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Article de revue

Entretien avec David De Pas, juge d'instruction au pôle antiterroriste (TGI de Paris)

Entretien réalisé le 16 février 2017 à Paris

Pages 265 à 273

1Les Cahiers de la Justice (Les CDLJ) - Pouvez-vous présenter le pôle anti-terroriste où vous exercez comme juge d'instruction depuis le 1er septembre 2015 ?

2David De Pas (DDP) - Depuis le 1er janvier 2017, la galerie Saint-Eloi compte onze magistrats instructeurs. Entre septembre 2015 et janvier 2017, les effectifs du pôle anti-terroriste ont été renforcés de manière significative, puisque nous sommes passés de 9 à 11 juges et que nous espérons l'arrivée d'un douzième magistrat instructeur en septembre 2017. La section C1 du parquet de Paris, en charge des affaires en lien avec le terrorisme et les atteintes à la sûreté de l'État, recense quant à elle treize magistrats. Cet accroissement des effectifs et des moyens était indispensable, tant les années 2015 et 2016 ont été marquées par l'augmentation du nombre de nos saisines, quasiment toutes en lien avec le djihadisme armé. À l'heure actuelle, chaque juge d'instruction du pôle anti-terroriste a en charge entre 30 et 35 dossiers en qualité de premier magistrat saisi, outre les dossiers dans lesquels il est co-saisi et qui peuvent représenter un investissement très important. Sur le fond, la part des informations criminelles a notablement augmentée au cours de l'année 2016, le profil des personnes mises en examen s'est rajeuni, en particulier au cours de l'été dernier. À noter également une part croissante de femmes, souvent jeunes, mises en cause dans les procédures que nous traitons. Grâce à l'utilisation systématique de la co-saisine, nous mettons tout en œuvre pour que le pôle antiterroriste soit le lieu d'un travail collectif, même si - évidemment - nos personnalités et nos origines professionnelles sont différentes (JIRS, service général ou pôle crimes contre l'Humanité). En tout état de cause, pour garantir l'efficacité de notre travail, il nous apparaît essentiel d'éviter toute forme de personnalisation.

3Les CDLJ - Comment définir l'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (ou AMT), qui est l'incrimination principale ?

4DDP - Le code pénal recense les « actes de terrorisme » aux articles 421-1 à 422-7, c'est-à-dire pas plus de 23 articles. Il s'agit d'infractions de droit commun (atteintes volontaires à la vie, séquestration, détournement d'avion, vol ou extorsion...) qui ont la particularité d'être « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la teneur ». S'ajoute à ces textes une grande originalité française qui a fait couler beaucoup d'encre, mais qui s'est beaucoup exportée dans les législations étrangères : l'association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme (AMT), définie à l'article 421-2-1 du code pénal : « constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ». S'agit-il d'une « qualification par anticipation » ? S'agit-il de poursuivre et de sanctionner un fait qui ne s'est pas produit ? Non, car il est nécessaire de caractériser minutieusement la « préparation » (par exemple, la présence d'armes ou le contenu du matériel numérique exploité) et « l'entente » (la nature et l'objectif des contacts établis, par exemple). D'un autre côté, dans la mesure où il s'agit de judiciariser des faits le plus en amont possible - et ce pour prévenir « l'intimidation ou la terreur » -, il n'est pas toujours aisé de déterminer avec précision le type de passage à l'acte que l'on entend empêcher (par exemple, la cible envisagée).

5 Aussi, l'association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme (AMT) constitue-t-elle l'infraction la plus usuelle, qu'elle concerne des faits de nature correctionnelle ou criminelle. Bien entendu, nous ne travaillons pas exclusivement sur cette qualification pénale, même si - au regard de notre spécialisation - toutes nos saisines sont nécessairement rattachées à des infractions liées à titre connexe à des faits de nature terroriste. Par exemple, pour ce qui concerne les passages à l'acte violents, tels que la commission d'un attentat, notre saisine sera multiple : l'assassinat et/ou la tentative d'assassinat en lien avec une entreprise terroriste viendront s'ajouter à l'association de malfaiteurs criminelle qui caractérisera plus spécifiquement « l'entente » ayant préparé cet acte. Il est par ailleurs essentiel de rappeler que les infractions à caractère terroriste ne sont pas répertoriées dans le code pénal au titre des « atteintes à la personne humaine » mais au titre « des crimes et délits contre la Nation, l'État et la paix publique », ce qui entraîne une mobilisation toute particulière des pouvoirs publics.

6Les CDLJ - Quelle est la différence, du point de vue de l'instruction, entre l'AMT et l'attentat ?

7DDP - Comme je vous l'indiquais, la différence est fonction des qualifications pénales retenues. Mais il me semble que la différence tient aussi au fait que l'un est un crime ou un délit sans victimes identifiables, puisqu'il s'agit précisément d'intervenir judiciairement avant un passage à l'acte (AMT), tandis que l'autre est un crime ou un délit qui comporte, malheureusement, nécessairement des victimes. Les méthodes d'investigations dépendent bien souvent de cette césure : dans un cas, il s'agit - schématiquement - d'identifier un réseau susceptible d'entraîner des dommages pour la paix publique. Dans l'autre cas, il est davantage question de retrouver les auteurs et de préciser les circonstances des crimes commis, outre l'identification de l'ensemble des victimes lorsqu'il s'agit de « crimes de masse ». Concernant l'association de malfaiteurs, certains parents qui ont vu leurs enfants rejoindre soudainement des groupes djihadistes en zone de guerre revendiquent la qualité de victime de la propagande à caractère sectaire des organisations terroristes. C'est humainement compréhensible, mais il me semble juridiquement exclu de pouvoir retenir leur qualité de partie civile au regard de la nature même de l'infraction poursuivie.

8Le législateur a par ailleurs introduit l'infraction d'entreprise individuelle terroriste en 2014 pour répondre à la problématique dite du « loup solitaire ». Mais, d'une part, encore assez peu de dossiers sont concernés par cette qualification, et d'autre part, cette notion appelle de vrais questionnements théoriques : l'adhésion idéologique peut certes relever d'un processus individuel, de même que la décision de passage à l'acte. En revanche, il y a nécessairement identification à un groupe, à ses aspirations idéologiques, et obéissance à ses consignes. Ce qui - de mon point de vue - relativise notablement la notion d'entreprise « individuelle ».

9Les CDLJ - Quelle est la plus-value de l'instruction en matière de terrorisme ?

10DDP - La plus-value que nous essayons d'apporter au stade de l'instruction se situe au niveau des moyens déployés par l'enquête pour défaire les réseaux et les structures terroristes susceptibles d'agir sur le territoire national. Pour tenter d'y parvenir, nous disposons du cadre procédural et des techniques d'enquêtes de la lutte contre la criminalité organisée, prévus par les article 706-73 et suivants du code de procédure pénale (la surveillance, l'infiltration, les enquêtes sous pseudonyme, les sonorisations, etc.) La spécialisation de magistrats instructeurs qui disposent d'une compétence nationale aide à appréhender le phénomène terroriste dans ses formes nouvelles et dans sa globalité. La co-saisine systématique des juges permet de croiser les analyses et d'effectuer les recoupements nécessaires.

11Les CDLJ - Au-delà de l'acte lui-même, il faut trouver les ramifications, le financement, les instigateurs...

12DDP - Il faut avant tout chercher à comprendre le phénomène et le public auxquels nous avons affaire. Or, ce dernier est particulièrement hétérogène : on rencontre quelques idéologues confirmés, de nombreux convertis sans héritages cultuel et culturel (c'est-à-dire sans socle théologique sérieux), des jeunes gens en perte de repères, aspirés par la propagande des réseaux sociaux ou de mosquées radicales, beaucoup de personnalités suggestibles, mais pas moins dangereuses car sous l'emprise d'une idéologie mortifère...

13On relève également une vraie hétérogénéité dans le lien objectif avec l'organisation terroriste puisqu'on peut observer plusieurs paliers de rattachement au groupe : de la « simple » fascination idéologique (suivi de l'actualité de Daech, récupération de la symbolique de l'organisation - drapeaux, discours de leaders), avec généralement son effet miroir : la détestation des valeurs de la République et de la démocratie, jusqu'à l'établissement de contacts via les réseaux sociaux avec des personnes qui partagent la même fascination et - pallier supérieur - avec des membres de l'organisation sur zone qui effectuent un travail de propagande sans relâche. On observe également une grande hétérogénéité dans la connaissance de l'Islam et des problématiques géopolitiques proche-orientales. Hétérogénéité encore dans le lien établi avec la zone de conflit (les velléitaires qui nourrissent le projet de départ en zone irako-syrienne, ceux qui tentent ce départ et se font refouler, généralement en Turquie, et ceux qui franchissent le pas de la zone de guerre, parfois avec femme et enfants). Hétérogénéité enfin de la période de présence sur zone, dont va dépendre l'activité effectuée dans les rangs de l'organisation terroriste.

14Le public féminin est de plus en plus présent dans nos instructions. Les femmes sont parfois bien plus idéologisées et plus déterminées que certains candidats au djihad armé. Certes, leur activité sur zone n'est pas militaire, mais elles peuvent apporter un soutien idéologique et logistique non négligeable à l'organisation en raison d'une charpente théorique parfois plus solide que celle des hommes.

15J'évoquais le rajeunissement des personnes mises en cause dans nos procédures. Inutile de dire que, jusqu'à ces deux dernières années, les actes posés par les mineurs étaient une problématique inconnue de la galerie anti-terroriste. Or, on observe de plus en plus de 16-18 ans, voire de moins de 16 ans, qui s'engagent dans le phénomène « hallucinogène » de l'organisation terroriste « État islamique », avec parfois des passages à l'acte isolés d'une rare violence. Nous travaillons avec nos partenaires traditionnels, tels que la PJJ, pour prendre en compte ces mineurs dans le cadre de l'ordonnance de 1945, en essayant de traiter la spécificité de leur parcours pénal.

16 En définitive, le seul dénominateur commun de l'ensemble de ces passages à l'acte est une détermination nihiliste qui nous oblige à intervenir (en termes d'enquête) le plus en amont possible et à tenter de comprendre les motivations et les ressorts psychologiques des personnes poursuivies.

17Pour le reste, il s'agit d'un travail d'investigation et d'examen des charges qui ressemble de près aux formes d'enquêtes adaptées aux phénomènes délinquants structurés en réseaux.

18Les CDLJ - Quels sont les actes que vous pratiquez le plus fréquemment ?

19DDP - Principalement les interrogatoires. Comme tous les juges d'instruction, nous passons de longues heures avec les personnes mises en examen, en l'occurrence avec des individus poursuivis pour des faits de terrorisme, en particulier en lien avec le djihadisme armé. Comme je vous l'indiquais, leurs profils sont très hétérogènes, il faut reprendre leur parcours, leur motivation, leur conditionnement idéologique et démontrer (ou non) la réalité des charges qui pèsent sur eux.

20Les CDLJ - Comment travaillez-vous concrètement ces interrogatoires et confrontations ?

21DDP - De manière assez classique, si ce n'est qu'il est nécessaire d'introduire des éléments de contexte pour chercher à identifier le processus de radicalisation, le dater, et déterminer le niveau de rattachement à l'organisation terroriste ou à la structure de « l'entente ». Pour le reste, les questions portent généralement sur le contenu des supports numériques saisis, sur la nature des contacts établis en France ou sur zone et - quand c'est le cas - sur le déroulement et l'activité au sein des groupes combattants, en cherchant à recueillir des informations pertinentes et actualisées sur les autres protagonistes de la procédure. Il faut cependant comprendre que l'appartenance à une organisation terroriste n'est que très rarement revendiquée et que les motifs de départs sur zone sont généralement justifiés par une intention humanitaire, quand ils ne sont pas présentés comme la conséquence d'un embrigadement ou d'un « lavage de cerveau ». On repère néanmoins généralement une forme de solidarité au sein de la mouvance djihadiste qu'illustrent, par exemple, les notions de « frère » et de « soeur ».

22 Les CDLJ - Quelles sont vos relations avec la police judiciaire. ? Qui sont vos interlocuteurs dans le cadre de l'enquête que vous dirigez ?

23 DDP - Nous travaillons avec les trois services de police compétents en matière de terrorisme : la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la sous-direction antiterroriste de la Direction centrale de la police judiciaire (SDAT), et la section antiterroriste de la brigade criminelle de Paris. Généralement - afin de maintenir une synergie dans les enquêtes et pour faciliter la circulation de l'information entre ces services - nous veillons à co-saisir deux ou trois services dans le cadre de nos commissions rogatoires. Ces trois services sont composés de policiers spécialisés en matière de lutte anti-terroriste, qui connaissent aussi bien l'histoire du djihad armé que l'évolution de son implantation en France, notamment grâce au volet renseignement de leur activité. C'est d'ailleurs le travail sur les indices de participation éventuelle à une entreprise terroriste qui va généralement entraîner la judiciarisation d'un simple renseignement. Même si leurs moyens humains et techniques méritent encore d'être renforcés, de manière à accélérer le traitement des commissions rogatoires, ils bénéficient des compétences techniques pour exploiter le volume de matériel numérique saisi dans le cadre des perquisitions. J'ajoute que les juges d'instruction sont épaulés par des assistants spécialisés « cyber », qui facilitent les recoupements entre les différents dossiers.

24 Les CDLJ - Avec le parquet, quelle est la part des désaccords et des convergences ? La chambre de l'instruction joue-t-elle un rôle d'arbitre de certains désaccords ?

25 DDP - Nous travaillons sur des qualifications pénales particulières, mais il faut raisonner et fonctionner dans un rapport institutionnel comparable à celui du droit commun, c'est-à-dire en appliquant les règles du code de procédure pénale. De la même manière que nous échangeons régulièrement avec les avocats des parties, nous partageons nos points de vue avec les magistrats du parquet. Il arrive évidemment qu'il y ait des divergences d'analyse sur la question d'une détention provisoire, sur la recevabilité d'une partie civile ou sur les termes d'un renvoi devant la formation de jugement, mais tout cela est parfaitement conforme à la répartition de nos prérogatives telles qu'elles sont fixées par la loi. En tout état de cause, la quasi-totalité des décisions rendues par les juges d'instruction sont susceptibles de voies de recours. En matière de terrorisme, comme en droit commun, le ministère public conduit une politique pénale qui correspond à l'idée qu'il se fait de la défense des intérêts de la société. Le juge d'instruction est saisi de faits et il doit conduire ses investigations « à charge et à décharge » dans un impératif d'individualisation de ses analyses, avec pour objectif « la manifestation de la vérité ». Du fait de son positionnement institutionnel, le ministère public dispose d'une vision macro-judiciaire des procédures, d'un regard panoramique sur l'ensemble des réseaux et il est essentiel - notamment par le biais de la co-saisine - que nous ayons une réactivité comparable en croisant nos regards et en identifiant clairement les liens entre les différentes procédures.

26Les CDLJ - Comment travaillez-vous avec les avocats de la défense ?

27DDP - Dans l'ensemble, les relations avec les avocats de la défense sont bonnes, chacun oeuvrant dans son domaine de compétence et conformément à la mission qui nous est confiée. La plupart des avocats qui interviennent dans les procédures anti-terroristes au titre de la commission d'office sont les secrétaires de la conférence du barreau de Paris. Ils sont opiniâtres et nos relations sont loyales. Les règles procédurales, parfois dérogatoires au droit commun, que nous appliquons, ne m'apparaissent pas de nature à priver les justiciables de leurs droits, en ce sens que le temps de l'instruction demeure une phase judiciaire contradictoire. Les charges sont débattues, questionnées, et généralement articulées avec précision. Il est primordial que les avocats aient une bonne connaissance de la matière et leur spécialisation ne peut que faciliter nos échanges et la qualité de leur défense. D'une manière générale, la maîtrise du contentieux permet - malgré la gravité des qualifications retenues - de redimensionner les problématiques. Par exemple, selon que l'on a affaire à une personne poursuivie pour avoir tenté de rejoindre un groupe djihadiste dans la zone irako-syrienne, à une autre ayant effectivement combattu dans ses rangs, ou à une autre encore ayant envisagé un passage à l'acte violent sur le territoire national. Même en matière d'infractions à caractère terroriste, il y a une échelle de gravité que seule la spécialisation et la connaissance du phénomène de l'embrigadement djihadiste permet d'appréhender correctement en garantissant une réponse judiciaire individualisée.

28 Les CDLJ - Est-ce que l'avocat contribue à faire tomber le degré de radicalisation du client ? Est-ce qu'il joue un rôle de pondération ?

29 DDP - C'est difficile à mesurer. Au cours d'une instruction, on peut observer des évolutions positives des personnes mises en examen, tout comme l'aggravation du processus de radicalisation ou d'emprise. Ces évolutions sont le produit de plusieurs facteurs, mais il est possible que les échanges réguliers entre les avocats et leurs clients jouent un rôle positif dans la capacité de ces derniers à prendre du recul vis-à-vis de l'idéologie djihadiste.

30 Les CDLJ - De votre côté, comment et avec quels outils abordez-vous la radicalisation ?

31 DDP - C'est le coeur du problème. À titre liminaire, je tiens à attirer votre attention sur l'absence de recul (de connaissances académiques) sur le phénomène de « l'embrigadement djihadiste ». J'utilise à dessein cette expression « d'embrigadement djihadiste » car elle se rapproche au plus près de la problématique terroriste, en ce sens qu'une personne qui fait le choix du djihad armé se réfère nécessairement à une idéologie ou à des groupes constitués qui visent à « troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur », définition juridique du terrorisme. Je préfère de loin cette expression aux notions - beaucoup trop vagues et donc beaucoup plus périlleuses à manier - de « radicalisation », ou « d'islamisme radical », lesquelles ne peuvent en aucun cas constituer une infraction pénale et alimentent, de surcroît, le fantasme de la poursuite politique chez les mis en cause.

32 Absence de recul donc sur la notion « d'embrigadement djihadiste » et donc impossibilité à évaluer et prévoir les comportements à venir : l'expérience judiciaire (avec l'aide de la psychiatrie) nous a permis de disposer de repérages plus ou moins réconfortants sur la question de l'addiction (et des passages à l'actes qui en découlent) ou de la délinquance sexuelle. Ce n'est pas le cas de l'embrigadement djihadiste : à de très rares exceptions près, nous sommes dans l'impossibilité de déterminer l'évolution de tel ou tel protagoniste en terme de dangerosité ; et pour cause, un tel ayant eu de simples velléités de départ en Syrie a pu se révéler capable de décapiter un prêtre, un tel autre ayant combattu sur zone dans les groupes terroristes les plus durs et ayant assisté ou participé aux pires exactions pourra apparaître comme un repenti sincère et apparemment sans risque de récidive. Si l'on ajoute à cela la doctrine de la « dissimulation », de la taqiya, les instruments de repérage traditionnels deviennent rapidement, invalides. À cet égard, il faut saluer le travail effectué par l'administration pénitentiaire, qui a sans doute été la première administration - et sans doute la seule à ce jour - à se saisir du phénomène en procédant à des évaluations pluridisciplinaires de la « radicalisation » - en fait du degré de rattachement à l'idéologie djihadiste - afin de préparer des orientations pénales et, quand c'est possible, de tenter une réinsertion dans les valeurs communes de la République. C'est une matière judiciaire très neuve et encore très évolutive. Les passages à l'acte sont diversifiés, les formes d'adhésion multiples et, au-delà de la répression et de la sanction, il est indispensable de comprendre le phénomène pour mieux lui faire face.

33 Les CDLJ - Vous avez évoqué vos longs échanges avec les mis en examen. Comment transmettez-vous votre connaissance de ces individus à la juridiction de jugement ?

34 DDP - Comme tous les juges d'instruction : au moment de l'ordonnance de clôture. Au moment où il devient temps de porter l'analyse des charges, d'exposer les circonstances et les motifs du passage à l'acte. La cote personnalité du dossier, lorsqu'elle est suffisamment nourrie, offre à la formation de jugement des outils d'appréciation complémentaires sur le prévenu. Nous essayons d'adapter les expertises psychologiques aux problématiques que nous rencontrons, par exemple en interrogeant l'expert sur l'éventuelle altération de la conscience individuelle au bénéfice d'une conscience collective ou de groupe. Cela permet d'examiner la problématique de l'emprise et de l'absence de distance idéologique.

35 Les CDLJ - Quelles sont vos relations avec le juge de la liberté et de la détention (JLD) ?

36 DDP - Ce sont essentiellement des relations qui concernent l'organisation de nos services respectifs afin de gérer le mieux possible les contraintes procédurales. Pour ce qui concerne le fond des procédures, il est préférable de laisser jouer le double regard sans interférences. En principe, tout doit figurer dans l'ordonnance qui saisit ce magistrat.

37 Les CDLJ - Quelle place ont les parties civiles dans la procédure d'instruction ? Pouvez-vous expliquer l'évolution de la pratique des juges d'instruction à leur égard ?

38 DDP - Il faut, je crois, distinguer les attentats de masse et les crimes plus ciblés. Les magistrats que j'ai rejoints à la galerie Saint-Eloi ont institutionnalisé des rencontres régulières avec les parties civiles, de manière à les informer au plus près des avancées de l'enquête et de les renseigner, quand c'est possible, sur le délai prévisible d'achèvement de la procédure. Il s'agit d'événements parfois difficiles à organiser au regard du nombre de victimes présentes et de la charge émotionnelle que comporte nécessairement ces rencontres avec l'institution judiciaire. Ces réunions d'information - qui s'inscrivent dans le cadre des prescriptions du code de procédure pénale - ont été conduites dans l'ensemble des procédures en lien avec un attentat ayant occasionné de nombreuses victimes. Dans les affaires de droit commun, les auditions de parties civiles ne sont pas plus faciles à mener, mais elles concernent généralement un nombre plus limité de personnes. Ces rencontres peuvent néanmoins occasionner une forme de frustration car le juge ne dispose pas toujours des réponses à toutes les questions que se posent légitimement les victimes de tels actes. Néanmoins, il a été décidé d'organiser ces réunions sans limitation de durée et de rester présents jusqu'à épuisement des questions que souhaitent poser les parties civiles et leurs avocats.

39 Les CDLJ - Que pensez-vous de l'hypothèse selon laquelle il y aurait la possibilité de combiner des incriminations qui relèvent des crimes contre l'humanité avec des actes terroristes ?

40 DDP - Il s'agit d'une problématique particulièrement complexe. En premier lieu, il convient de rappeler que pour pouvoir pénalement qualifier un fait, il faut avoir une connaissance précise de l'activité de la personne poursuivie lorsqu'elle se trouvait au sein d'un groupe terroriste. À défaut de cette connaissance, seule la qualification d'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste pourra être retenue, à l'exclusion même de qualifications terroristes connexes. Dans l'hypothèse où il est démontré, par exemple, la commission d'un assassinat sur zone - et à condition de disposer des critères de compétence -, il devient possible de coupler les infractions. Pour envisager de combiner une qualification terroriste et un ou plusieurs crimes contre l'Humanité, il faut pouvoir démontrer que l'exaction est commise « en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique », au sens de l'article 212-1 du code pénal. Au regard de ce qui s'est produit en Syrie ces cinq dernières années, la combinaison de ces deux catégories d'infractions me paraît envisageable. Cela nécessiterait une co-saisine des juges d'instructions du pôle crimes contre l'Humanité, crimes et délits de guerre et du pôle anti-terroriste.

41 Les CDLJ - Le temps de l'instruction, pour la plupart de nos concitoyens, paraît long. Pouvez-vous l'expliquer ?

42 DDP - Il s'agit d'affaires généralement très complexes, avec des ramifications dans de nombreux pays avec lesquels la coopération internationale n'est pas toujours aisée à mettre en œuvre, et qui sont susceptibles d'impliquer de nombreux protagonistes. Nous faisons de notre mieux pour réduire les délais d'enquête, mais il est essentiel de procéder à de nombreuses vérifications pour remettre aux formations de jugement des dossiers les plus complets possibles. Cela étant, comme je vous le disais précédemment, certains dossiers sont instruits en moins d'un an.

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