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Article de revue

Génocide : un mot du droit pour un crime sans nom

Pages 95 à 104

Notes

  • [1]
    Le lecteur intéressé par la question du négationnisme du génocide rwandais pourra se référer à http://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9gationnisme, mais aussi à J. Murwanashyaka, Processus de négation du génocide des Tutsi du Rwanda, 1994-2005, UNR, Butare, mémoire de licence, 2006, et E. Ntakirutimana, « Le négationnisme du génocide rwandais en paroles et en actions », communication présentée au colloque Négationnisme du génocide rwandais : sens et usages d'un discours, Québec, 6-7 mai 2008 (76e Congrès de l'ACFAS, 5-9 mai 2008, Québec, Canada). En ce qui concerne la normalisation et l'implantation terminologiques, le lecteur consultera particulièrement R. Dubuc, Manuel pratique de terminologie, linguatch, Québec, 1992 ; A. Martin, « Théorie de la diffusion sociale des innovations et changement linguistique planifié », in A Martin et C. Loubier, 1993, p. 9-55 ; A. Martin et C. Loubier, L'implantation du français : actualisation d'un changement linguistique planifié, OLF, Québec, 1993 ; E. M. Rogers, Diffusion of Innovations, The Free Press, London, 1983, 3e édition.
  • [2]
    Le message du président Kayibanda aux Rwandais émigrés ou réfugiés à l'étranger, Kigali, 11 mars 1963.
  • [3]
    Citons à titre d'exemples Russel, Vuillemin et Arian.
  • [4]
    J. Semujanga, Les récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, L'Harmattan, Paris, 1998, p. 235-237 ; A. Arian, Le génocide des Batutsi au Rwanda (1959-1960 et 1963-1964), Bruxelles, 1985.
  • [5]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9nocide_au_Rwanda.
  • [6]
    Nar, Sa Sainteté le pape Jean-Paul II et le Rwanda. 25 ans de pontificat (1978-2003), Kigali, Pallotti-Presse, 2003, p. 122 (textes rassemblés par l'Abbé Joseph Ngomanzungu).
  • [7]
    Ibid., p. 123.
  • [8]
    I. Jacob, Dictionnaire rwandais-français, INRS, Butare, 1985, t. II, p. 385 ; v. aussi Journal Imvaho Nshya, n° 1261, 1226, 1227; Journal Kinyamateka, n° 1414, 1447.
  • [9]
    R. Dubuc, op. cit., p. 107.
  • [10]
    J. Semujanga, op. cit., p. 240.
  • [11]
    Idem.
  • [12]
    http://aircrigeweb.free.fr/ressources/rwanda/Rwanda_.Bagilishya.html.Négationnisme
  • [13]
    V. notamment le préambule de la Constitution de 2003 (points 1, 2, 4, 9 et articles 9, 13, 14, 152 et 179).
  • [14]
    http://www.rwandaparliamentgov.rw/rapport/constitution.pdf

1En date du 23 juin 2008, le ministre rwandais de la justice a proposé au Parlement un plan d'amendement de la Constitution de 2003. Il a été notamment question de la langue qui servira désormais de référence en cas de difficulté d'interprétation de la loi. Cette fois-ci, il s'agit de la langue nationale, le kinyarwanda. Le même amendement proposait que l'unité lexicale simple jenoside (empruntée au français) soit remplacée par l'unité lexicale complexe jenoside y'Abatutsi (génocide des Tutsi). C'est à ce dernier point que je voudrais consacrer ma réflexion. En effet, les termes pour désigner le génocide perpétré au Rwanda me préoccupent et l'instabilité terminologique mérite une réflexion approfondie, vu qu'elle dénote non seulement la volonté de chercher toujours à ajuster en fonction d'un ou de plusieurs éléments nouveaux mais encore et surtout la difficulté de dénommer l'horreur dans la culture rwandaise ; comme si la société rwandaise se méfiait de tout ce qui relève de l'horreur.

2Nous procéderons par l'analyse de contenus de deux journaux locaux, les plus anciens et les plus populaires, à savoir Imvaho nshya et Kinyamateka. Le premier est un journal public, le second appartient à l'Église catholique. Ensuite, nous recourrons au discours quotidien, car tout ce qui se dit ne s'écrit pas nécessairement pour des raisons variées. Nous ferons l'économie des éléments purement théoriques en rapport avec le négationnisme, la normalisation et l'implantation terminologiques [1].

Génocide annoncé : ce qui se conçoit bien s'énonce clairement

3Le terme génocide est sorti de la bouche d'un officiel rwandais en mars 1963, quatre ans après la première vague d'attaques des réfugiés tutsi. S'adressant à ces derniers, le Président Kayibanda dit :

4« Les Tutsi restés au pays, qui ont peur d'une fureur populaire que font naître vos incursions, sont-ils heureux de vos comportements ? Qui est génocide ? Ceux qui vous appuient et financent vos menées terroristes et fratricides vous rappellent-ils aussi que les Bahutu ne se laisseront jamais malmener et qu'à vos coups ils n'entendent pas du tout opposer un héroïsme qui serait d'ailleurs de mauvais aloi ? Qui est génocide ? » [2].

5Plus loin, il donne beaucoup plus de précisions :

6« Venons-en à votre avenir et à vos enfants.

7Nous vous conjurons de penser à ces êtres innocents, qui peuvent encore être sauvés de la perte où vous conduisez votre groupe ethnique. Nous le répétons particulièrement à vous Tutsi : votre famille vous impose des devoirs qui sont autre chose que les machinations où vous perdez votre temps et trahissez l'Afrique en terrorisant votre pays de naissance. Ne croyez pas avoir rempli vos obligations civiques en laissant vos femmes et vos enfants dans des lieux prétendus sûrs. Qui éduque ces enfants ? Qui mobilise des enfants de 15 ans dans vos rangs terroristes ? Encore une fois, qui est génocide ? À supposer par impossible que vous veniez à prendre Kigali d'assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Je n'insiste pas : vous le devinez, sinon vous n'agiriez pas en séides et en désespérés ! Vous le dites entre vous : « ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi ». Qui est génocide ? ».

8Force nous est de noter qu'à cette époque le terme génocide signifiait à la fois le crime et le criminel. Le terme génocidaire est venu un peu plus tard. Relativement à cet événement dont parle Kayibanda, d'autres personnes à l'extérieur du pays ont utilisé le même terme pour décrire les événements des années 60 [3].

9Depuis 1963, le terme génocide est tombé dans les oubliettes, pour réapparaître en 1994. Mais entre les deux dates, quelque chose se tramait [4]. Peu avant 1994, le colonel Théoneste Bagosora avait abondé dans le sens de Kayibanda. L'échec dans les tentatives de négociation pour un accord de paix entre le Front patriotique rwandais (FPR) et le gouvernement Habyarimana amena le colonel à annoncer, dans les corridors de l'Arusha International Conférence Centre (AICC), l'apocalypse. Bibliquement, ce terme fait référence à l'écrit relatif aux mystères de la fin des temps dans le judaïsme et le christianisme. Comme on peut le constater, il s'agit d'une reprise presque intégrale des idées de Kayibanda (génocide, fin totale et précipitée).

10 L'attaque du Front patriotique rwandais, en octobre 1990, a servi de prétexte à l'exacerbation de la haine ethnique. Les Tutsi de l'intérieur du pays furent mis en prison, le chef d'accusation étant la complicité avec l'ennemi qui venait d'attaquer à partir du territoire ougandais. Plus tard, la mort du président Habyarimana, dans le crash du Falcon 50, au cours de la nuit du 6 au 7 avril 1994, a profité aux prophètes de malheur, à leurs fidèles adeptes et concepteurs du plan machiavélique. À partir de cette date, les Tutsi ont fait l'objet d'une élimination systématique jusqu'au 4 juillet 1994. Plus d'un million de Tutsi furent tués en une centaine de jours, soient environ dix mille victimes par jour.

Génocide nié : les mots pour le dire ne viennent pas toujours aisément

Durant le génocide

11Pendant que la machine de mort faisait l'essentiel de son travail, au vu et au su de la communauté internationale, le terme génocide a été délibérément évité pour ne pas faire jouer la convention de Genève, qui stipule qu'un génocide est « commis dans l'intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel » [5]. Quand il y a génocide, en effet, la convention oblige les États signataires à se mobiliser pour l'arrêter, puis pour appréhender et juger les coupables.

12Les termes utilisées jusqu'en 1994, aussi bien en langue nationale qu'en langues étrangères, procédaient presque tous du négationnisme. Retenons les termes guerre civile, conflit interethnique, massacres préventifs et, plus tard, actes de génocide. Ces termes abondent dans la presse aussi bien orale qu'écrite sur les plans national et international. Dans bien des cas, et par principe, le génocide se nie au moment même où il est perpétré. Un petit nombre de personnes tente de le reconnaître, mais sans beaucoup de succès au départ.

13En ce qui concerne particulièrement le Rwanda, le Pape Jean-Paul II fut parmi les premières personnalités à désigner la réalité que les Tutsi étaient en train de vivre, par le terme approprié. Le 27 avril 1994, il déclarait déjà : « J'invite ceux qui détiennent les responsabilités à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide. C'est l'heure de la fraternité. C'est l'heure de la réconciliation ! » [6].

14 Le 15 mai 1994, Jean-Paul II a, une fois de plus, lancé un appel pour que cesse le génocide au Rwanda. « Je ressens le devoir d'évoquer aujourd'hui encore les violences dont sont victimes les populations du Rwanda. Il s'agit purement et simplement d'un génocide, dont sont malheureusement aussi responsables des catholiques » [7].

15Sur le terrain, le terme gutsembatsemba fut le slogan des miliciens Interahamwe du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), des Impuzamugambi de la Coalition pour la défense de la République (CDR), et de la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM), qui ne cessaient de chanter itérativement Tuzabat-sembatsemba (Nous les exterminerons). Le verbe gutsembatsemba (exterminer) a caractérisé cette période particulièrement dans les milieux extrémistes.

16 Durant le génocide et quelques temps après, les termes suivants ont été utilisés pour des raisons que l'on peut facilement deviner. Nous les avons relevés presque tous dans la presse écrite rwandaise pour montrer leur attestation. Il s'agit évidemment de discours rapporté, qui n'engage les journaux impliqués en aucune manière.

T1. Termes utilisés durant le génocide

tableau im1

T1. Termes utilisés durant le génocide

17 Tout compte fait, dans le courant de l'année 1994, le terme génocide n'a jamais été publiquement évoqué comme tel, ni en kinyarwanda sous forme d'emprunt, étant donné que cette réalité était inconnue au pays, ni en langues étrangères pour brouiller la communauté internationale et occulter la réalité. Il s'agit ici de négationnisme de mauvais aloi, pour autant évidemment que le choix des termes utilisés soit motivé.

Après le génocide

De 1994 à 2003

18À partir du 4 juillet 1994, date de référence de l'arrêt du génocide, on est passé des termes vagues et confus ubwicanyi, intambara, isubiranamo ry'amoko, ubushyamirane bw'amoko aux termes beaucoup plus expressifs et révélateurs : itsembabwoko n'itsembatsemba. Ces deux termes désignaient respectivement le génocide perpétré contre les Tutsi et les massacres des Hutu ayant refusé de soutenir les tueries. Ces termes ont été beaucoup utilisés par Anastase Gasana, alors ministre des Affaires étrangères, à qui incombait le devoir d'informer la communauté internationale de ce qui s'était passé au Rwanda. Il s'agit purement et simplement d'une reprise du verbe gutsembatsemba, slogan des fervents acteurs du génocide.

19 L'unité lexicale itsembabwoko vient du verbe gutsemba. Le terme gutsembatsemba dérive de ce dernier par le phénomène de redoublement du radical, pour marquer la fréquence ou l'intensité de l'action. Irénée Jacob donne les définitions suivantes à ce sujet : gutsemba : 1. Tout finir, ne rien laisser, ne rien garder, ne plus rien avoir, tout perdre ; épuiser, liquider ; 2. Ravager complètement, anéantir, exterminer ; 3. Lisser ou limer un objet ; 4. Nier catégoriquement ; 5. Refuser catégoriquement quelque chose à quelqu'un [8].

20Le sens de ravager, d'anéantir ou d'exterminer est atténué ou obvié. Néanmoins, le terme gutsemba et son dérivé gutsembatsemba alimentent un débat de fond. Pour les uns, le terme itsembatsemba renvoie le mieux à la réalité de 1994, au sens direct du slogan susmentionné. Pour les autres, cette unité lexicale exprime mal l'idée de massacres. Signalons en passant que ce terme utilisé par Mugesera Léon dans son discours du 22 novembre 1993, à Kabaya, a été traduit par « traduire en justice », dans le souci de confondre les parties.

21Le terme itsembatsembabatutsi ne s'est pas implanté pour des raisons évidentes. Le critère de maniabilité [9], qui réfère à la facilité d'intégration du terme dans le discours, justifie sa non-implantation. Plus un terme est long, paraphrasé, compliqué à orthographier et à prononcer, plus sa maniabilité devient aléatoire et problématique. Le langage le rejette ipso facto. Il y a donc ici un concours de deux facteurs, à savoir le fond et la forme, qui ne sont pas conformes aux exigences linguistiques.

22Pour les autres, le terme itsembabatutsi convient le mieux et devrait remplacer le terme itsembabwoko, qui cache manifestement la victime. Il faut dire que le terme itsembabatutsi a été utilisé et continue de l'être, mais sans beaucoup d'écho. Itsembabwoko réfère à une sorte de négationnisme puisqu'il évite d'indiquer la victime. Cet évitement pourrait faire penser directement à la politique en vigueur au Rwanda, qui fustige toute référence à la notion d'ethnie.

23 Les termes itsembabwoko n'itsembatsemba ont fait un bon bout de chemin, jusqu'en 2003, en référant respectivement à « génocide » et « massacres ». Au bout du compte, « une telle double dénomination, aussi ambiguë que redondante, reflète le fait que le massacre des innocents tutsi, touchant aussi bien le bébé que le fou, se distingue tout de même de l'assassinat politique des chefs hutu des partis d'opposition. Cette dénomination indique l'intentionnalité car utiliser le terme génocide c'est condamner les auteurs et leur idéologie » [10].

24 Pour Semujanga [11], le terme itsembabwoko s'utilise surtout dans les milieux des rescapés tutsi, tandis que « le terme itsembatsemba, dont le sens est le même, s'utilise dans les milieux hutu pour souligner le fait que de nombreux chefs politiques hutu ont été tués par des cédéristes pour leurs idées et non pour leur appartenance ethnique, comme ce fut le cas pour les Tutsi ».

25 La France, en ce qui la concerne, a officiellement utilisé le terme génocide, mais au pluriel, pour inclure les tueries dont parle Semujanga et les crimes de guerre commis par le Front patriotique rwandais. Le président François Mitterrand, dans son discours du 8 novembre 1994, dit : « Après les négociations d'Arusha, (...) les conditions de la mort du président Habyarimana, la guerre civile et les génocides qui s'en sont suivis ont interrompu un processus de rétablissement de la paix qui était approuvé par l'ensemble des partis » [12].

26L'usage du pluriel renvoie à la théorie du double génocide qui procède du négationnisme pur et dur et qui vise à équilibrer les responsabilités criminelles pour aboutir, au bout du compte, au match nul disculpant.

Termes utilisés après le génocide : 1994-2003

tableau im2

Termes utilisés après le génocide : 1994-2003

27 Le discours quotidien est à prendre avec précaution car, pour des raisons discursives évidentes, dont la non-redondance, l'usage de l'un ou l'autre terme du tableau peut s'imposer sans toutefois référer au négationnisme. Seule la motivation du locuteur doit guider le jugement à porter.

28 Depuis la promulgation de la nouvelle Constitution (en 2003), l'emprunt jenoside s'est imposé au détriment du terme itsembabwoko. Il paraît qu'il y a eu un débat animé avant le choix du terme jenoside. Pour les uns, le terme itsembabwoko correspondait à la triste réalité vécue entre le 6 avril et le 4 juillet 1994 et devait figurer dans la Constitution. Pour les autres, ce terme était plutôt approximatif et, faute de mieux (en kinyarwanda), l'emprunt jenoside devait être sélectionné. C'est ce dernier choix qui s'est effectivement imposé [13].

De 2003 à 2008

29À partir de 2003, cet emprunt du français a reçu des qualificatifs de nature descriptive et plus précise. Génocide rwandais, génocide tutsi, génocide des Tutsi. C'est probablement cette concurrence linguistique qui a amené le ministre de la Justice à procéder à un aménagement linguistique. Le terme « génocide rwandais » est imprécis à maints égards ; il est très globalisant. Tous les Rwandais n'étaient pas visés ; pis encore, tous les Rwandais n'ont pas été des acteurs. Quant aux termes « génocides tutsi » ou « génocide des Tutsi », ils font mention de la notion d'ethnie que le gouvernement d'union nationale condamne vu les mauvais antécédents qu'elle rappelle. Il importe de noter que, pour les mal informés, ces termes pourraient confondre la victime et le bourreau.

30Force est de constater que, au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) institué par les Nations unies, les termes du discours quotidien rwandais ont dominé les débats, spécialement du côté de la défense pour des fins confondantes évidentes. Mais, en date du 16 juin 2006, soit après dix ans d'existence, le TPIR a décrété que, désormais, dans les procès, on ne débattra plus sur l'existence du génocide des Tutsi, car ces débats faisaient traîner les procès inutilement. Depuis lors, l'usage du terme génocide est peu contesté par les parties, contrairement au passé.

Termes utilisés après le génocide : 2003-2008

tableau im3

Termes utilisés après le génocide : 2003-2008

Quelque peu avant et après 2008

31L'amendement de juin 2008, approuvé le 16 juillet suivant, vient faire le point en proposant l'usage du terme jenoside y'Abotutsi (génocide des Tutsi) qui était d'usage courant dans le discours quotidien d'avant 2008. Cependant, ce terme n'échappe pas non plus à la critique, étant donné qu'il fait référence à l'ethnie de la victime. Par suite, ce génitif à la fois objectif et subjectif confond la victime et le bourreau.

32Pour certains, la référence à l'ethnie de la victime vient contredire le principe gouvernemental qui stigmatise toute référence à la notion d'ethnie au Rwanda. Ces derniers se basent sur les articles 11, 16 et 33 de la Constitution de 2003 [14], qui prohibent toute forme de discrimination ou de division au Rwanda.

33Article 11 : Tous les Rwandais naissent et demeurent libres et égaux en droits et en devoirs. Toute discrimination, fondée notamment sur la race, l'ethnie, le clan, la tribu, la couleur de la peau, le sexe, la région, l'origine sociale, la religion ou croyance, l'opinion, la fortune, la différence de cultures, de langue, la situation sociale, la déficience physique ou mentale ou sur toute autre forme de discrimination, est prohibée et punie par la loi.

34Article 16 : Tous les êtres humains sont égaux devant la loi. Ils ont droit, sans aucune distinction, à une égale protection par la loi.

35Article 33 : La liberté de pensée, d'opinion, de conscience, de religion, de culte et de leur manifestation publique est garantie par l'État dans les conditions définies par la loi. Toute propagande à caractère ethnique, régionaliste, raciste ou basée sur toute autre forme de division est punie par la loi.

36 L'on doit se demander s'il s'agit véritablement de discrimination dans l'esprit de la Constitution puisque, si tel était le cas, les ethnonymes comme Sagatwa, Sagahutu, Gahutu, Nkudabatutsi, Muhutukazi et d'autres du même genre auraient été invalidés pour ne plus être portés.

37 Pour d'autres, il faudrait clairement parler de jenoside yakorewe Abatutsi ou jenoside yibasiye Abatutsi pour lever l'amphibologie. Ces termes ont été d'ailleurs de prédilection dans le discours quotidien qui a directement suivi la proposition d'amendement, comme pour s'y opposer. Finalement, l'amendement a coopéré avec l'usage. Pour le linguiste, l'usage a toujours raison même quand il a tort ; il importe de coopérer avec lui. L'article 179 fait mention de génocide perpétré contre les Tutsi (jenoside yakorewe Abatutsi).

Fig. 1. Termes saillants désignant le génocide suivant les périodes

tableau im4

Fig. 1. Termes saillants désignant le génocide suivant les périodes

38De ce graphique, il ressort que l'évolution terminologique tend plus vers la précision surtout en ce qui concerne la victime.

39Il convient de se demander pourquoi le génocide commis au Rwanda ne trouve pas de terme approprié en langue nationale. Le crime est là, les victimes sont connues, les bourreaux aussi. Bref, tout est apparemment clair à ce sujet, mais les mots pour le dire se font fatalement concurrence pour des raisons variées. Pourquoi cette instabilité terminologique ? Pourquoi cet embarras de choix de termes ? Pourquoi cette imprécision pour ne pas parler d'impropriété terminologique ? Quel serait le terme approprié à ce triste événement ?

40Dans cet article, je n'ai fait que signaler le problème en dégageant les difficultés soulevées par chaque terme en usage et les enjeux en arrière-plan. Tout bien considéré, l'usage a toujours raison, même quand il a tort. Par suite, les mots n'ont pas de sens, ils n'ont que des emplois. En outre, les mots disent ce que nous voulons qu'ils nous disent. Alors qu'ailleurs on parle d'holocauste (au sens religieux d'offrande ou de sacrifice) ou de Shoah, pour désigner l'entreprise d'extermination des Juifs par les Nazis, au Rwanda on parlerait d'amahano (catastrophe). Ce terme a exactement le même sens que Shoah, qui signifie catastrophe en hébreu. Par suite, on le retrouve dans le discours quotidien comme synonyme contextuel de génocide.

41Références :

  • Présidence de la République, Constitution de la République du Rwanda, Kigali, 2003.
  • Présidence de la République rwandaise, Le président Kayibanda vous parle, Kigali, 1965.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/cdlj.1701.0095

Notes

  • [1]
    Le lecteur intéressé par la question du négationnisme du génocide rwandais pourra se référer à http://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9gationnisme, mais aussi à J. Murwanashyaka, Processus de négation du génocide des Tutsi du Rwanda, 1994-2005, UNR, Butare, mémoire de licence, 2006, et E. Ntakirutimana, « Le négationnisme du génocide rwandais en paroles et en actions », communication présentée au colloque Négationnisme du génocide rwandais : sens et usages d'un discours, Québec, 6-7 mai 2008 (76e Congrès de l'ACFAS, 5-9 mai 2008, Québec, Canada). En ce qui concerne la normalisation et l'implantation terminologiques, le lecteur consultera particulièrement R. Dubuc, Manuel pratique de terminologie, linguatch, Québec, 1992 ; A. Martin, « Théorie de la diffusion sociale des innovations et changement linguistique planifié », in A Martin et C. Loubier, 1993, p. 9-55 ; A. Martin et C. Loubier, L'implantation du français : actualisation d'un changement linguistique planifié, OLF, Québec, 1993 ; E. M. Rogers, Diffusion of Innovations, The Free Press, London, 1983, 3e édition.
  • [2]
    Le message du président Kayibanda aux Rwandais émigrés ou réfugiés à l'étranger, Kigali, 11 mars 1963.
  • [3]
    Citons à titre d'exemples Russel, Vuillemin et Arian.
  • [4]
    J. Semujanga, Les récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, L'Harmattan, Paris, 1998, p. 235-237 ; A. Arian, Le génocide des Batutsi au Rwanda (1959-1960 et 1963-1964), Bruxelles, 1985.
  • [5]
    http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9nocide_au_Rwanda.
  • [6]
    Nar, Sa Sainteté le pape Jean-Paul II et le Rwanda. 25 ans de pontificat (1978-2003), Kigali, Pallotti-Presse, 2003, p. 122 (textes rassemblés par l'Abbé Joseph Ngomanzungu).
  • [7]
    Ibid., p. 123.
  • [8]
    I. Jacob, Dictionnaire rwandais-français, INRS, Butare, 1985, t. II, p. 385 ; v. aussi Journal Imvaho Nshya, n° 1261, 1226, 1227; Journal Kinyamateka, n° 1414, 1447.
  • [9]
    R. Dubuc, op. cit., p. 107.
  • [10]
    J. Semujanga, op. cit., p. 240.
  • [11]
    Idem.
  • [12]
    http://aircrigeweb.free.fr/ressources/rwanda/Rwanda_.Bagilishya.html.Négationnisme
  • [13]
    V. notamment le préambule de la Constitution de 2003 (points 1, 2, 4, 9 et articles 9, 13, 14, 152 et 179).
  • [14]
    http://www.rwandaparliamentgov.rw/rapport/constitution.pdf

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