusation du procès de Mehdi Nemmouche, Cour d'assises de Bruxelles, 10 janv. 2019 (cet acte est intégralement lu à l'audience).
  • [7]
    Audience du procès dit de la filière de Cannes-Torcy (Cour d'assises de Paris, mai-juin 2017) à laquelle j'ai assisté.
  • [8]
    Roland Barthes, La Chambre Claire, notes sur la photographie, Le Seuil, 1980, p. 139.
  • [9]
    M.-J. Mondzain, « L'image et la crise du jugement », Esprit, juin 1997.
  • [10]
    Cf. le texte de M. Tsikounas.
  • [11]
    Cf. R. Debray, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012, p. 56-57.
  • [12]
    Loi du 3 juin 2016 prévoit que le président de la cour d'assises peut ordonner l'enregistrement sonore en première instance (ce qui le rend facultatif) mais qu'il est obligatoire en appel « sauf renonciation expresse des accusés » (C. pr. pén., art. 308).
  • [13]
    Loi du 11 juillet 1985 (C. patr., art. L. 221-1 à L 222-3).
  • [14]
    « Prudhommes », Documentaire suisse de S. Goël, 2010.
  • [15]
    J.-G. Périot, cinéaste et réalisateur du long métrage Une jeunesse allemande (2015).

1Sous des supports de plus en plus nombreux, les images de violence n'en finissent plus de nous fasciner. Aujourd'hui, leur captation et leur diffusion sont entre toutes les mains. Celles-ci pénètrent de toutes parts le système judiciaire alors même qu'on pouvait le croire à l'abri derrière son épaisse muraille procédurale. L'écrit et la parole sont deux médiations qui y ont régné sans partage des siècles durant dans notre justice. L'image apparaît à partir du XIXe siècle sur deux plans : l'image interne d'abord qu'est la photographie policière (celle de l'identité judicaire ou des scènes de crime) et l'image externe, celle que les journaux publient à l'attention de leur public en empruntant les photos du dossier ou en captant celles de l'audience.

2Un flux d'images fixes ou en mouvement viennent désormais balayer les territoires que l'écrit procédural quadrillait. Leur présence est poussée à l'extrême quand il s'agit de juger la violence terroriste d'essence spectaculaire où le foisonnement des images transperce l'espace et le temps. Quelle sera l'attitude des professionnels du droit ? Comment le rituel judicaire qui métabolise patiemment la violence en un conflit argumenté s'organise-t-il pour subir cette intrusion ? Faut-il se protéger de l'image externe pour ne pas la subir ou, au contraire - ce qui sera soutenu ici - l'accepter et en encadrer l'usage ?

La multiplication des images de l'enquête

3Depuis une vingtaine d'année, l'image s'installe de plus en plus à l'intérieur du procès pénal aussi bien dans sa phase policière que judicaire. Un premier bloc est constitué par des images liées à l'enquête en cours. On connaissait les photographies des scènes de crime et l'album de l'identité judicaire (le portrait anthropométrique, par exemple). S'y ajoutent désormais les vidéos des auditions des gardes à vue ainsi que du cabinet du juge d'instruction. La visioconférence est présente toujours plus à tous les stades du procès pour entendre un accusé ou un témoin [1].

4 À côté de ces images contrôlées, une seconde catégorie concerne les images des faits eux-mêmes issus de la vidéo surveillance ou des photos prises par des témoins. Une troisième catégorie sont les images saisies chez les personnes mises en cause qui filment leurs faits et gestes » : DVD, captations personnelles par Smartphones, ordinateurs, caméras « embarquées » de type GoPro... Ce sont autant d'outils dont la prise de vue permet une transmission instantanée sur divers plateformes et réseaux sociaux. Toutes ces images « entrent » dans le dossier à partir de sources très différentes. Au cours des procès pour crime contre l'humanité, il arrive que des documentaires entiers soient diffusés pour éclairer les jurés.

5Corrélativement, les écrans s'installent dans les salles d'audience. Dans les tribunaux internationaux, ils sont omniprésents. Ils donnent d'autant plus facilement visibilité aux faits qu'il s'agit d'une criminalité politique où les images abondent. Il m'a été donné de voir sur les écrans du Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie le général serbe Mladic entrant dans Srebrenica. Ici, il était l'accusé principal mais, là, sur cette image, c'était César entrant dans Rome. Le peuple bosniaque se couchait devant ses glorieux soldats. L'histoire tragique de l'ex-Yougoslavie était sous nos yeux. Autour du chef, on entendait, on voyait la ville dévastée, ses ruines fumantes, le bruit lointain des canons. Au cours de sa marche triomphale, César commandait d'un geste souverain à ses troupes. Quoi ? L'ordre du massacre des bosniaques ? L'image ne le dit pas. Un âpre débat a suivi sur le sens de cette mise en scène, les auteurs de cette vidéo et les mille interprétations qu'on lui prêtera.

L'image et son interprétation

6Car si l'image montre le réel de l'acte, son évidence est trompeuse. Son contexte est absent, les lieux exacts imprécis et les personnes pas toujours identifiées. Ce qui est vu est bien là pleinement visible comme les armes du crime - ces « témoins muets » disait Léon Werth [2] - sur la table des pièces à conviction. Mais cette évidence visuelle ne raconte rien de l'acte lui-même. Je me souviens lors d'une audience que je présidais d'une photo extraite d'un dossier de police. C'était un fœtus mort qu'une gamine avait laissé dans les toilettes après son accouchement. Lors de son audition au tribunal pour enfants, devais-je montrer l'image ? Et à qui ? Etait-ce utile ? De quel poids devait peser cette vie morte en face de nos discussions savantes sur la responsabilité pénale de la jeune mère ? Il me fut soufflé que cette vie interrompue avait un nom et une sépulture ce que j'ai pu dire pour restituer sa présence sans avoir à montrer son image.

7Il est rare que l'image se suffise à elle-même. En pratique, elle est filtrée par la parole, intégrée à une rhétorique argumentative. Il arrive qu'elle soit repoussée, jugée inutile aux débats car sa prétention à l'évidence gêne le raisonnement argumenté. Parfois, l'image est un point d'appui lors d'une discussion sur les éventuelles brutalités policières. La vidéo des interrogatoires conçue comme un instrument de contrôle de la police (ou du juge d'instruction) est demandée aux assises en cas de contestation d'aveux prétendument obtenus sous la pression. Quand l'écran montre des aveux visiblement spontanés et, qui plus est, en présence de l'avocat, qu'ajouter ? L'image n'a-t-elle pas tranché ! Par ailleurs, il peut être nécessaire de diffuser un film appartenant à un pédophile (présentant des enfants abusés) non pas en audience publique mais lors d'une suspension pour les seuls jurés. De tels usages de l'image neutralisent son impact émotionnel dès lors qu'ils sont modérés par la prudence des acteurs.

8La pratique de la visioconférence est fréquente et utile mais elle appauvrit bien souvent le débat. La communication devient purement verbale, froide, fonctionnelle. La tension constitutive du débat judiciaire disparaît. Ce n'est plus un regard qu'on a en face de soi, mais un écran sans présence. Cette discontinuité entre le voir, l'entendre et le sentir, le geste et la parole, le texte et le contexte appauvrit de l'expérience de justice [3]. Dans le cas de témoignages de policiers anonymisés, on assiste de longues et fastidieuses lectures. En n'autorisant aucun échange direct avec les avocats, la distance de l'écran rigidifie les rôles antagoniques. Le témoin parle sans avoir le regard de son interlocuteur en face de lui. Pas un signe de soutien ou de réserve. Nul frisson d'approbation. Aucune réaction perceptible. On se parle de micro à micro, on se voit sans réellement se rencontrer. L'outil prend le dessus sur le débat.

La scène terroriste

9Cela est perceptible dans les affaires de terrorisme. L'image y est très présente depuis les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle. Lors du procès d'Emile Henry [4], le chroniqueur judicaire de l'époque, Albert Bataille, raconte que sur la table des pièces à conviction se trouvaient les restes de la bombe mais aussi la jambe arrachée d'un policier dans un bocal de formol. On ne pourrait plus aujourd'hui réduire la personne humaine à une simple pièce à conviction comme si une vitrine de prétoire était une table de dissection. Le corps démembré ne pourrait plus être ainsi lu à travers une grille procédurale. Si la victime n'est plus là, ses proches le seraient et son institution porterait sa mémoire. La dignité qui s'y attache briserait une telle réification.

10Les vidéo ou photos de décapitation que l'on retrouve aujourd'hui dans les Smartphones des djihadistes donnent lieu à d'insondables interrogations. Quand elles sont brandies dans des selfies par l'accusé lui-même, les questions posées exigent une explication tant cette barbarie nous révulsent et de façon sous-jacente pèsera lourd dans la conviction des juges. D'où viennent-elles ? Qui les a photographiées ? Comment ? Le récit qui en est donné - le plus souvent disculpant (« j'étais menacé » « on ne m'a pas laissé le choix ») - laisse sceptique. On reste sur l'impression d'un trophée de guerre rapporté pour épater la communauté virile des copains. Mais là encore, plaidera l'avocat, pourquoi douter de la version donnée par son client jeune, égaré, plongé dans un maelstrom de violence ? Manière, là encore, de plaider l'homme contextuel contre l'évidence visuelle.

11Il arrive qu'on présente à l'audience les images d'un attentat filmé par les caméras de surveillance [5]. Première scène. Un homme masqué par une casquette à visière entre dans le musée juif de Bruxelles. Il porte deux sacs dont il sort une arme de poing. Allah akbar ! Il tire deux fois à bout touchant sur un couple de visiteurs. Il avance et tire sur un employé qu'on voit s'affaisser. Il veut faire feu sur une quatrième personne mais l'arme s'enraye. Il sort une kalachnikov du second sac et tire à nouveau. Il tourne les talons et se dirige vers la sortie. Quatre morts en quatre-vingt-deux secondes. Arrêté une semaine plus tard, l'homme nie en bloc. Ces images seront les charges décisives en vue de son procès [6].

12Seconde scène. Une grenade explose dans un supermarché. Des portes de verre chutent lourdement dans un nuage de fumée noire. Des cris fusent après le bruit assourdissant de l'explosif. C'est un flot de réalité qui se répand brusquement dans le prétoire. D'un coup, nous voilà à nouveau là-bas au moment où la peur a commencé. Deux assaillants masqués s'enfuient à toutes jambes. Mais comment les reconnaître sous leurs capuches ? Suit un long débat sur la portée probatoire de l'image complétée par les témoins oculaires et analysée par des experts [7].

13Dans ces exemples, le travail de l'enquête impose son rythme. Après la diffusion des images, le président la dépouille de « l'effet de réel » qu'elle a produit. Il replace le décor de l'audience un moment perdu de vue. Il remercie le témoin pour sa déposition. Il instruit, c'est-à-dire qu'il poursuit le fil de ses questions, remue le dossier, fouille le moindre détail. Dans la première scène, il va entendre un expert en reconnaissance faciale pour identifier les hommes masqués. Dans la seconde, il demande au témoin de tourner son regard vers les accusés pour tenter de les reconnaître.

14L'image est ainsi vidée de sa sauvagerie. Elle ne dit pas « ce qui n'est plus » (dans le souvenir ému de la victime, par exemple) mais « ce qui a été ». Sa factualité rétablie autorise son interprétation. Il est vrai qu'elle certifie un fait dont la justice a besoin ce que Roland Barthes appelle « la force constative » propre à son pouvoir d'authentification [8]. Mais ce fait est passé au crible de la discussion critique. Et la victime silencieuse assiste à ce travail patient de reconstruction opéré par le juge sur des faits méticuleusement analysés, dépouillés de leur charge émotionnelle et façonnés comme des preuves pour y chercher la préméditation ou l'éventuelle complicité.

15Ressaisie par le rituel, fixée par la temporalité juridique, cotée dans les procès-verbaux, l'image est domestiquée. L'attentat n'est plus perçu dans son moment explosif mais saisi par un récit explicatif. La scène violente est vidée d'une émotion contagieuse qui biaiserait le jugement. Sa présence s'inscrit dans un processus qui disperse les affects en y mêlant le travail obstiné de la raison. En la mettant à distance, le juge maîtrise l'exhibition de la violence et fait vivre la diversité des interprétations. C'est ainsi qu'on peut montrer les images de violence dès lors qu'elles laissent ouverte la possibilité d'un jugement alors que les images violentes le sidèrent [9].

L'image manquante du procès

16À côté de cette image omniprésente dans le procès, on ne trouve aucune image équivalente du procès. Seule l'image de l'audience à l'ouverture des débats est, en l'état du droit actuel, possible. En principe, bien sûr, l'audience est publique. Des bancs (où jadis était inscrit « emplacement réservé au peuple ») attestent de la publicité des débats. En réalité, mis à part les professionnels concernés, ces bancs sont souvent vides. Au mieux, on y voit des journalistes spécialisés (un rang leur est réservé) et des dessinateurs. Le film et la photographie y sont rigoureusement interdits. Ordinateurs et Smartphones sont tolérés (permettant le live tweet). Le seul écho que nous aurons des débats est ce que le dessin d'audience saisira sur le vif et naturellement les récits des chroniqueurs judiciaires. Toute autre diffusion à destination du public est prohibée. On comprend mal qu'une société de l'image s'accommode d'un interdit aussi absolu pour la justice alors que d'autres institutions démocratiques - je pense aux travaux des commissions parlementaires - sont visibles sur les chaînes de télévision dédiées.

D'où vient cet interdit ?

17Cette étanchéité est souvent expliquée par une peur obsidionale de la part des professions concernées. On invoque le souci de préserver la sérénité des débats ou de protéger le droit à l'image (et à travers lui la présomption d'innocence). Mais on peut s'interroger sur des interdits vécus comme absolus alors qu'ils n'ont rien d'universels et sont historiquement datés ? [10]

18On peut y voir une version nouvelle de la querelle des images qui a jalonné l'histoire de l'Église. Celle-ci fut déchirée au moins deux fois dans son histoire sous l'empire Byzantin au VIIIe siècle et lors de la Réforme au XVIe siècle. Pour les iconoclastes, Dieu étant incréé ne pouvait être représenté. Toute image étant une idole, elle porte nécessairement atteinte à l'essence de la divinité. Pour les iconophiles, dès lors que le visage du Christ figure celui du Dieu incarné, son image donne à voir la transcendance de l'invisible. Comme l'iconoclasme voulait protéger l'Église de l'idolâtrie des images, l'interdit de la représentation de la scène judiciaire exprimerait la volonté de ne pas la désacraliser. La comparaison faite par Régis Debray entre l'audience américaine (fig. 1 un « atelier » où on travaille et où la photo est permise) et l'audience française (fig. 2 une « scène » déserte) est explicite de ce point de vue.

Figure 1 ©Reuters/Richard Drew/Pool

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Figure 1 ©Reuters/Richard Drew/Pool

Figure 2 ©Benoit Tessier/Reuters

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Figure 2 ©Benoit Tessier/Reuters

19« Aux États-Unis le verdict est l'expression d'une transaction conventionnelle et empirique sur le vraisemblable par un contrat mutuellement négocié entre l'inculpé et le juge ; en France, et en pays latin, l'inculpé est confronté au sacré de la Loi, expression de la volonté souveraine du peuple dont le juge est le ministre et l'intercesseur comme le prêtre l'est de la vérité évangélique » [11].

20La transcendance de l'office du juge - l'application de la Loi qui s'y déroule, le sanctuaire du délibéré, le port de la robe, l'illisibilité du dossier...- tout cela expliquerait l'interdit de la représentation. Dès lors que l'image est une icône à bannir du prétoire, la séparation avec le monde profane impliquerait de marquer cet interdit. Tout regard extérieur briserait cette frontière invisible qui garantit l'intégrité d'un office dans l'espace sacré où la Loi s'administre. La pureté du droit contenu dans l'arche sainte du Code y est ainsi préservée.

La tentative de briser l'interdit

21Pourtant de nombreuses entorses à cette règle d'or existent. On a permis récemment, quoiqu'avec beaucoup de prudence, l'enregistrement sonore des débats, ce qui est un premier pas [12]. L'enregistrement audiovisuel, pourtant prévu de longue date, est peu appliqué [13]. Il vise à constituer des « archives audiovisuelles des procès » et en garder mémoire quand ils offrent un intérêt pour l'histoire de la justice. Dans l'esprit de Robert Badinter, Garde des Sceaux et concepteur de cette réforme, elle avait pour objectif de filmer aussi la justice quotidienne (audience correctionnelle ou prud'homale) sans pour autant en permettre la diffusion immédiate (au nom du droit à l'image) et tomber dans la « justice spectacle ». Un délai de vingt ans était prévu pour la diffusion.

22Actuellement de façon ponctuelle, de multiples dérogations à ce délai sont accordées pour permettre des reportages, documentaires ou films. Le rapport Linden (2005) prévoyait un régime d'autorisation préalable délivrée par l'institution judiciaire (après avoir exclu la libre captation) seule capable de garantir l'équilibre entre la transparence de la justice et les droits individuels. Autrement dit, l'autorité judicaire autoriserait la captation et la diffusion des images à bref délai sous réserve de protéger tous ceux qui s'y opposeraient. Malgré sa prudence ce rapport fut oublié. On lui préféra de rares dérogations au cas par cas. Le principe de l'invisibilité de l'audience publique reste la règle.

23Depuis lors, avec le développement du Web et des réseaux numériques, le monopole de diffusion des images a éclaté. Il n'est pas impossible que dans cette configuration nouvelle, l'ouverture vienne des cours suprêmes. La Cour de cassation dispose depuis peu d'un système de caméra fixe où un régisseur dirige la captation des colloques ou des audiences solennelles. Elle ouvre son espace à une large diffusion de ses colloques accessibles en direct sur son site et sur son compte Twitter (plus de 100.000 followers). Le Conseil constitutionnel va plus loin en autorisant (depuis la présidence de Jean-Louis Debré) le filmage de son activité juridictionnelle elle-même (notamment les plaidoiries des avocats) et sa diffusion sur son site... Les cours suprêmes choisissent de se tourner vers l'autodiffusion de leurs activités sans laisser aux médias généralistes le choix des images. Choix qui s'apparente non à une banale communication institutionnelle mais à une ébauche de transparence de la scène judiciaire.

Vers la fin de l'iconophobie

24Ce débat n'est pas seulement lié à la mutation d'une institution soucieuse de vivre avec son temps. Il permet de dévoiler au public une justice vécue comme lointaine, complexe et lente. Aujourd'hui où le lien avec la société civile s'affaiblit (amenuisement du rôle des conseils de prudhommes, déjudiciarisation du divorce, projets de plates-formes numériques...), ce type d'image légitimerait une institution dont l'activité est largement méconnue. On découvrirait que l'acte de juger est fait de patience, d'écoute et d'un temps nécessairement long pour recoudre le lien social.

25L'acte de juger serait visible en quelque sorte dans sa corporéité. On verrait qu'aux prud'hommes, par exemple, le licenciement est bien autre chose qu'une rupture du contrat de travail. En assistant à ces audiences présentées à travers le documentaire de Stéphane Goël [14], j'ai le sentiment que l'enjeu est plus relationnel et moral qu'indemnitaire. Sur cette scène, les visages sont tendus dans la confrontation. Chacun a ses raisons que l'autre ne veut pas entendre. Chacun voudrait en finir mais personne ne veut perdre la face. Quand le ton monte, quand la confusion s'installe, le président calme le jeu, pose sa voix. « Puis-je parler sans être interrompu ? » Avec patience, il reprend les faits, synthétise l'évolution des positions, teste l'avancée des uns et des autres. « Alors ? » Un pari surplombe ces échanges : trouver un compromis. L'avocat et le délégué syndical rabotent les positions de leurs clients. Ils favorisent des rapprochements microscopiques mais décisifs.

26Grâce au film, on voit - mieux : on sent - le travail d'usure du conflit opéré par tous les acteurs. Le temps est un facteur décisif. Sa dynamique s'appuie sur le coût moral, financier, « énergétique » qu'entraînerait une procédure longue. Le juge joue de l'écoute patiente et de l'autorité de sa position. Combien d'heures se sont passées ? Conciliabule feutré, marchandage de dernière minute, calcul des indemnités, additions rapides, le compte y est-il ? Hélas non. Les parties reviennent sans accord. Alors le juge, tel un arpenteur, évalue le degré du désaccord, reformule l'enjeu, insiste encore. Sa détermination se mesure au temps qu'il arrache à la lassitude générale... et à la sienne. Silence. L'avocat est à bout de force. Il se penche vers le client. Silence encore. La tête de l'homme s'affaisse. Il est tard. Le tribunal va fermer ses portes. On entend à peine sa voix. « J'accepte ! » Ce film raconte mieux qu'un discours la « charge mentale », diraient les spécialistes du travail, qu'implique l'effort de juger.

27L'enjeu de ce type d'image est de diffuser le récit produit par l'oeuvre de la justice. Cette narration est d'autant moins visible qu'elle est concurrencée par des « écritures » médiatiques ou autres qui viennent raturer, biffer voire réécrire complètement cette œuvre. L'image du procès imposerait le récit tel que les acteurs l'écrivent. Son intégrité et l'éthique des professionnels seraient contrôlables. Leur impartialité plus lisible. Les décisions mieux comprises. Elle serait une source de confiance pour une institution dont la cote de popularité est peu élevée compte tenu des passions et des mécontentements qu'elle génère mais aussi de sa faible légitimité dans notre démocratie.

28Enfin, l'image fixerait le rôle de la justice dans la mémoire collective. Dans l'après-guerre, le procès de Nuremberg a noué un lien indissoluble entre mémoire, histoire et justice. Les archives qui furent constituées et les témoignages entendus ont largement permis d'écrire l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Le procès Eichmann en 1961 (dont les images ont donné lieu à de nombreux films et documentaires) a, plus encore, ouvert une « ère du témoin » en appelant les survivants à la barre. Son récit rendu vivant grâce aux images est une source d'enseignement pour les générations futures. En France, depuis les procès pour la mémoire (Barbie, Touvier, Papon), nous n'avons guère constitué d'archives audiovisuelles. Aucune trace n'a été conservée de la longue guerre que nous livre le terrorisme. Il est significatif qu'un documentariste travaillant en profondeur sur « la bande à Baader », figure du terrorisme d'extrême gauche ayant sévi en Allemagne de 1972 à 1977 ne trouve que très peu d'images : une minute et 20'' pour cinq attentats majeurs en 1972 et aucune ou presque pour les procès ! [15]Tout se passe comme si nous voulions oublier ces moments où la société a été sauvagement attaquée soit par la mort précipitée des auteurs, soit par leur enfermement.

29Pourtant, le temps vif de tels évènements n'est pas achevé tant qu'il n'est pas jugé. L'étape du procès est nécessaire pour passer au temps de la mémoire. Le moment de justice filmé, son rôle dans le travail de mémoire pourra apparaître. Je me souviendrai toujours en visitant la maison des enfants d'Izieu du réquisitoire de Pierre Truche lors du procès de Klaus Barbie qui passait en boucle dans une salle de classe. La fonction mémorielle de la justice exige qu'une trace de son action soit préservée pour être transmise. Notre responsabilité est d'en garder les images pour façonner cette mémoire du futur.


Date de mise en ligne : 19/05/2019

https://doi.org/10.3917/cdlj.1901.0107

Notes

  • [1]
    Prévue par la loi du 17 juin 1998 pour les mineurs victimes d'infractions sexuelles puis étendue en 2007 aux gardés à vue et aux interrogatoires du juge d'instruction. Sur la visioconférence, cf. « La visioconférence dans le prétoire ». Les Cahiers de la justice, 2011/2.
  • [2]
    L. Werth, Cour d'assises, Rieder, 1932.
  • [3]
    A. Garapon et J. Lassègue, Justice digitale, PUF, 2018, p. 182 et ss.
  • [4]
    L'anarchiste Emile Henry avait commis deux attentats à la bombe au commissariat des Bons enfants à Paris (5 morts) le 8 novembre 1892 puis au café Terminus (Gare Saint-Lazare) le 12 février 1894.
  • [5]
    Je prolonge ici l'analyse proposée dans mon livre La Foule innocente, DDB, 2018.
  • [6]
    Acte d'accusation du procès de Mehdi Nemmouche, Cour d'assises de Bruxelles, 10 janv. 2019 (cet acte est intégralement lu à l'audience).
  • [7]
    Audience du procès dit de la filière de Cannes-Torcy (Cour d'assises de Paris, mai-juin 2017) à laquelle j'ai assisté.
  • [8]
    Roland Barthes, La Chambre Claire, notes sur la photographie, Le Seuil, 1980, p. 139.
  • [9]
    M.-J. Mondzain, « L'image et la crise du jugement », Esprit, juin 1997.
  • [10]
    Cf. le texte de M. Tsikounas.
  • [11]
    Cf. R. Debray, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012, p. 56-57.
  • [12]
    Loi du 3 juin 2016 prévoit que le président de la cour d'assises peut ordonner l'enregistrement sonore en première instance (ce qui le rend facultatif) mais qu'il est obligatoire en appel « sauf renonciation expresse des accusés » (C. pr. pén., art. 308).
  • [13]
    Loi du 11 juillet 1985 (C. patr., art. L. 221-1 à L 222-3).
  • [14]
    « Prudhommes », Documentaire suisse de S. Goël, 2010.
  • [15]
    J.-G. Périot, cinéaste et réalisateur du long métrage Une jeunesse allemande (2015).

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