Couverture de CDLJ_1704

Article de revue

Du dèmos dans la justice. À propos du film de Claude Lelouch, Chacun sa vie

Pages 755 à 768

Notes

  • [1]
    Incarné en l'occurrence par Éric Dupont-Moretti, avocat.
  • [2]
    Hormis quelques contentieux spécialisés, réservés à une cour d'assises composée de magistrats professionnels (notamment les affaires militaires ou de terrorisme), le jury populaire est la règle pour juger des affaires criminelles de droit commun depuis la Révolution française et la loi de 1791, date à laquelle la société civile se réapproprie la fonction de juger.
  • [3]
    L'Héliée est en Grèce ancienne le nom du tribunal populaire, composé de 6 000 citoyens de plus de 30 ans, appelés les Héliastes. Chargés de rendre la justice, ses membres étaient désignés par tirage au sort tous les ans par l'Ecclésia. Périclès a institué une indemnité journalière destinée à inciter les citoyens à participer aux tribunaux.
  • [4]
    « Vous êtes les six boules gagnantes du loto de la justice », dira également à la fin du film notre sage en mal de métaphores. « Ou les six boules perdantes ! » (sic !).
  • [5]
    Denis Salas : « Juger en démocratie », in La cour d'assises, bilan d'un héritage démocratique, éd. La Documentation française, Association française d'histoire de la justice, 2001, p. 7.
  • [6]
    « Juger c'est cette stabilité au bord de l'abîme, ce mince espace hanté dans la mauvaise conscience où il faut tenir bon, ne pas basculer dans le puissant courant des conflits humains ; bref, une fragilité et une violence mêlées », Denis Salas, ibid. p. 13.
  • [7]
    Au lieu de neuf auparavant.
  • [8]
    La Constituante, de 1789 à 1791, produit un système de justice complet et cohérent : « une justice populaire et proche du justiciable, à peu près gratuite où des juges élus et indépendants des puissances d'État rendent leur jugement au nom du peuple français. Il est significatif d'ailleurs qu'en 1792 le transfert de légitimité politique se réalise lors d'un procès équitable, celui de Louis XVI, où l'Assemblée nationale après un débat circonstancié et approfondi affirme solennellement, à travers la peine de mort votée contre le roi, la nouvelle souveraineté du peuple. » (Denis Salas, ibid., p. 106).
  • [9]
    Héraclite, Frag. 104.
  • [10]
    La bataille navale des Arginuses est l'un des derniers grands épisodes de la guerre du Péloponnèse, qui opposa Athènes et Sparte pendant près de trente ans. Elle eut lieu pendant l'été -460 dans la mer Égée, au large de l'île de Lesbos, face aux îles Arginuses qui bordent la côte. La flotte athénienne, commandée par huit stratèges, y défit la flotte lacédémonienne et se solda par la victoire athénienne. Toutefois, les généraux grecs victorieux furent condamnés à mort par les Athéniens au motif qu'ils avaient négligé, à la suite d'une tempête, de recueillir et de ramener dans la cité les corps des nombreux naufragés... Ce funeste épilogue illustre les excès de la démocratie athénienne, à travers l'influence des rhéteurs et des démagogues sur le peuple.
  • [11]
    Éducation en grec. Ce terme se comprend comme apprentissage moral de la liberté et de la noblesse ou de la beauté. C'est un héritage culturel poursuivi à travers les générations et, à Athènes, la paideia, combinée avec l'ethos, devait aboutir à l'excellence du citoyen.
  • [12]
    La correctionnalisation est une pratique qui consiste, pour le parquet, à sous-qualifier une infraction, de manière à pouvoir juger l'affaire devant la juridiction correctionnelle (où ne siègent que des magistrats professionnels), en ramenant le crime à un délit.
  • [13]
    En dehors même de la période antérieure à 1832 et à la généralisation des circonstances atténuantes, on peut penser à l'infanticide qui fut un temps correctionnalisé par le législateur pour éviter de trop nombreux acquittements.
  • [14]
    « Je ne recevrai pas le présent à titre d'héliaste... J'écouterai avec une égale attention l'accusation et l'accusé et je ferai porter mon vote sur l'objet précis de la dispute ». Cité par Denis Salas, p. 27, note 30.
  • [15]
    Pour reprendre une expression de Marcel Détienne dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, éd. Pocket, coll. Agora, 1994.
  • [16]
    Alètheia est le nom de la vérité conçue comme dévoilement de l'étant, comme évitement de l'oubli (lèthè = oubli ; a = privatif). Selon Marcel Détienne, « La parole de vérité est du même ordre : comme la main qui donne, qui reçoit, comme les gestes d'imprécation, elle est une force religieuse qui agit en fonction de sa propre efficacité ». Une telle parole n'avait pas besoin de se prouver. La vérité des Maitres de vérité est une vérité qui advient, tout simplement.
  • [17]
    Alors même que tous n'avaient pas le même droit à la parole dans la société homérique de l'Iliade. Ainsi Ulysse, qui parle à l'assemblée des chefs avec les siens, les autres hommes « valeureux », les chefs de guerre, il distribue à Thersite, homme du peuple dont l'outrecuidance - l'inconscience - le pousse à prendre la parole de manière tout à fait déplacée, une volée de coups de bâton, plus précisément de skeptron, qui est l'instrument investi de puissance, dont la fonction est d'assurer à chacun des chefs à tour de rôle le droit à la parole. Cette parole refusée à Thersite, comme elle sera plus tard refusée aux simples guerriers découragés qui font mine d'abandonner le combat, au profit de sévères remontrances, Ulysse la réserve à ses égaux, aux hommes ayant fait la preuve de leur vaillance, les chefs, qui méritent le partage de cette parole.
    V. à ce propos les études de Finley Le monde d'Ulysse ; Détienne : Les Maîtres de vérité ; Gernet : Droit et prédroit en Grèce ancienne.
  • [18]
    V. supra, p. 1.
  • [19]
    Le crime est certes qualifié par le droit, et entre dans une catégorie déterminée, bénéficiant ainsi d'une représentation ; mais c'est au niveau ontologique, en tant qu'il annule la raison, qu'il est légitime de parler d'un « irreprésentable » de la figure du meurtre.
  • [20]
    Ce terme est à comprendre en un sens non carcéral, c'est-à-dire indépendamment de l'usage qu'en fait Foucault. Le panoptisme désigne la « médiété », le mésotès, ce qui est au milieu au sens de centre géométrique, centre de partage, permettant la réciprocité d'une relation où ce qui peut voir peut aussi être vu. La publicité et la transparence - le non-secret - sont « au centre » de ce concept qui fonde le principe, équitable et isonomique, de la démocratie.
  • [21]
    Héraclite disait la nécessité de combattre pour sa loi comme pour ses murailles, car la loi est la muraille de la cité.
  • [22]
    Bien entendu, il faut ici prendre le contre-pied exact de ce qui se passe dans le film de Lelouch, où l'avocat chargé d'assurer la défense de De Vidas se refuse à plaider, à la demande de son client et ami. Pire : lorsque celui-ci a la parole en dernier, il se livre à un véritable réquisitoire contre lui-même, alors que l'avocat général avait au préalable requis quinze ans d'emprisonnement (sic !). « Je remercie l'avocat général pour son remarquable réquisitoire. (...) Je vous demande une peine exemplaire. (...) Je réclame la prison à perpétuité pour réfléchir au mal que j'ai causé. »
  • [23]
    L'hubris est le fait d'Antigone, cela est admis, mais l'hubris est aussi le fait de Créon, dans son aveuglement à ne pas reconnaître les « dieux d'en bas » ni le respect qui leur est dû.
  • [24]
    Respectivement : les choses sacrées selon la cité et les choses sacrées selon les dieux.
  • [25]
    Anaximandre de Milet, -610 à -546 environ avant J-C, est un penseur grec présocratique, qui a tenté d'expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde. Il dégage ainsi le principe de l'apeiron en tant que substance ou principe originel de toutes choses, source ou réceptacle de tout, éternel et indestructible, cause de la génération et de la corruption de toutes choses.
  • [26]
    Il y a une grande difficulté à traduire ce terme, qui désigne ce qui ne possède pas de limites, qui n'a pas de contour précis, qui est infini ou indéfini, et qui en tous cas s'oppose aux éléments dont d'autres penseurs présocratiques faisaient l'origine de toutes choses, comme le feu pour Thalès par exemple. L'apeiron est inengendré, illimité, indéterminé et cause génératrice.
  • [27]
    Hommes politiques, législateurs ou philosophes, ces sept sages étaient connus pour leur sagesse pratique et leurs maximes mémorables, dont ils firent présent à Apollon et qu'ils inscrivirent sur le temple de Delphes. On attribue ainsi la maxime « rien de trop » à Solon d'Athènes, celle de Cléobule de Lindos étant « la modération est le plus grand bien ».
  • [28]
    Veri dicere = celui qui dit le vrai.
  • [29]
    Le radical *Med, qui se retrouve dans la « mesure » mais aussi dans « médecin », permet de considérer la maladie comme désordre, et a contrario, la santé comme remise en ordre des éléments qui composent le corps.
  • [30]
    OEdipe a été défini comme « membrane souffrante entre l'homme et les dieux ».
  • [31]
    Dans son poème, de la Nature, Parménide d'Elée divise la connaissance en deux parties : la vérité (alètheia), et l'opinion (doxa).
    « Apprends donc toutes choses,
    Et aussi bien le coeur exempt de tremblement
    de la vérité au beau cercle
    Que les opinions des mortels, dans lesquelles
    il n'est rien qui soit vrai ni digne de crédit. »
    À côté de ces deux voies, se trouvent les dokunta, qu'il est possible de traduire par « configurations estimables », et que le philosophe peut forger, en éduquant sa pensée.
  • [32]
    L'éthos désigne à l'origine la manière dont les membres du corps sont agencés, pour désigner ensuite, dans la logique d'un processus d'abstraction, la bonne tenue harmonique de l'ensemble.
  • [33]
    Les dispositions de l'article 304 du code de procédure pénale relatif au serment des jurés est libellé de la sorte : « Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., de ne trahir ni les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse, ni ceux de la victime (...) ; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ; de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre ».
  • [34]
    Il s'agit de nommer « l'impression » que le réel fait sur la raison.
  • [35]
    Les « configurations estimables » dont parle Parménide dans son poème sur la Nature.
Dionysos est un juge !
M'a-t-on compris ?
Nietzsche.

1Dans une ville de province, le temps d'un festival de jazz, Lelouch filme différents parcours qui se rejoignent, se rencontrent et se défont le temps d'un procès. Dans ce film « Chacun sa vie », on suit une série de personnages qui ne se connaissent pas et qui vont se retrouver fortuitement, tirés au sort pour composer un jury d'assises, où rencontrer des magistrats professionnels. Cet article prend appui sur ce film pour en tirer une réflexion sur l'origine du jury en Grèce, fondement démocratique de notre justice.

2Le film de Claude Lelouch, paru en mars 2017, Chacun sa vie, s'ouvre sur les paroles sentencieuses qu'un président d'assises  [1] assène consciencieusement à ses jurés  [2], comme le ferait un sage sur l'Héliée  [3]...

3Ce sermon inaugural se retrouvera par ailleurs, et à peu de choses près, à la fin du film, au moment où la cour et le jury se retirent pour délibérer...

4« De cette discussion collective que nous allons avoir avec mes assesseurs va sortir une vérité que la société va consacrer comme la vérité. Quand le hasard vous a fait venir parmi nous - le hasard, disait Einstein, est le costume que le bon Dieu utilise pour circuler parmi nous -, vous ne vous doutiez sans doute pas de quelle ampleur serait votre tâche. On est rentré dans la vie de De Vidas par effraction au fond. Il faut se souvenir de ça. Nous allons, mesdames et messieurs, essayer de le juger le moins mal possible. Vous comprenez la difficulté de notre tâche !

5« Alors au fond, vous êtes les six balles dans le barillet de ces délibérations qui peuvent blesser, ou tuer, ou ne servir qu'à peu de chose, n'être que six balles à blanc  [4].

6« Nous allons respecter votre volonté. Nous allons guider votre délibération mais pas imposer notre vision des choses. Il faut qu'il y ait des échanges. Tout doit être dit, sachant que la règle au fond essentielle doit être celle de l'intime conviction.

7« L'intime conviction, d'abord, c'est fondé sur la preuve. Ça n'est pas que ça. L'intime conviction, c'est ce que vous avez ressenti, subi, entendu. Ce que l'on a crié, ce que l'on a tu... Enfin ce qui fait ce que vous êtes. Et c'est à l'aune et sous le prisme de ce que vous êtes que l'on va juger cet homme-là. »

8S'ensuivent les sentences, non pas des sept sages mais des protagonistes de cette affaire, qu'ils soient jurés, magistrats ou policiers, un credo à usage personnel et tout relatif, décliné de la manière suivante :

9- « Mon intime conviction, dit le commissaire, c'est qu'il est coupable... au moins autant que vous et moi ! »

10- « Mon intime conviction, dit le chauffeur taxi, c'est que je ne sais pas... En tous cas de ça, j'ai la certitude !

11- « Mon intime conviction, c'est qu'il est coupable à 100 % ! Et encore, je me retiens ! », dit une agent du fisc corrompue qui a choisi de partager le sort de son fraudeur. Ce dernier, afin d'éviter un redressement fiscal, lui avait offert un collier précieux et une demande en mariage, comme on se met une corde au cou...

12- Pour Gérard Darmon, avocat et défenseur de l'accusé qui est également son ami, maître De Vidas : « Une poule ne chante pas comme un coq et un coq ne pondra jamais d'oeufs. Donc mon intime conviction c'est que les choses ne se passent jamais comme on les avait imaginées ».

13- « Mon intime conviction, dit une des juges assesseurs, (dont la pensée devient véritablement abyssale), c'est qu'il n'y a qu'un seul soleil et chacun son ombre » !

14- « Mon intime conviction, nous dit la soeur de ce magistrat, dont on aperçoit la gémellité d'esprit, et qui est actrice, c'est que nous sommes tous des intermittents du bonheur ».

15- « Mon intime conviction, nous dit encore un juré, sommelier de l'Élysée, c'est qu'il n'y a rien de supérieur à la vérité. Mais comme la vérité est un mensonge qui se dégonfle au dernier moment, je n'ai plus d'intime conviction ».

16- « Mon intime conviction, affirme un comédien, c'est, quand on va à la pêche au con, ça mord toujours ! ».

17Armée d'axiomes aussi éclatants, telle Athéna jaillissant du crâne de son père, la réflexion ne peut qu'être stimulée, et s'interroger sur la pertinence d'un jury populaire, qui fait se rejoindre momentanément tant de différentes individualités pour se prononcer sur la culpabilité et la peine des accusés. L'interrogation se porte sur la tâche de juger davantage que sur la nature de l'intime conviction, qu'elle omprend et qui est le credo des cours d'assises...

18Après L'Hermine de Christian Vincent, Chacun sa vie, qui se penche sur ces jurés tirés au sort, nous invite aussi à revisiter l'époque d'avant 2000, lorsque le dogme de l'infaillibilité du jury populaire était affirmé avec tant d'arrogance, y compris pour l'accusé condamné à mort...

19La pertinence de cette institution, née en France avec la nouvelle société de la fin du XVIIIe siècle et qui a essayé de coïncider avec de nouvelles aspirations politiques, est ainsi mise à mal avec la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence, qui admet désormais la possibilité d'appel pour une juridiction qui ne connaissait auparavant que le pourvoi en cassation.

20Cette nouvelle voie de recours, qui semble « mettre en discussion le postulat d'une identité entre souveraineté populaire et infaillibilité du jury  [5] », nous amène ainsi à repenser la place, la pertinence et la nature du jury, tout comme elle nous invite à nous interroger sur la nature du « bien juger » et sur l'impératif qui en découle et qui est imparti aux magistrats  [6].

21Nous verrons d'abord comment Athènes, berceau de la démocratie comme la philosophie, a nourri cette institution du jury populaire et réfléchi à ses avantages comme à ses excès. Platon notamment a pu montrer quelque réticence sur l'aspect « éducable » du peuple et la faculté de penser de ce dernier, dans la mesure notamment où il se laisse séduire par les brillants discours, se laissant dévier hors de la voie de la vérité (I).

22Nous verrons ensuite le fondement politique du jury populaire, en tant que cette institution se vit comme un concentré de démocratie : à la fois reflet de celle-ci et révélateur de son essence (II).

23Enfin, nous reviendrons sur la tâche de bien juger et l'oeuvre de justice, puisque celle-ci concerne tout homme qui use de sa faculté de juger, qu'il soit homme du peuple, juré populaire ou magistrat professionnel, en rappelant quelle fut la conception grecque de la justice (III).

I - Le fondement historique du jury populaire

24Puisque les révolutionnaires se tournèrent vers l'Antiquité pour s'inspirer des modèles de vertus démocratiques qui y florissaient, il est naturel que nos regards se tournent vers la Grèce ancienne pour étayer notre réflexion sur le fondement du jury populaire.

A - L'héritage grec ou la pertinence du peuple

25La particularité de la cour d'assises est de présenter, en premier ressort, une juridiction de jugement composée de trois magistrats professionnels assistés de six jurés populaires  [7]. Mais précisément, la pertinence d'un jury populaire ne va pas de soi, et nul n'ignore la condamnation - à mort - de Socrate par le démos athénien siégeant à l'Héliée.

26Ne fallait-il pas préférer, en matière de jugement, une assemblée constituée de spécialistes, qui aurait sans doute pris une mesure plus exacte des faits, susceptible d'entraîner l'acquittement de Socrate ? À considérer le procès de Socrate non comme le procès intenté à un philosophe mais plutôt comme celui fait à un innocent, on retrouve la problématique qui occupe le procès pénal actuel, avec la présence du jury populaire, institué en France depuis la Révolution  [8].

27Dans quelle mesure cette exigence d'un jugement droit est-elle du ressort du démos dont Héraclite nous dit que la plupart est comme écervelée, allant sans savoir où la dirigent ses pas :

28« Qu'est chez eux l'intellect ou la conscience ?

29Ils font confiance aux aèdes populaires

30Et comme instituteurs se donnent le public

31Ne sachant pas que la majorité est mauvaise et la minorité bonne ».  [9]

32Comment ne pas se poser, à la suite de Platon, le problème du choix - et de la préférence -démocratique ou aristocratique, des gouvernants ou des magistrats, de ceux qui sont chargés de veiller au respect et au maintien des lois, de ceux qui sont les ministres - au sens de serviteurs - des lois ?

33Cette réticence à l'égard du jury populaire et ces interrogations quant à la pertinence de ses jugements est légitimée historiquement par de multiples exemples, de l'issue scandaleuse du procès de Socrate à l'épisode des Arginuses où le peuple, en condamnant ses chefs militaires, se priva lui-même des moyens de sa défense  [10]. Comment serait-il donc possible d'oublier que les décisions du démos ont parfois des effets catastrophiques ? Comment ne pas faire nôtre la préoccupation constante de Platon concernant la paideia[11], dans la double perspective d'une nécessité de l'éducation droite et d'une difficulté essentielle liée au caractère « inéducable » du peuple ?

34Comment rendre un jugement indépendamment des apparences - au sens platonicien des apparences sensibles -, hors d'atteinte de la séduction de ce qui brille, des beaux discours ? Comment faire confiance à un démos connu, le procès de Socrate en est la preuve, pour se laisser prendre aux charmes des belles paroles ? Comment résoudre le problème articulé autour de la parole, de la vérité et dont le noeud est constitué par le peuple chargé de juger ? Comment élaborer un jugement - à la fois orthos et probos, conforme à la raison, c'est-à-dire libre ? - et comment serait-il accessible au plus grand nombre ?

B - Un démos inéducable ?

35Cette difficulté de la mesure à prendre, et de la juste mesure, qui est aussi la difficulté de rendre justice et de bien juger, si elle est la tâche des magistrats, est aussi celle de tout homme qui exerce sa faculté de penser, en l'appliquant au réel. Chez Platon, l'interrogation porte sur la possibilité - ou l'impossibilité - d'une éducation du peuple. Et Platon nous dit clairement dans la République qu'il appartient au philosophe - et non au peuple - d'atteindre les Idées, par la pratique d'une dialectique ascendante, fondée sur l'abstraction des apparences, aidée d'une conversion du regard, et de communiquer sa vision par le moyen du mythe, seul élément accessible au plus grand nombre. Ainsi la philosophie se trouve réservée à un petit nombre, les aristoi, les gardiens supérieurs de la Cité, qui s'opposent ainsi au démos.

36Il ne va pas de soi, pour Platon, de faire confiance au démos, incapable de maîtriser ses passions, incapable donc d'installer la distance critique indispensable au jugement. Penser ou juger implique en effet la faculté d'installer entre soi et les choses, entre soi et le sentiment des choses, l'abstraction de l'apparence. C'est cela qu'indique la représentation de la justice aux yeux bandés : le détachement des apparences doit être avéré dans la mesure où il constitue la condition de possibilité d'un jugement droit. Et cet arrachement que demande l'abstraction, il n'est pas sûr, pour Platon, que le peuple soit en mesure de l'accomplir.

37Au demeurant, la pratique de la correctionnalisation judiciaire  [12] n'est-elle pas la preuve que la réticence de Platon était fondée, qui consistait à se méfier de l'opinion du plus grand nombre ? L'histoire de la justice montre en effet que la correctionnalisation, qu'elle soit légale ou judiciaire, n'a pas eu pour seul objet de désencombrer des juridictions trop chargées, mais bien d'assurer une répression que les jurés se refusaient à prendre en charge  [13].

38On note aussi que la tentative avortée d'introduire des jurés au sein des tribunaux correctionnels tendrait à donner raison à Platon...

39À l'inverse cependant, on note que la présence d'une partie du peuple dans une institution judiciaire est aussi le garant de son impartialité et de son indépendance. Des magistrats tirés au sort et renouvelables de manière aussi fréquente sont moins soumis à la pression, moins corruptibles, et l'on remarque que déjà l'obligation existait pour les juges de l'Héliée de « refuser tout présent » de la part d'un tiers  [14].

40Par ailleurs, la présence de ces « magistrats non professionnels » assure un respect plus strict de la procédure, en évitant le risque de banalisation de l'affaire ou du jugement hâtif. Être confronté à des néophytes présente l'obligation, pour le magistrat, d'un surcroît de rigueur et de pédagogie.

41Mais comment expliquer la coexistence paradoxale d'une certaine défiance envers le jury populaire avec le principe révolutionnaire de la vox populi, vox Dei, posé comme valeur et critère de la vérité, si ce n'est par le postulat politique qui s'exprime à travers l'institution du jury populaire ?

II - Le fondement politique du jury populaire

A - La laïcisation de la parole et l'essor de la démocratie

42L'existence du jury populaire doit être entendue comme le signe d'une conception qui attribue au peuple le pouvoir de vérité. Cet idéal révolutionnaire est à son tour redevable d'une conception plus ancienne. Examinons donc quelles sont les vertus de cette « laïcisation de la parole » dont parle Marcel Détienne, qui place la parole sur la place publique, et voyons également de quel point de vue on peut dire que le procès pénal est représentatif de ce genre de parole, et quels sont les enjeux politiques de ce choix.

43À en croire Détienne, le « procès de laïcisation de la parole  [15] » se développe avec la pratique de la discussion sur l'agora, mise au jour en pleine lumière, qu'accompagne celle de la publicité des débats ainsi que la « mise au milieu », de cela même qui pose problème et dont la solution demande délibération. Une parole en procès de laïcisation doit sortir de la sphère privée, réservée au Roi (y compris au Roi de Justice), au poète ou au devin. Une telle parole devient profane, en se détachant de la sphère sacrée, du mystère de son accomplissement, du secret de sa relation avec les puissances religieuses, elle n'est plus parole inspirée et vraie, incontestée et incontestable, mais devient rationnelle, réfléchie, mesurée et comme pesée.

44Avec la naissance de cette parole, la vérité change de sens et perd sa vertu « aléthique »  [16], pour se soumettre à la prévalence de la preuve, en se mettant ainsi au niveau de tous, et dans les mains du peuple  [17].

45Rappelons ici la parole du juge dans Chacun sa vie : « L'intime conviction, d'abord, c'est fondé sur la preuve. »  [18].

46La vertu essentielle du procès pénal nous semble liée à la comparution de deux parties antagonistes : le dissensus sur lequel reposent les débats, amène la polémique sur la place publique. La vertu polémique occasionnée par un procès réinstalle le corps politique dans un dialogue où la violence des faits se transpose en violence de parole, où sont en jeu les réaffirmations des valeurs, où se poursuit l'évitement de l'oubli.

47C'est dans les procès historiques que l'on voit le mieux cette importance de la reprise d'un débat amorcé en vue de réaffirmer les valeurs du corps social mises en danger par l'acte criminel. Les grands procès le prouvent : la vivacité, de la polémique est le signe manifeste de bonne santé d'une démocratie qui croit en ses valeurs et qui, en les défendant, les réinvestit de son autorité. Le polémos réactive les valeurs sociales qui cimentent le corps politique dans son ensemble.

48C'est peut-être dans ce sens qu'il faut comprendre le « temps judiciaire » qui se révèle dans un procès pénal : la longueur du procès ne fait que reprendre la lenteur du temps de la discorde, nécessaire à la reconsolidation sociale.

B - L'essence de la démocratie et le primat de la raison

49La nature du procès pénal semble dépasser l'enjeu strictement judiciaire qui se résout avec la détermination de la culpabilité, et celle du quantum de la peine.

50Si la finalité de l'institution de la justice est - aussi - la réconciliation sociale, alors on peut penser que la nature de la communauté politique où il s'insère sera révélée par la forme et la nature du procès pénal.

51Examiner la forme du procès au regard de la société dans lequel il a lieu, mais inversement, examiner la nature de la société à travers ce qu'enseigne son institution judiciaire devrait être tout à fait significatif.

52De ce point de vue, le procès de Socrate, que l'on peut qualifier de politique dans la mesure où sa condamnation est liée au danger que représente son enseignement pour la démocratie athénienne (en tant qu'il éloigne les jeunes gens des affaires de la cité et les plonge dans un questionnement souvent aporétique et dans une inactivité critiquable), demeure cependant éminemment démocratique (sa défense est possible, comme l'appel de témoins, ou la délibération précédant le jugement...).

53Si le procès pénal réinstalle le débat et la controverse au sein de la communauté politique, il permet également, par la nature de la réponse qu'il propose à la violence, de prendre la mesure de la démocratie qui se propose d'appliquer au crime, qu'il soit extraordinaire ou banal, les seules et mêmes règles du droit.

54Ainsi, le procès, par la réponse qu'il suggère face à cet irreprésentable  [19] qu'est le crime, révèle - et réveille - la santé démocratique d'une société, qui n'a au fond que le droit qu'elle mérite.

55Microcosme de démocratie, l'audience d'assises en dévoile les éléments constitutifs. On constate en effet la présence du principe de panoptisme  [20] - tout doit se donner à voir, les débats sont publics, les verdicts publiés - mais aussi du méson - ce qui est placé au centre non seulement se donne à voir, mais est pour ainsi dire neutralisé : la violence du fait devient force de la parole - avec une logique de partage de la parole - désincarnée au sens où elle se départit de toute faiblesse proprement humaine. Chargée de se délester de tout affect, lieu véritable du logos, cette parole « sans haine ni méchanceté », comme « sans crainte ni affection » - à partir d'un centre directeur et distributeur - est maniée par la personne du président, chargé de neutraliser la parole en se mettant au service du logos (et c'est par cet effort que doit se comprendre l'impartialité), mais aussi la mise en place du contradictoire, dans une structure de face à face évidente, avec enfin le délibéré final chargé de divulguer le jugement dans la conscience d'une intime conviction.

56Dans le procès d'assises se manifeste cette réciprocité de la démocratie qui oblige à considérer la relation de l'homme à sa Cité autrement qu'en termes de droits, en plaçant cette fois le contribuable dans une position où il a à assumer son engagement, et où il rend effective sa responsabilité.

57Expérience à ce titre tout à fait exemplaire, l'espace du tribunal permet de dégager une conception de la communauté politique, en tant que possibilité d'affirmer la place et l'importance de la loi  [21], mais aussi de la liberté qui fonde la pertinence de la loi, et de l'idée, dépassant le cadre de la stricte positivité du droit, d'une valeur, irréductible, de l'homme, dont le signe le plus manifeste est celui du droit à la défense. La parole déployée dans le cadre de la défense demeure une mise en contact qui sollicite l'écoute, une parole dont le droit est d'être « entendue » par le tiers qui juge  [22].

58Ainsi le procès d'assises, évoluant autour de l'oralité, peut-il servir à dégager une essence de la communauté politique, centrée elle aussi sur le logos et sa mise en place par la délibération, la présence du contradictoire et la place de la parole.

III - Bien juger

59Puisque notre réflexion a commencé en Grèce, voyons encore comment les Héliastes, chargés de rendre la justice, comprenaient cette notion.

A - La justice comme mesure

60C'est la « mesure » qui, dans la Grèce ancienne, tient lieu de justice. L'injustice réside dans la démesure, dans l'hubris qui saisit Antigone dans sa détermination, qui est aussi mépris des dieux de la cité  [23] - mise en danger des dikaia qui cimentent la communauté politique, au profit seul des hosia[24].

61L'homme sage est celui qui sait se garder du regard jaloux des dieux, celui qui sait qu'un sort trop enviable demanderait à être redressé, selon le principe de la dette cher à Anaximandre, qui veut que « toutes choses paient mutuellement justice de leur injustice suivant l'ordre fixé du temps »  [25].

62L'importance de la mesure, du peiras, de la limite, comme réponse à l'illimité, à l'apeiron[26], au « libre de structure », au fond aorgique, se reconnaît dans l'aphorisme des sept sages, qui résume cette pensée du « rien de trop  [27] ». Mise en place contre une pensée du « trop » qui installe l'injustice, la discorde, en rompant la bonne tenue du tout (l'hexis), dans son harmonie dynamique et sa tension réglée, la justice doit exclure l'excès, la démesure. Pour sauver l'harmonie de l'ensemble, il faut travailler au maintien de la bonne tenue du tout. Ainsi l'équilibre dans l'âme humaine est-il assuré par une satisfaction mesurée de chacune de ses composantes. À chacun de faire la « tâche qui est la sienne », sans commettre la faute de « vouloir plus ». Pour Platon par exemple, qui l'exprime à travers l'analogon entre le « grand texte » et le « petit texte » (pour comprendre la nature de la justice dans l'âme humaine, la République se propose en effet d'examiner la nature de la justice dans la cité), on peut dire que l'équilibre de la cité sera assuré si chaque classe, des gardiens supérieurs aux producteurs en passant par les gardiens inférieurs, fait strictement cequi lui est imparti en se gardant du « trop ». C'est le Philèbe, de Platon, qui nous met encore en garde contre un statut du trop qui échapperait à la mesure : le trop étant néfaste en ceci qu'il pousse toujours à vouloir plus, il s'agit de le brider en considérant cette limite comme un bienfait et non comme une torture. Pour Platon, l'excès et son corollaire, l'insatisfaction, entraînent les plus graves dangers pour l'âme humaine, mais aussi, à changer d'échelle, pour la cité. Ennemis de l'ordre et de l'équilibre, contrevenant au calcul harmonieux de l'ensemble, ils provoquent une course effrénée vers une satisfaction improbable, vers un terme inassignable, suivant une logique de surenchère agonistique toujours rebondissante.

63On le voit, dans la pensée grecque se dégage une conception de la mesure, de la justice, au sens de modération et non de mensuration. La mesure, la justice, n'apparaît pas seulement comme une métrétique quantitative, relevant de l'exact, mais figure aussi comme métrétique qualitative, se réclamant de « l'an-exact », c'est-à-dire d'un ordre autre que celui de l'exactitude, mais qu'il ne faudrait pas concevoir comme synonyme de l'in-exact.

64L'application de la justice, le fait de juger accompagné de la nécessité de définir une peine et de la faire appliquer, a ceci de propre qu'elle fait se rejoindre ces deux métrétiques en un point de convergence qui est celui du jugement performatif, celui que constitue le verdict  [28].

65Pour les Grecs, l'harmonie de la cité sera de se conformer à l'harmonie plus vaste du cosmos qui, bien ordonné  [29], présente le modèle de la justice, selon le principe d'une homothétie proportionnée. La justice en Grèce se comprend donc en termes de proportion, de mesure, d'harmonie entre les tensions contraires, termes redevables à une conception qui voit en Harmonia la fille d'Ares et d'Aphrodite - deux principes à propos desquels la contradiction n'est qu'apparente.

66La tâche de rendre la justice revient en somme à se conformer à cet ordre cosmique en parvenant à la juste mesure.

67Mais quelle est aujourd'hui la portée de cet héritage ? Et le cas échéant, quelles traces de cette conception est-il possible de retrouver dans nos institutions judiciaires ? Quelle est donc cette tâche si singulière qui est impartie à nos jurés ?

B - Le juge comme « membrane souffrante »

68Pour le monde grec, dans l'espace ouvert entre bête brute et divinité, existe cette « membrane souffrante » humaine, tendue vers le meilleur comme vers le pire, sur le mode d'une alternance dont rien ne semble la préserver  [30].

69La vertu du procès, en tant qu'elle réinstalle les valeurs de la démocratie, n'est possible que parce qu'une certaine commensurabilité du crime est admise, dont la mesure est à trouver à la fois du côté de la règle intangible et générale, qui prévoit les peines correspondant aux délits, mais aussi du côté de la considération de la particularité qui est rendue possible par la présence du jury populaire.

70De ce point de vue, il est indéniable que les jurés que nous présente Lelouch offrent une diversité de caractère et de sensibilité qui est le plus à même de saisir la particularité de l'accusé.

71En même temps, la prise en compte de la particularité, la part du subjectivisme, doit à son tour être équilibrée par un élément évitant l'excès du subjectivisme. Entre la généralité sans visage de la loi et la conscience trop singulière de la situation, se dresse la procédure qui garantit, par le caractère général et aveugle de ses règles, que la subjectivité ne devienne pas néfaste. Ainsi l'impartialité du juge, qu'il soit issu du peuple ou magistrat professionnel, doit-elle être comprise dans le jeu mêlé d'une subjectivité qui humanise le jugement, et à travers lui l'institution qu'il sert et le droit qu'il applique. C'est ce qui explique que l'autorité du juge doive se manifester en tant qu'autorité et non en tant que pouvoir, dans la mesure où le magistrat n'est qu'un interprète de la loi dans laquelle la totalité du pouvoir et la totalité de la légitimité du pouvoir sont contenues.

72La faculté - qui est aussi difficulté - de juger, entre la figure du mal et le cri des victimes, s'anoblit du statut d'une dernière parole possible face à l'inhumain. La victoire échappe au mal puisqu'une dernière instance - celle du jugement - lui succède et le dépasse.

73L'exigence de réparation, la tension maintenue pour s'acquitter de la dette, l'emportent sur l'aporie de la violence - comme un dernier mot conquis de haute lutte, renforcé de n'avoir pas sombré dans cette déraison.

74Victoire de la raison sur l'absence de raison(s), le procès pénal se présente comme un cheminement, où « tout », en effet, « doit être dit ». Étonnement, doute, enquête, estimation, sont communs aux jurés comme aux magistrats professionnels, tout comme au penseur voulu par Platon, ou Parménide avant lui. L'étonnement, comme condition du doute et préalable à l'enquête, aboutit en dernière instance à la construction de « configurations estimables » - les dokounta parménidiennes  [31] - assises de l'apprenti philosophe qui juge le réel et détermine, après délibération, ses règles de conduite, modelant son éthos[32].

75La tâche du droit, qui définit des interdits et condamne des conduites, n'est-elle pas aussi d'affirmer, dans le même temps, des valeurs ?

76Ne faudrait-il pas dès lors rendre justice même à la décision du démos athénien qui condamne Socrate, en envisageant ce procès dans la perspective d'une défense des valeurs de la cité, contre les dangers que lui faisait courir le philosophe ? Jugé et condamné pour éloigner la jeunesse athénienne des affaires publiques -le démon de Socrate pousse à la non-action - l'Héliée n'a-t-il pas choisi, avant toutes choses, la sauvegarde de la cité ? N'est-ce pas le choix d'une valeur qui explique cette condamnation et une valeur jugée la plus haute ?

77La tâche qui est assignée aux membres du jury populaire revient à concilier dans le jugement l'idée morale la plus haute et le principe de réalité, malgré une apparente contradiction. Et cela n'est possible que si l'on pense à « épargner de l'humain », selon la belle parole de Rilke. « Préserver quelque chose de l'homme », comme le souhaitait le poète, est possible dans le jugement du jury, même lorsqu'il prononce une perpétuité, du fait de sa composition « populaire ». Aux assises en effet, le verdict doit « sauver quelque chose de l'homme », contre le « vide » et « l'indifférencié » d'un jugement aveugle qui pourrait prendre la forme d'un jugement désincarné, qui a pu prendre la forme orgueilleuse de la condamnation à mort, qui introduisait dans le droit un néant que l'homme ne doit pas s'approprier.

78Préserver cela, grâce à la participation du démos dans la justice, c'est revenir à une dimension éthique du jugement -au sens où elle détermine un éthos, une manière d'être qui implique l'individu dans son ensemble, la manière dont il se tient, à la fois orthos et probos[33].

79La présence du jury populaire nous rappelle que le « silence » et le « recueillement » du juré qui se prononce en son âme et conscience, fidèle à ce que lui dicte son « intime conviction », dans une alliance du coeur et de la raison, est l'héritier de l'appel rousseauiste qui fait de la conscience - cet « instinct divin » - le « juge infaillible du bien et du mal », faisant de l'homme l'alter ego de Dieu.

80Ce mode de connaissance, déterminé par la raison mais éclairé par le coeur  [34], pourrait fonder l'analogie entre les dokounta du penseur pré-socratique  [35], ces « configuration estimables » qu'élabore le philosophe par ses pensées, et « l'intime conviction » des jurés, dans le voisinage d'une tâche dont la difficulté accroît le mérite.


Date de mise en ligne : 01/04/2019.

https://doi.org/10.3917/cdlj.1704.0755

Notes

  • [1]
    Incarné en l'occurrence par Éric Dupont-Moretti, avocat.
  • [2]
    Hormis quelques contentieux spécialisés, réservés à une cour d'assises composée de magistrats professionnels (notamment les affaires militaires ou de terrorisme), le jury populaire est la règle pour juger des affaires criminelles de droit commun depuis la Révolution française et la loi de 1791, date à laquelle la société civile se réapproprie la fonction de juger.
  • [3]
    L'Héliée est en Grèce ancienne le nom du tribunal populaire, composé de 6 000 citoyens de plus de 30 ans, appelés les Héliastes. Chargés de rendre la justice, ses membres étaient désignés par tirage au sort tous les ans par l'Ecclésia. Périclès a institué une indemnité journalière destinée à inciter les citoyens à participer aux tribunaux.
  • [4]
    « Vous êtes les six boules gagnantes du loto de la justice », dira également à la fin du film notre sage en mal de métaphores. « Ou les six boules perdantes ! » (sic !).
  • [5]
    Denis Salas : « Juger en démocratie », in La cour d'assises, bilan d'un héritage démocratique, éd. La Documentation française, Association française d'histoire de la justice, 2001, p. 7.
  • [6]
    « Juger c'est cette stabilité au bord de l'abîme, ce mince espace hanté dans la mauvaise conscience où il faut tenir bon, ne pas basculer dans le puissant courant des conflits humains ; bref, une fragilité et une violence mêlées », Denis Salas, ibid. p. 13.
  • [7]
    Au lieu de neuf auparavant.
  • [8]
    La Constituante, de 1789 à 1791, produit un système de justice complet et cohérent : « une justice populaire et proche du justiciable, à peu près gratuite où des juges élus et indépendants des puissances d'État rendent leur jugement au nom du peuple français. Il est significatif d'ailleurs qu'en 1792 le transfert de légitimité politique se réalise lors d'un procès équitable, celui de Louis XVI, où l'Assemblée nationale après un débat circonstancié et approfondi affirme solennellement, à travers la peine de mort votée contre le roi, la nouvelle souveraineté du peuple. » (Denis Salas, ibid., p. 106).
  • [9]
    Héraclite, Frag. 104.
  • [10]
    La bataille navale des Arginuses est l'un des derniers grands épisodes de la guerre du Péloponnèse, qui opposa Athènes et Sparte pendant près de trente ans. Elle eut lieu pendant l'été -460 dans la mer Égée, au large de l'île de Lesbos, face aux îles Arginuses qui bordent la côte. La flotte athénienne, commandée par huit stratèges, y défit la flotte lacédémonienne et se solda par la victoire athénienne. Toutefois, les généraux grecs victorieux furent condamnés à mort par les Athéniens au motif qu'ils avaient négligé, à la suite d'une tempête, de recueillir et de ramener dans la cité les corps des nombreux naufragés... Ce funeste épilogue illustre les excès de la démocratie athénienne, à travers l'influence des rhéteurs et des démagogues sur le peuple.
  • [11]
    Éducation en grec. Ce terme se comprend comme apprentissage moral de la liberté et de la noblesse ou de la beauté. C'est un héritage culturel poursuivi à travers les générations et, à Athènes, la paideia, combinée avec l'ethos, devait aboutir à l'excellence du citoyen.
  • [12]
    La correctionnalisation est une pratique qui consiste, pour le parquet, à sous-qualifier une infraction, de manière à pouvoir juger l'affaire devant la juridiction correctionnelle (où ne siègent que des magistrats professionnels), en ramenant le crime à un délit.
  • [13]
    En dehors même de la période antérieure à 1832 et à la généralisation des circonstances atténuantes, on peut penser à l'infanticide qui fut un temps correctionnalisé par le législateur pour éviter de trop nombreux acquittements.
  • [14]
    « Je ne recevrai pas le présent à titre d'héliaste... J'écouterai avec une égale attention l'accusation et l'accusé et je ferai porter mon vote sur l'objet précis de la dispute ». Cité par Denis Salas, p. 27, note 30.
  • [15]
    Pour reprendre une expression de Marcel Détienne dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, éd. Pocket, coll. Agora, 1994.
  • [16]
    Alètheia est le nom de la vérité conçue comme dévoilement de l'étant, comme évitement de l'oubli (lèthè = oubli ; a = privatif). Selon Marcel Détienne, « La parole de vérité est du même ordre : comme la main qui donne, qui reçoit, comme les gestes d'imprécation, elle est une force religieuse qui agit en fonction de sa propre efficacité ». Une telle parole n'avait pas besoin de se prouver. La vérité des Maitres de vérité est une vérité qui advient, tout simplement.
  • [17]
    Alors même que tous n'avaient pas le même droit à la parole dans la société homérique de l'Iliade. Ainsi Ulysse, qui parle à l'assemblée des chefs avec les siens, les autres hommes « valeureux », les chefs de guerre, il distribue à Thersite, homme du peuple dont l'outrecuidance - l'inconscience - le pousse à prendre la parole de manière tout à fait déplacée, une volée de coups de bâton, plus précisément de skeptron, qui est l'instrument investi de puissance, dont la fonction est d'assurer à chacun des chefs à tour de rôle le droit à la parole. Cette parole refusée à Thersite, comme elle sera plus tard refusée aux simples guerriers découragés qui font mine d'abandonner le combat, au profit de sévères remontrances, Ulysse la réserve à ses égaux, aux hommes ayant fait la preuve de leur vaillance, les chefs, qui méritent le partage de cette parole.
    V. à ce propos les études de Finley Le monde d'Ulysse ; Détienne : Les Maîtres de vérité ; Gernet : Droit et prédroit en Grèce ancienne.
  • [18]
    V. supra, p. 1.
  • [19]
    Le crime est certes qualifié par le droit, et entre dans une catégorie déterminée, bénéficiant ainsi d'une représentation ; mais c'est au niveau ontologique, en tant qu'il annule la raison, qu'il est légitime de parler d'un « irreprésentable » de la figure du meurtre.
  • [20]
    Ce terme est à comprendre en un sens non carcéral, c'est-à-dire indépendamment de l'usage qu'en fait Foucault. Le panoptisme désigne la « médiété », le mésotès, ce qui est au milieu au sens de centre géométrique, centre de partage, permettant la réciprocité d'une relation où ce qui peut voir peut aussi être vu. La publicité et la transparence - le non-secret - sont « au centre » de ce concept qui fonde le principe, équitable et isonomique, de la démocratie.
  • [21]
    Héraclite disait la nécessité de combattre pour sa loi comme pour ses murailles, car la loi est la muraille de la cité.
  • [22]
    Bien entendu, il faut ici prendre le contre-pied exact de ce qui se passe dans le film de Lelouch, où l'avocat chargé d'assurer la défense de De Vidas se refuse à plaider, à la demande de son client et ami. Pire : lorsque celui-ci a la parole en dernier, il se livre à un véritable réquisitoire contre lui-même, alors que l'avocat général avait au préalable requis quinze ans d'emprisonnement (sic !). « Je remercie l'avocat général pour son remarquable réquisitoire. (...) Je vous demande une peine exemplaire. (...) Je réclame la prison à perpétuité pour réfléchir au mal que j'ai causé. »
  • [23]
    L'hubris est le fait d'Antigone, cela est admis, mais l'hubris est aussi le fait de Créon, dans son aveuglement à ne pas reconnaître les « dieux d'en bas » ni le respect qui leur est dû.
  • [24]
    Respectivement : les choses sacrées selon la cité et les choses sacrées selon les dieux.
  • [25]
    Anaximandre de Milet, -610 à -546 environ avant J-C, est un penseur grec présocratique, qui a tenté d'expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde. Il dégage ainsi le principe de l'apeiron en tant que substance ou principe originel de toutes choses, source ou réceptacle de tout, éternel et indestructible, cause de la génération et de la corruption de toutes choses.
  • [26]
    Il y a une grande difficulté à traduire ce terme, qui désigne ce qui ne possède pas de limites, qui n'a pas de contour précis, qui est infini ou indéfini, et qui en tous cas s'oppose aux éléments dont d'autres penseurs présocratiques faisaient l'origine de toutes choses, comme le feu pour Thalès par exemple. L'apeiron est inengendré, illimité, indéterminé et cause génératrice.
  • [27]
    Hommes politiques, législateurs ou philosophes, ces sept sages étaient connus pour leur sagesse pratique et leurs maximes mémorables, dont ils firent présent à Apollon et qu'ils inscrivirent sur le temple de Delphes. On attribue ainsi la maxime « rien de trop » à Solon d'Athènes, celle de Cléobule de Lindos étant « la modération est le plus grand bien ».
  • [28]
    Veri dicere = celui qui dit le vrai.
  • [29]
    Le radical *Med, qui se retrouve dans la « mesure » mais aussi dans « médecin », permet de considérer la maladie comme désordre, et a contrario, la santé comme remise en ordre des éléments qui composent le corps.
  • [30]
    OEdipe a été défini comme « membrane souffrante entre l'homme et les dieux ».
  • [31]
    Dans son poème, de la Nature, Parménide d'Elée divise la connaissance en deux parties : la vérité (alètheia), et l'opinion (doxa).
    « Apprends donc toutes choses,
    Et aussi bien le coeur exempt de tremblement
    de la vérité au beau cercle
    Que les opinions des mortels, dans lesquelles
    il n'est rien qui soit vrai ni digne de crédit. »
    À côté de ces deux voies, se trouvent les dokunta, qu'il est possible de traduire par « configurations estimables », et que le philosophe peut forger, en éduquant sa pensée.
  • [32]
    L'éthos désigne à l'origine la manière dont les membres du corps sont agencés, pour désigner ensuite, dans la logique d'un processus d'abstraction, la bonne tenue harmonique de l'ensemble.
  • [33]
    Les dispositions de l'article 304 du code de procédure pénale relatif au serment des jurés est libellé de la sorte : « Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., de ne trahir ni les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse, ni ceux de la victime (...) ; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ; de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre ».
  • [34]
    Il s'agit de nommer « l'impression » que le réel fait sur la raison.
  • [35]
    Les « configurations estimables » dont parle Parménide dans son poème sur la Nature.
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