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Article de revue

La traite des êtres humains et la délinquance des mineurs de l'Europe de l'Est : l'exemple parisien

Pages 647 à 656

Notes

  • [1]
    Organisation internationale du travail, OIT 2012, Estimation du travail forcé dans le monde.
  • [2]
    Rapport Eurostat 2013 concernant la période 2008-2010 et fondé sur les réponses de 19 États membres.
  • [3]
    Tribunal de grande instance de Paris (11e chambre), jugement du 15 mai 2013.
  • [4]
    O. Peyroux, Délinquants et victimes, la traite des enfants d'Europe de l'Est en France, Paris, éditions Non Lieu, 2013.
  • [5]
    Cf. note no3. Cour d'appel de Paris, arrêt du 13 mai 2014.
  • [6]
    Art. 375-5 du code civil.
  • [7]
    Manuel de bonnes pratiques concernant le renforcement de la coopération judiciaire pour combattre la traite des êtres humains, l'exploitation sexuelle des enfants et la pornographie infantile dans l'Union européenne, publié en septembre 2013 à Bucarest, dans le cadre du Criminal Justice Programm de l'Union européenne.
  • [8]
    Un groupe judiciaire franco-roumain a été créé en 2011, afin de travailler sur les problématiques posées par la délinquance des mineurs roumains sur le territoire français.
  • [9]
    Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avr. 2011, JO L 101 du 15 avr. 2011.
  • [10]
    Loi no 2013-711, du 5 août 2013.
  • [11]
    Art. 86, paragraphe 1, du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
  • [12]
    Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois, Guy Geoffroy et Marietta Karamanli.
  • [13]
    Assemblée nationale, 9 déc. 2013, no 1616, Proposition de résolution européenne sur la création d'un parquet européen.

1La délinquance des mineurs de l'Europe de l'Est s'est particulièrement développée ces dernières années, notamment à Paris. Les chiffres en témoignent. Toutefois, ces mineurs, auteurs de très nombreux délits, sont également soumis à des réseaux plus ou moins organisés, s'articulant autour de la traite des êtres humains, même si cette qualification est, juridiquement, parfois difficile à caractériser. L'exploitation de ces mineurs par des réseaux criminels transnationaux est désormais bien connue. En revanche, plus insidieuse est l'exploitation de ces mineurs par les membres de leur propre famille. Les visages multiples de cette délinquance constituent une chaîne ininterrompue, depuis le mineur, parfois très jeune, jusqu'à la tête du réseau criminel dont la base arrière, située hors du territoire national, est souvent complexe dans son organisation et éclatée dans son implantation.

La délinquance des mineurs de l'Europe de l'Est : éléments de contexte et réalités

Éléments de contexte

2La traite des êtres humains est le plus souvent caractérisée par l'exploitation sexuelle, le travail forcé ou les vols à grande échelle. Les chiffres de la traite fluctuent selon les sources. Il es avancé que 5, 5 millions de mineurs seraient victimes du travail forcé, y compris d'exploitation sexuelle, dans le monde [1]. En Europe, 7 418 personnes auraient été identifiées comme étant victimes de traite, dont 15% d'entre elles seraient mineures [2]. Chiffres difficilement vérifiables, mais quels qu'ils soient, chiffres effrayants, à l'image du phénomène. À Paris, il n'existe pas réellement de réseaux organisés d'exploitation sexuelle de mineurs, contrairement à d'autres territoires. Si la brigade de protection des mineurs (BPM) a pu interpeller de nombreux clients ayant recours à la prostitution de mineurs, elle n'a pas mis à jour de réseaux de proxénètes exploitant exclusivement des mineurs. Aucun réseau lié au travail forcé n'a, par ailleurs, été identifié. En revanche, les mineurs commettent à Paris de très nombreux délits, le plus souvent des vols, certains ayant été interpellés plus de cent fois.

3Il convient de rappeler que l'exploitation des mineurs est lucrative. Le procès retentissant qui s'est déroulé au printemps 2013 au tribunal de grande instance de Paris pointait qu'une quarantaine de mineurs Hamidovic, rompus aux vols quotidiens dans le métropolitain parisien, avait rapporter la somme d'environ 1, 3 million d'euro en un an [3].

4Qui sont ces mineurs qui défraient régulièrement la chronique de la presse écrite et des reportages télévisés ou radiophoniques ?

Réalités des réseaux

5À Paris, les mineurs issus de l'Europe de l'Est, le plus souvent roms, se divisent en deux catégories, formant deux réalités très différentes. Il s'agit, d'une part, des mineurs d'origine roumaine et, d'autre part, des mineurs d'origine bosnienne, dits « Hamidovic », patronyme qu'ils déclarent aux services de police. Il existe, dès lors, deux sortes de réseaux distincts, l'un de type clanico-familial, l'autre de type mafieux.

6Le réseau roumain est de type clanico-familial, même si le terme « réseau » peut paraître exagéré. Il s'organise à partir de la cellule familiale, au sens plus ou moins nucléaire du terme. Il peut en effet s'agir d'une exploitation directe par les parents, mais aussi par les oncles, tantes, grands-parents, coussins ou toute personne rattachée au « clan » familial. Certains mineurs roumains sont toutefois confiés à des réseaux par leurs parents pour venir voler en France. Ils doivent alors, par leurs vols, « rembourser » le prêt consenti à leurs parents par les réseaux criminels. Il s'agit plus précisément de la pratique de la « camata »[4]. Ce système est simple. Il consiste à proposer à la famille du mineur qui est dans l'impossibilité de rembourser l'emprunt consenti par le réseau criminel, l'utilisation de leur enfant pour voler à l'étranger afin de rembourser la dette ou une partie de celle-ci. Les parents doivent, obtenir préalablement une « procure », qui est une autorisation donnée devant notaire, nécessaire pour que leur enfant puisse sortir du territoire roumain, y compris avec un tiers.

7Ces familles résident dans des campements situés dans les départements de la périphérie parisienne. Les conditions d'hygiène y sont déplorables et le confort réduit à sa plus stricte expression, caractérisée par des cabanes de fortune. Tous les matins, les mineurs viennent à Paris pour voler. Ils s'y rendent par le réseau des transports en commun ou, plus rarement, sont déposés en voiture. L'organisation de ce type de réseau est pragmatique, et sans hiérarchie particulière. Les vols sont effectués principalement aux distributeurs automatiques de billets et aux terrasses des restaurants et cafés, sans distinction quant à la nationalité de la victime. Ce marché de la misère n'est d'ailleurs pas circonscrit au territoire français, certains mineurs étant déplacés d'un pays européen à l'autre, pour voler.

8Les sommes volées sont rapidement acheminées vers la Roumanie, via parfois d'autres pays européens, à bord de véhicules terrestres afin d'éviter de laisser un traçage bancaire postérieur. Les objets volés, principalement des téléphones cellulaires, sont revendus à Paris afin que le produit des ventes puisse rejoindre rapidement la Roumanie. L'argent est alors réinvesti, notamment dans la construction de villas de luxe dans certaines villes de province, à l'instar de celle, de Tandarei, cité connue pour l'implantation sur son sol de réseaux criminels exploitant des mineurs dans toute l'Europe.

9Le réseau bosnien est d'une tout autre nature. Il est de type mafieux. Ses moyens financiers et opérationnels sont à rapprocher des grands réseaux criminels internationaux. Il est structuré, hiérarchisé, pyramidal et transfrontalier. Il véhicule des flux financiers importants et bénéficie d'une implantation extrêmement diversifiée en Europe. Il jouit d'une infrastructure lourde et d'une logistique sophistiquée. Les mineurs sont recrutés dans des campements ou des villes de Bosnie-Herzégovine, mais aussi en Italie, pays où sont nés de nombreux mineurs. À Paris, ces mineurs volent essentiellement dans le métropolitain et visent des étrangers, susceptibles de transporter des sommes d'argent importantes. Ils opèrent également dans les rues, en présentant de fausses pétitions aux piétons, très souvent étrangers.

10Ces mineurs, contrairement aux mineurs roumains, jouissent de conditions matérielles plus confortables. Ils vivent, à l'hôtel mais en changent régulièrement afin d'échapper aux services de police. Ces jeunes sont encadrés, à l'hôtel et sur les lieux infractionnels, par des intermédiaires. Ces derniers, majeurs ou mineurs, sont chargés de les surveiller, de leur rappeler les objectifs à atteindre et de récupérer les sommes volées. Ces sommes concourent, aux dépenses de la vie quotidienne des mineurs (nourriture, vêtements, nuitées). Le surplus est acheminé vers l'Espagne, l'Italie ou la Belgique, et investi dans des villas et des véhicules de luxe.

11Ce type de délinquance se traduit dans les chiffres de la section des mineurs du parquet de Paris. Depuis 2007, ces chiffres illustrent, en effet, une très inquiétante augmentation de la délinquance des mineurs issus de l'Europe de l'Est. Sur 1 004 mineurs déférés en 2007, 53 se disaient Roumains. Six ans plus tard, en 2013, parmi les 3 292 mineurs déférés, 1 177 étaient d'origine roumaine et 379 d'origine bosnienne, soit respectivement 35, 75 % et 11, 51 % des mineurs déférés.

12Plus inquiétant encore, les mineurs sont de plus en plus jeunes.

13En outre, il n'est pas rare de constater que de nombreuses mineures, d'origine bosnienne ou roumaine, âgées parfois d'une douzaine d'années, sont dans un état de grossesse avancée. Elles refusent cependant une quelconque prise en charge sanitaire. Lorsqu'elles sont en garde à vue et conduites à l'hôpital à la demande du procureur de la République, elles en fuguent avant d'avoir pu être examinées par un médecin.

14Ces constats montrent l'adaptabilité et la célérité des réseaux au regard des contraintes de la procédure pénale. Ces dernières années, le rajeunissement important des auteurs est, en effet, à rapprocher des dispositions de l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante. En France, aucun mineur de moins de 13 ans ne peut être, renvoyé devant un tribunal pour enfants. Les réseaux le savent et exploitent cette disposition. Ainsi, parmi les 1 177 mineurs roumains déférés en 2013, 145 avaient moins de 13 ans, soit 12, 31 % des mineurs roumains déférés par le parquet de Paris.

15L'augmentation exponentielle de ces défèrements entre 2007 et 2013 traduit, d'une part, l'importance de cette délinquance dans la délinquance générale, des mineurs et, d'autre part, un ancrage de plus en plus marqué, de l'activité des réseaux sur le sol parisien.

16À Paris, tous les acteurs (policiers, éducateurs, avocats, magistrats du parquet et juges des enfants) ont été sensibilisés à cette, réalité grâce à de nombreux échanges et à une politique de juridiction engagée. Il convient de souligner, à cet égard, un important effort réalisé par la protection judiciaire de la jeunesse, dans le cadre de la prise en charge de ces mineurs. Ainsi, l'unité éducative auprès du tribunal (UEAT) a été dotée de deux éducateurs roumanophones afin de faciliter le contact avec les mineurs déférés. Si, dans la majorité, des cas, une véritable accroche éducative n'a pu se concrétiser dans la majorité des cas, il est toutefois à noter que les échanges entre les éducateurs et les mineurs ont permis d'inciter ces derniers à assister plus souvent à l'audience de jugement. Des tentatives ont été menées pour ordonner des mesures éducatives, voire des placements dans des foyers de l'Aide sociale à l'enfance éloignés de la capitale. Certains retours en Roumanie ont même été organisés avec l'aide des services de l'ambassade de Roumanie, afin que le mineur retrouve sa famille, tout en étant suivi par les services sociaux roumains. L'énergie déployée trouve toutefois ses limites dans le refus des mineurs, généralement unanimes, d'être protégés.

La lutte contre les donneurs d'ordre et la protection des mineurs : réalités et perspectives

17Tout en poursuivant la lutte quotidienne contre les réseaux de traite, il est nécessaire d'accélérer la coopération entre les États membres de l'Union européenne en simplifiant l'échange d'informations sur la traite des êtres humains et en dotant les pays d'outils juridiques efficaces et de moyens proportionnés à l'importance de cette lutte.

La lutte contre les donneurs d'ordre et la protection des mineurs : réalités

18La traite, des êtres humains est devenue un axe important de la politique pénale du parquet de Paris.

19La section de la lutte contre la criminalité organisée a ouvert, en 2011, deux informations judiciaires, l'une confiée conjointement à l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) et à l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI), l'autre à la brigade de protection des mineurs (BPM). Ces informations concernaient les réseaux criminels internationaux d'exploitation de mineurs.

20 Avec 3 500 défèrements en 2013, la section des mineurs du parquet de Paris a également engagé une importante réflexion sur la situation de ces mineurs et sur leurs conditions de vie. Ainsi, la connaissance de leur situation parisienne, renforcée par les échanges noués avec les policiers, magistrats et fonctionnaires roumains, a permis à la section des mineurs de mener une politique d'action publique offensive. L'objectif étant de déstabiliser familles et réseaux.

21 En 2013, la section des mineurs a diligenté, auprès de la Brigade de protection des mineurs (BPM) et de l'Unité de coordination de lutte contre l'immigration clandestine (UCLIC), une enquête, concernant des parents de mineurs multiréitérants. Cette enquête a abouti à l'ouverture d'une information judiciaire dont la qualification juridique retenue est la traite des êtres humains. D'autres enquêtes ont été amorcées à la suite d'un long travail d'identification des mineurs et des familles.

22 La lutte contre les réseaux a été caractérisée par de fortes peines, notamment lors du procès Hamidovic susvisé, qui a donné lieu, en appel, à la condamnation du chef du réseau à la peine de 12 ans d'emprisonnement [5]

23 Par ailleurs, les magistrats de la section poursuivent également les parents de ces mineurs sur d'autres délits, tels que la provocation de mineur à la commission de crimes ou de délit, ou leur soustraction à leurs obligations légales. Certains parents ont été également condamnés pour privation de soins et d'aliments dans le cadre de l'article 227-15 du code pénal, lorsqu'ils mendiaient sur la voie publique avec des enfants de moins de 6 ans. Ces enfants ont alors fait l'objet d'une, ordonnance de placement provisoire.

24 Toutefois, la lutte contre la traite des êtres humains ne doit pas sous-estimer un certain nombre de difficultés.

25 Tout d'abord les enquêtes. Au vu du caractère protéiforme des réseaux, les enquêtes policières sont longues et nécessitent de nombreux moyens humains, financiers et matériels. Le caractère transnational de l'activité criminelle accentue ces difficultés. La mobilité des mineurs et des donneurs d'ordre complique la tâche des services de police, notamment, en raison des nombreux mouvements pendulaires entre la France et les pays concernés. L'absence de transferts de fonds, via les établissements financiers classiques, est un obstacle supplémentaire auquel doivent faire, face les enquêteurs. Les téléphones dotés de cartes prépayées réduisent également l'ampleur des résultats. Dans le cadre de ces enquêtes, le parquet de Paris a toutefois pu bénéficier de l'aide précieuse des magistrats de liaison français et étrangers des différents pays concernés (Roumanie, Serbie, Italie, Espagne,...).

26 Plus généralement, l'absence de coopération des victimes doit être considérée comme un frein majeur au démantèlement des réseaux. Les mineurs, endoctrinés depuis leur plus jeune âge ou confrontés à un conflit de loyauté à l'égard de leur famille, refusent de dénoncer leurs conditions de vie et les personnes qui les exploitent. Ces paramètres compliquent leur protection.

27 Démunis de documents administratifs, refusant de donner leur état civil, leurs empreintes et parfois même d'être auditionnés, les mineurs encouragent, malgré eux, la poursuite de leur exploitation. Rares sont ceux qui dénoncent les sévices auxquels ils ont été soumis (viols et violences) parce qu'ils ne se pliaient pas aux objectifs fixés par les réseaux.

28 Policiers, magistrats et éducateurs s'évertuent néanmoins à les rassurer, à leur proposer un lieu de vie à l'abri des réseaux, et à leur assurer qu'un autre avenir est possible. Il s'agit d'un travail de fond, long et exigeant, mais indispensable pour envisager une évolution, fut-elle modeste.

29 Les exemples parisiens les plus significatifs sont illustrés par les mineurs ayant eux-mêmes dénoncé, leurs sévices aux éducateurs de l'UEAT ou aux fonctionnaires de la brigade de protection des mineurs. Plusieurs mineurs ont ainsi pu être, placés en province. Mais en dépit de la prise en charge attentive de la brigade de protection des mineurs, de la protection immédiate du procureur de la République, du suivi permanent du juge des enfants, de l'échange d'informations soutenu entre la protection judiciaire de la jeunesse et l'Aide sociale à l'enfance, et de l'investissement constant des éducateurs, il convient de reconnaître que les prises en charge dans la durée ont été rares.

30 Par ailleurs, l'impossibilité d'échanger entre les services de police des membres de l'Union européenne des fichiers contenant des informations nominatives ralentit considérablement le démantèlement des réseaux. Ces derniers le savent et en jouent.

31 Le refus systématique des mineurs d'être protégés au sein de foyers est ressenti comme un échec par les magistrats en charge, de la protection de l'enfance, et notamment par les magistrats du parquet qui disposent, grâce à l'ordonnance de placement provisoire, [6], de la possibilité d'ordonner une mesure de protection immédiate. Si, exceptionnellement, les mineurs acceptent ce placement, ils en fuguent instantanément.

32 L'arsenal juridique de la traite est aussi assez mal connu des policiers et des magistrats. Des publications devront alimenter la connaissance des professionnels, à l'instar de celle à laquelle, nous avons participé en 2013, avec d'autres spécialistes français, allemands et roumains [7]. Des programmes européens sous l'égide de l'Union européenne devront, eux aussi, se multiplier. Il sera également nécessaire de susciter, à l'avenir, non seulement des formations continues dans le cadre de la formation des professionnels (policiers, magistrats, avocats, éducateurs), mais aussi de favoriser l'émergence de réseaux professionnels internationaux fondés sur les mesures d'entraide pénale et sur le partage d'informations. C'est à travers le prisme de cette dynamique, qui commence d'ailleurs à émerger en Europe grâce à la coopération étroite entre les pays les plus concernés [8], que pourra se concrétiser une lutte efficace, sinon optimale, contre, des réseaux criminels dont l'adaptabilité permanente ne cesse de surprendre les professionnels les plus aguerris.

33 La création, le 16 octobre 2013, à l'initiative du parquet de Paris, d'un groupe de travail interinstitutionnel pour lutter contre les réseaux bosniens, a participé à cet élan. En réunissant policiers, éducateurs, magistrats, services de l'État et homologues étrangers, ce groupe, piloté, par la section des mineurs, a obtenu des résultats inespérés dans la lutte contre les réseaux criminels de Bosnic-Herzégovine.

34 La lutte efficace contre la traite devra aussi se décliner à travers des campagnes de sensibilisation du grand public, financées par les pouvoirs publics au plan national, et par le développement et l'harmonisation, au plan européen, des dispositifs judiciaires. Telles sont, à ce jour, les perspectives à envisager, outre la nécessaire création d'un statut à l'égard des mineurs victimes de la traite.

La lutte contre les donneurs d'ordre et la protection des mineurs : perspectives

35L'Europe suit l'évolution générale du monde. Ses échanges s'accélèrent et s'internationalisent. En revanche, les outils juridiques peinent aujourd'hui, dans le cadre national stricto sensu, à montrer leur pleine efficacité, dépassés par la célérité, les moyens et les méthodes des réseaux criminels. Ceux-ci, grâce aux importants capitaux qu'ils génèrent, semblent souvent avoir une longueur d'avance sur les outils juridiques nationaux.

L'Europe

36Au plan pénal, les pays européens se dotent progressivement de mesures d'entraide internationale, mais les professionnels chargés de la lutte contre les réseaux ont parfois l'impression que leur pays se hâte avec lenteur. Cet oxymore résonne avec force dans les offices centraux et les palais de justice qui souhaiteraient que directives communautaires et lois nationales soient plus rapidement votées. Surtout s'agissant de la traite des mineurs. Il doit être cependant précisé que l'adoption de la directive d'avril 2011, concernant la « prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, ainsi que la protection des victimes », marque un pas important dans la lutte contre la traite [9]. Cette directive a été transposée dans le cadre de la loi du 5 août 2013, modifiant et créant un certain nombre d'articles relatifs à la traite des êtres humains et insérés à la suite de l'article 225-4-1 du code pénal [10].

37En outre, la création d'un parquet européen, prévue depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne [11], serait indispensable pour lutter de façon efficace contre l'ouverture des frontières aux réseaux criminels et, en premier lieu, à ceux de la traite. L'amorce de ce parquet, actuellement circonscrit à la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne, est une réponse parmi d'autres à cette lutte. Ce parquet constituerait une avancée majeure sur le plan institutionnel, le projet de règlement visant à créer un organe supranational d'enquête et de poursuite. En tout cas, ce projet est le symbole d'une prise de conscience et de la nécessité d'agir à un échelon européen. Les frontières constituent en effet, pour les États membres, des obstacles à l'efficacité des enquêtes et des poursuites judiciaires, à l'encontre des réseaux. Une proposition de résolution européenne, déposée par trois députés [12], a été enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale [13]. Elle précise dans l'exposé des motifs que « l'instauration d'un parquet européen permettrait de remédier à ces insuffisances. Elle, représenterait un "saut qualitatif" majeur dans la lutte contre la criminalité, ainsi qu'une nouvelle étape importante de la construction européenne ». Le quatrième paragraphe de cette résolution propose que « la compétence du parquet européen soit étendue à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière ». On est donc en droit de rêver que les attributions de ce parquet lui contre la criminalité organisée, notamment contre les réseaux de traite des êtres humains, par nature transfrontaliers.

38Au plan civil, ces mineurs sont déplacés dans toutes l'Europe par les réseaux criminels. Pourquoi ne pas alors envisager un fichier européen de protection de l'enfance, au sein duquel les éléments d'identité et les mesures de protection déjà mises en place dans un pays seraient consignés ? Ce fichier européen pourrait être exclusivement renseigné et consulté par une autorité nationale, spécifiquement désignée. Les transmissions d'informations constituent, en tout état de cause, une absolue nécessité pour protéger les victimes.

La France

39Dans le cadre, de ce paragraphe sur les perspectives, est-il idoine de distinguer l'action de la France de celle de l'Europe, dès lors qu'il s'agit d'une problématique avant tout européenne ? L'urgence seule dicte cette distinction, les modifications législatives nationales étant plus rapides à mettre en oeuvre.

40Contrairement aux majeurs victimes de la traite, qui disposent au sein du code de procédure pénale d'une protection particulière, les mineurs victimes de cette même traite ne sont l'objet d'aucune protection spécifique. Ils bénéficient en effet de la protection de droit commun caractérisée, en urgence, par une ordonnance de placement provisoire du procureur de la République. Dès l'ordonnance signée, le mineur est confié aux services de l'Aide sociale à l'enfance du département et pris en charge dans un foyer d'accueil d'urgence. Ce dispositif constitue la seule possibilité pour le procureur de la République de signer une ordonnance, pari principe domaine exclusif du juge. Cette exception insiste, dès lors, sur l'importance que revêt, pour le législateur, la protection de l'enfance en danger.

41Toutefois, cette ordonnance, pierre angulaire de la protection en urgence, n'est pas adaptée aux victimes de la traite. Les mineurs, entraînés depuis leur jeune âge à voler et solidement endoctrinés par les réseaux, refusent d'être placés.

42Il convient donc, d'une part, de réfléchir à la création d'un statut spécifique pour protéger ces mineurs, en marge du principe sacré de l'autorité parentale. Ce principe est en effet vidé de son sens, dès lors que les parents exploitent eux-mêmes leurs enfants ou les font exploiter par d'autres. D'autre part, il devient nécessaire d'envisager la création de foyers d'accueil spécifiques, dotés d'éducateurs spécialement formés, et destinés aux mineurs de traite ou susceptibles de l'être, la traite étant parfois difficile à caractériser.

43À Paris, une réflexion est actuellement en cours entre les magistrats du parquet et du siège, la Préfecture de police, la Protection judiciaire de la jeunesse, et l'Aide sociale à l'enfance. Elle consisterait non pas à créer un foyer ex nihilo exclusivement destiné aux mineurs victimes de traite, budgétairement coûteux et humainement contestable, mais un service, adossé à un foyer existant situé en province, dont les éducateurs seraient spécialement formés aux problématiques de ces mineurs. Ce service pourrait être une première étape dans la prise en charge effective de ces mineurs et l'amorce d'une réflexion sur les moyens de lutter différemment contre leur exploitation.

44Ces pistes de réflexion et d'expérimentation doivent amorcer des évolutions devenues nécessaires. Bien qu'elles renvoient à l'évolution même du système judiciaire français, elles devront plus largement s'inscrire dans une perspective européenne, la traite étant transnationale. La France, particulièrement touchée par ce phénomène, pourrait être à l'origine d'une proposition de norme européenne. L'action est désormais entre les mains du législateur.

45En définitive, il est essentiel d'harmoniser la législation et de multiplier la coopération à l'échelon européen, mais également de créer un nouveau statut de protection, destiné aux mineurs victimes de traite. Le paradoxe actuel est d'envisager, selon de nombreux spécialistes, la création de foyers, momentanément « semi-fermés », de protection de l'enfance, afin d'extraire les mineurs de leurs réseaux et d'empêcher les membres de ces derniers de venir les récupérer. Cette nouvelle protection, devenue indispensable est à construire. En un mot, il y a urgence.

Notes

  • [1]
    Organisation internationale du travail, OIT 2012, Estimation du travail forcé dans le monde.
  • [2]
    Rapport Eurostat 2013 concernant la période 2008-2010 et fondé sur les réponses de 19 États membres.
  • [3]
    Tribunal de grande instance de Paris (11e chambre), jugement du 15 mai 2013.
  • [4]
    O. Peyroux, Délinquants et victimes, la traite des enfants d'Europe de l'Est en France, Paris, éditions Non Lieu, 2013.
  • [5]
    Cf. note no3. Cour d'appel de Paris, arrêt du 13 mai 2014.
  • [6]
    Art. 375-5 du code civil.
  • [7]
    Manuel de bonnes pratiques concernant le renforcement de la coopération judiciaire pour combattre la traite des êtres humains, l'exploitation sexuelle des enfants et la pornographie infantile dans l'Union européenne, publié en septembre 2013 à Bucarest, dans le cadre du Criminal Justice Programm de l'Union européenne.
  • [8]
    Un groupe judiciaire franco-roumain a été créé en 2011, afin de travailler sur les problématiques posées par la délinquance des mineurs roumains sur le territoire français.
  • [9]
    Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avr. 2011, JO L 101 du 15 avr. 2011.
  • [10]
    Loi no 2013-711, du 5 août 2013.
  • [11]
    Art. 86, paragraphe 1, du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
  • [12]
    Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois, Guy Geoffroy et Marietta Karamanli.
  • [13]
    Assemblée nationale, 9 déc. 2013, no 1616, Proposition de résolution européenne sur la création d'un parquet européen.
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