Notes
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[1]
Ces observations s'inspirent notamment de celles échangées avec des experts judiciaires lors d'une journée d'étude tenue en 2010 à Toulouse. Elles correspondent à un questionnement dont ces collaborateurs de justice sont familiers.
-
[2]
Chacun appréciera à sa convenance le lien proposé entre la trilogie mentionnée des vérités en cause et une trilogie de savoirs imprégnant plus ou moins leur recherche. Il est vrai que la pluralité des savoirs face auxquels peuvent se trouver les juridictions est le plus souvent localisée dans le domaine des sciences "exactes" ou "humaines", l'essentiel ne consistant alors qu'à décrire et analyser l'usage qu'en font les juges.
-
[3]
C'est la jurisprudence constante de la Cour de cassation.
-
[4]
Expression célèbre de J. Carbonnier dans "Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur" L.G.D.J., première publication en 1969.
-
[5]
Trilogie délèbre, aujourd'hui énoncée en matière civile à l'article 1355 du code civil, objet d'une jurisprudence abondamment commentée ayant notamment, en 2006, élargi la notion de cause.
-
[6]
Loyauté et transparence poursuivies, entre autres, par les exigences de contradiction des débats et de motivation des décisions.
-
[7]
Innombrables procès dans lesquels aucune question scientifique ou technique ne se pose au juge.
-
[8]
Voir notamment le texte de l'article 232 du code de procédure civile évoquant toute "question de fait qui requiert les lumières d'un technicien".
-
[9]
L'article 238 du code de procédure civile précise que le technicien "ne doit jamais porter d'appréciations d'ordre juridique". L'y autoriser serait pour le juge un manquement à sa mission exclusive de juger.
-
[10]
On comprend que des juges puissent préférer de la part d'un expert des appréciations non affaiblies par l'expression d'un doute. Ce sujet est sensible dans toute réflexion sur la formation des experts.
-
[11]
C'est la règle que pose, en matière civile, l'article 480 du code de procédure civile attribuant littéralement l'autorité de la chose jugée au jugement "qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal". Exclusion, en conséquence, de la notion ancienne de "motifs décisoires".
-
[12]
Jurisprudence constante de la Cour de cassation.
-
[13]
C. pr. civ., art. 246.
-
[14]
Ainsi de l'annulation d'un contrat auparavant exécuté, qui peut conduire par un souci de vérité juridique à une aventureuse remontée dans le temps qui débouche, si l'exécution a été successive et non instantanée ou si l'objet de la convention était incompatible avec une restitution, sur l'impossibilité pratique d'une mise à néant, qui se résout en dommages-intérêts.
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[15]
"E pur si muove" Expression attribuée à Galilée lors de sa comparution en 1633, affirmation scientifique persistante face à la thèse "judiciaire" contraire de l'inquisition, selon laquelle la Terre était le centre du monde...
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[16]
Expression du premier président Guy Canivet lors de l'audience solennelle de la Cour de cassation de 2006.
1Il est dans l'office fondamental des juges de rechercher, de faire ressortir, de dire ou de proclamer la vérité, et chacun sait qu'on est en présence d'une vérité lorsque la chose qui apparaît est conforme à ce qu'elle est ou exprime réellement. Cela pose la question des sources mêmes ou des critères de cette conformité et tout juge, en les recherchant, rencontre une "croisée de vérités", des notions impliquant des savoirs qui conditionnent l'exercice de sa mission : la science qui lui permet de comprendre les faits, le droit qui lui permet de délibérer, et la portée de sa décision qui lui permet d'anticiper ses conséquences. Il existe en d'autres termes, pour être croisées en justice, une vérité scientifique, une vérité juridique et une vérité judiciaire. Pour les faire apparaître existent, pourrait-on dire, le savant, le juriste et le juge, personnes confondues ou distinctes, munies de façon égale ou inégale d'un savoir. Il semble donc intéressant de contempler un peu le scientifiquement vrai, le juridiquement vrai et le judiciairement vrai, c'est-à-dire ce qui est vrai comme conforme à la science, ce qui est vrai comme conforme au droit, et ce qui est vrai comme conforme à la décision de justice. Il apparaîtra que ces trois vérités, chacune attachée à un savoir, peuvent, interpelant alors le juge, se rapprocher ou au contraire s'opposer [2].
I - Elles se rapprochent par leur fonction, au-delà de la diversité de leurs sources et de leurs voies d'accès
2a) Ce à quoi elles prétendent est d'abord d'attester d'une conformité, celle d'une proposition donnée à un système de références véritables : Tel phénomène est conforme aux lois de la physique, telle obligation figure dans le code civil, telle personne est responsable d'un dommage et doit le réparer parce qu'un jugement l'a dit.
3Il s'agit aussi, et peut-être surtout, de fuir un contraire. On connaît des contraires de la vérité, ils connaissent des degrés divers, empruntant ou non à l'intentionnel ou au fautif : Erreur, fausseté, mensonge et autres contre-vérités. Ici, ignorer ou déformer les données de la science, inventer une norme qui n'existe pas ou nier une norme existante, dénaturer le contenu d'un jugement en lui faisant dire ce qu'il ne dit pas ou en lui faisant taire ce qu'il dit. Ces contraires sont éliminés par la rigueur, l'information, la réflexion, le raisonnement, la clairvoyance, la lucidité, la sincérité.
4Elles se rapprochent aussi par ce qu'elles postulent. Elles présupposent la présence d'une question, une incertitude à dissiper : Les caractéristiques génétiques de ces deux personnes révèlent-elles un lien de filiation ? Quelles conséquences le code civil attribue-t-il à ce lien ? La deuxième personne est-elle l'enfant de la première ? Ainsi se dégage une hypothèse qui, vérifiée ou non, aboutit à une conclusion. Encore faut-il que la recherche qui permet d'aller vers ces vérités soit réalisable, c'est-à-dire qu'existe une possibilité concrète d'y accéder.
5b) Ce qui permet d'accéder à la vérité scientifique est tout simplement la connaissance que le savant ou l'expert en a. Une vérité scientifique peut exister sans que personne ne s'en doute car la connaissance n'est pas allée jusqu'à elle. C'est pourquoi on parle par exemple en justice, pour juger des responsabilités médicales, de la nécessaire conformité des soins administrés aux données acquises, à leur époque, de la science [3].
6Ce qui permet d'accéder à la vérité juridique est le contenu de la norme mais aussi la reconstitution qu'en fait le juriste quand elle n'est pas claire. Une dose d'incertitude affecte déjà cette vérité. On parle parfois de "flexible droit [4]", de la recherche de la volonté des parties.
7Ce qui permet d'accéder à la vérité judiciaire est seulement la légitimité et l'autorité, dépendant du système de valeurs en vigueur, de la décision de justice qui la contient ou l'énonce. À la constitution de cette troisième vérité participe, c'est évident, un élément fortement imprégné d'appréciation et de respect d'un ordre institutionnel. On parle alors d'autorité de la chose jugée et on s'interroge sur la consistance de cette chose au regard de son périmètre, constitué par les parties, l'objet et la cause du litige [5].
8Mais ces différences dans leurs sources n'empêchent nullement ces vérités de participer à une fin commune. Ainsi se profile cette idée que la vérité juridique, positivement entendue, permet de passer de la vérité scientifique à la vérité judiciaire, les transformant en vérités concordantes lorsqu'elles risquent d'être concurrentes. Les vérités et les savoirs ou savoir-faire leur correspondant se complètent ainsi, on pourrait même dire qu'ils s'expliquent idéalement les uns par les autres.
9c) L'essentiel est que le droit ne triche pas avec cette fonction de liaison, et qu'il l'exerce par la mise en œuvre de valeurs de loyauté, de transparence, en tout cas de sincérité et d'authenticité. L'essentiel est aussi que l'agent de constatation que constitue celui qui prend la décision contenant la vérité judiciaire mette en œuvre les mêmes valeurs, et c'est pourquoi l'éclosion de la vérité judiciaire doit se faire par la mise en œuvre de règles de procédure participant de la vérité juridique [6]. N'oublions pas que les trois vérités ne forment évidemment pas un ensemble obligé. S'il est difficile à la vérité judiciaire, dans un État de droit, de se passer du savoir juridique, elle peut se passer de tout savoir scientifique lorsque la chose à juger n'en a que faire [7]. Le savoir juridique ne débouche pas forcément sur une vérité judiciaire puisque la mise en œuvre du droit ne passe heureusement pas obligatoirement par l'intervention d'un juge. La grande vérité scientifique transcende bien sûr le modeste périmètre de sa mobilisation pour les besoins des procès.
II - On entrevoit par là ce qui oppose les trois vérités
10a) Il s'agit au premier chef de ce qui les fonde, ce qui donne autorité à celui qui les énonce. Sont ici en concurrence le savoir et la situation institutionnelle.
11Le savoir, autrement appelé la connaissance, est le seul fondement de la vérité scientifique et la source de l'autorité du savant ou plus modestement du technicien, expert ou sachant [8]. Il s'agit d'un savoir appliqué à des disciplines répertoriées se rattachant aux sciences exactes ou aux sciences humaines, sans considération de toute autre source d'autorité. Le savoir participe aussi à la vérité juridique car il faut, pour formuler cette vérité, savoir ce que disent les lois. Mais il reste la situation institutionnelle. D'elle, la vérité scientifique n'a que faire, mais elle est absolument nécessaire à l'existence même de la vérité judiciaire. Ce que contient un jugement est vrai parce que le jugement émane d'un juge. Que ce jugement soit erroné, notamment au regard de la vérité juridique - et à plus forte raison scientifique- n'y change théoriquement rien. C'est un a priori dont le caractère extraordinairement artificiel ne doit pas faire illusion : Seule une autre vérité judiciaire pourra succéder à l'erreur judiciaire commise, par le jeu des voies de recours ou par l'effet d'un réexamen que commanderait la règle de procédure.
12On voit là le sens stratégique de la notion de légitimité, qui est la source de l'autorité. On devine la richesse du rôle de celui - expert judiciaire ou autre - dont le savoir scientifique, instrument d'approche de la vérité scientifique, légitime la consultation en vue d'une décision judiciaire qui sera pour lui une source de légitimité puisque son avis formulé a des chances de devenir, si le juge -comme on dit- l'entérine, la vérité judiciaire. Peut-être cet avis de l'expert est-il au fond la seule représentation possible d'un confin des vérités scientifique et judiciaire, lui qui est sans pouvoir ni regard sur la vérité juridique qui n'est débattue qu'entre les parties et le juge et dont il est interdit de lui déléguer la recherche [9].
13b) Elles s'opposent en deuxième lieu par la place qu'elles laissent ou non au doute, qui obère quand il existe la pertinence du savoir.
14Le doute est bien sûr, toujours permis quand il s'agit de la vérité scientifique. Le vrai et le faux de propositions soumises à des vérifications scientifiques (Le pont pouvait-il supporter telle charge ? Le terrain a-t-il glissé sous l'effet de telle cause ? Les atteintes corporelles constatées impliquaient-elles tel type d'agression ?) sont parfois certains, parfois probables, parfois simplement possibles. On dit souvent que la certitude du faux s'atteint plus facilement que celle du vrai. Le doute scientifique est soit créatif lorsqu'il pousse à des recherches supplémentaires, soit implacablement résiduel s'il impose de se contenter de réponses incomplètes à des questions trop ambitieuses. En exclure l'éventualité est en tout cas un non-sens, même pour des commanditaires qui rechercheraient plutôt une vérité judiciaire exempte de doute [10].
15Le doute n'est pas vraiment le bienvenu dans l'expression des deux autres vérités.
16La vérité juridique ne l'exclut pas radicalement mais elle ne l'affectionne pas. Si le droit retient le doute sur les faits, y compris bien sûr sur ceux qui auraient été l'objet d'un questionnement à l'aune de la vérité scientifique, c'est pour lui attacher des conséquences claires, et, si l'on peut dire, non douteuses : Le doute profite à l'accusé si les faits imputés ne sont pas établis, le doute profite au salarié si la cause du licenciement n'est pas clarifiée. Il existe certes des débats, querelles d'école, polémiques, sur le droit lui-même et sur le point de savoir ce qui lui est conforme. Mais ils appartiennent toujours ou presque à l'ordre du regrettable. Le juriste ambitionne en général de les lever pour faire progresser, par clarification, le droit. À la lisière de la vérité juridique se trouve la jurisprudence, qui vise précisément à cette opération de clarification. La vérité judiciaire aime encore moins le doute, et le dispositif d'une décision de justice qui tranche tout ou partie d'un litige énonce une chose non douteuse, la chose jugée. Le jugement qui ne tranche aucune contestation dans son dispositif ne juge rien, et ses motifs, fussent-ils décisoires, n'ont pas autorité [11]. La vérité judiciaire est sans réserve ou n'est pas. Elle prétend détruire le doute dès lors qu'elle est motivée, elle le transforme en dispositions claires, et le doute est interdit dans des motifs qui doivent soutenir ces dispositions claires. Des motifs dubitatifs équivalent à une absence de motifs [12].
17c) Les trois vérités et les savoirs qui leur correspondent s'opposent en définitive par leur degré de relativité.
18Le réservé s'oppose au péremptoire. La vérité scientifique, comme le savoir de même nature appliqué au procès, vise toujours à l'établissement d'une preuve. Elle est d'ailleurs recherchée au travers d'une mesure d'instruction ordonnée aux frais avancés ou définitifs de celui qui a la charge de cette preuve. La certitude ou l'incertitude qu'apporte la mesure, lambeau de vérité scientifique, ouvre ou n'ouvre pas un chemin clair aux deux autres vérités, celle qui est juridique et qui est porteuse du droit à appliquer aux faits éventuellement passés au laminoir de la science, et celle qui est judiciaire et que porte dans sa toge, avec son savoir-faire, le juge appelé à trancher de façon péremptoire. Mais si le juge, émetteur potentiel de la vérité judiciaire, est prisonnier de la vérité juridique, il ne l'est pas, curieusement, de la vérité scientifique, car l'avis de l'expert ne le lie pas [13]. Amalgame de la vérité et de l'autorité, arbitrage sans cesse recommencé, raison d'être de la justice.
19Le provisoire s'oppose ici au durable. Les trois vérités et les savoirs qui les supportent se trouvent dans un schéma hiérarchique contraire. La vérité scientifique n'est changeante que dans son apparence car cette dernière dépend du progrès, de la stagnation ou du recul de la connaissance mais elle est, en elle-même, une donnée pérenne. La vérité juridique se cherche sans cesse à mesure des mutations du droit. Il arrive qu'elle ait besoin de fictions, concept permettant de fixer une abstraction pour rendre cohérent un ensemble de propositions [14].Quant à la vérité judiciaire, son caractère provisoire se mesure en courte période à l'efficacité des voies de recours et en longue période aux évolutions, modifications ou revirements de la jurisprudence. Singulière hiérarchie et prééminence à toujours remettre en cause. "Et pourtant elle tourne [15]" disait Galilée au tribunal de l'Inquisition porteur présumé d'une vérité contraire issue d'un savoir présumé.
20Il existe chez le juge, praticien du droit et ami des sciences, le rêve d'une harmonie entre les savoirs et savoir-faire appliqués aux vérités scientifiques, juridiques et judiciaires. Il peut exister aussi, à observer les réalités concrètes, une croyance dans un risque de distorsion entre eux. Le bon sens intellectuel et l'expérience enseignent l'opportunité d'une remise en place du contenu et du rôle de ces vérités et de ces savoirs, sans que soit perdue de vue l'idée d'une vérité commune qui les transcenderait, et qui livrerait au sage jugeant toujours "les mains tremblantes [16]" des mondes de connaissance et des règles d'action raisonnables.
Notes
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[1]
Ces observations s'inspirent notamment de celles échangées avec des experts judiciaires lors d'une journée d'étude tenue en 2010 à Toulouse. Elles correspondent à un questionnement dont ces collaborateurs de justice sont familiers.
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[2]
Chacun appréciera à sa convenance le lien proposé entre la trilogie mentionnée des vérités en cause et une trilogie de savoirs imprégnant plus ou moins leur recherche. Il est vrai que la pluralité des savoirs face auxquels peuvent se trouver les juridictions est le plus souvent localisée dans le domaine des sciences "exactes" ou "humaines", l'essentiel ne consistant alors qu'à décrire et analyser l'usage qu'en font les juges.
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[3]
C'est la jurisprudence constante de la Cour de cassation.
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[4]
Expression célèbre de J. Carbonnier dans "Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur" L.G.D.J., première publication en 1969.
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[5]
Trilogie délèbre, aujourd'hui énoncée en matière civile à l'article 1355 du code civil, objet d'une jurisprudence abondamment commentée ayant notamment, en 2006, élargi la notion de cause.
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[6]
Loyauté et transparence poursuivies, entre autres, par les exigences de contradiction des débats et de motivation des décisions.
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[7]
Innombrables procès dans lesquels aucune question scientifique ou technique ne se pose au juge.
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[8]
Voir notamment le texte de l'article 232 du code de procédure civile évoquant toute "question de fait qui requiert les lumières d'un technicien".
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[9]
L'article 238 du code de procédure civile précise que le technicien "ne doit jamais porter d'appréciations d'ordre juridique". L'y autoriser serait pour le juge un manquement à sa mission exclusive de juger.
-
[10]
On comprend que des juges puissent préférer de la part d'un expert des appréciations non affaiblies par l'expression d'un doute. Ce sujet est sensible dans toute réflexion sur la formation des experts.
-
[11]
C'est la règle que pose, en matière civile, l'article 480 du code de procédure civile attribuant littéralement l'autorité de la chose jugée au jugement "qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal". Exclusion, en conséquence, de la notion ancienne de "motifs décisoires".
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[12]
Jurisprudence constante de la Cour de cassation.
-
[13]
C. pr. civ., art. 246.
-
[14]
Ainsi de l'annulation d'un contrat auparavant exécuté, qui peut conduire par un souci de vérité juridique à une aventureuse remontée dans le temps qui débouche, si l'exécution a été successive et non instantanée ou si l'objet de la convention était incompatible avec une restitution, sur l'impossibilité pratique d'une mise à néant, qui se résout en dommages-intérêts.
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[15]
"E pur si muove" Expression attribuée à Galilée lors de sa comparution en 1633, affirmation scientifique persistante face à la thèse "judiciaire" contraire de l'inquisition, selon laquelle la Terre était le centre du monde...
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[16]
Expression du premier président Guy Canivet lors de l'audience solennelle de la Cour de cassation de 2006.