1De manière cyclique, l'espace francophone est confronté à un certain nombre de ruptures de la démocratie. Cet essoufflement démocratique engendre des distorsions fortes de l'État de droit, des discontinuités institutionnelles et s'accompagne parfois de violations massives des droits de l'homme. Ces périodes des crises, qui ne se traduisent pas toujours par un changement d'ordre constitutionnel - et c'est bien là l'une des difficultés sur lesquelles achoppe la mise en place des processus de justice transitionnelle -, conduisent non seulement à la déstabilisation politique mais aussi à un éclatement du tissu social et une remise en cause profonde du lien national auxquels il faut faire face. La recherche de la paix implique alors la reconstruction (politique, sociale, communautaire...) ; et le besoin de justice, dans son sens le plus englobant, devient une nécessité pour le nouveau régime démocratique qui doit montrer sa capacité à affronter le passé, en tirant les leçons des événements, pour reconstruire une société apaisée.
2Ces reflux de la démocratie laissent ainsi un espace vacant, espace social, espace sociétal, espace institutionnel bien sûr, à l'intérieur duquel vont pouvoir être déployés un certain nombre de processus d'accompagnement de la crise et d'orientation vers la sortie du conflit. Cet ensemble de dispositifs, habituellement regroupé sous le nom de « justice transitionnelle » et que l'Organisation internationale de la Francophonie qualifie de processus dits de « Transition, justice, vérité et réconciliation -TJVR » (Pour plus de précisions voir « Les processus de transition, justice, vérité et réconciliation dans l'espace francophone. Guide pratique », F. Hourquebie pour l'OIF, 2013, http://www.francophonie.org/ IMG/pdf/guide-oif-tjvrbat-web1003.pdf), a un objectif principal : celui de la réinstauration d'une paix durable et d'une gouvernance apaisée ; et repose, sur un moyen essentiel pour y parvenir : celui de l'établissement des faits et des vérités par le dialogue national.
3Il y a, sur cette problématique, un véritable enjeu dans l'espace francophone. D'abord, car le champ de la justice transitionnelle, quelle que soit la manière dont on la nomme, regroupe et recoupe les questions de lutte contre l'impunité, du renforcement des capacités des institutions, de promotion des droits de l'homme, de construction d'une gouvernance apaisée ; bref autant de préoccupations fondamentales pour quiconque s'intéresse à la restauration et la consolidation de l'État de droit. Et ensuite, parce qu'un certain nombre d'États francophones sont directement confrontés à des situations de crise ou de conflit qui exigent de travailler à la réconciliation nationale et formulent, pour ce faire, des demandes d'appui, d'expertise, d'accompagnement.
4D'où la nécessité de s'interroger sur les ressorts de la justice transitionnelle en Francophonie : l'instauration de ces processus répond-elle aux principes généraux de la justice transitionnelle tels que dégagés par les Nations unies et portés dans les conventions internationales ? Où y a-t-il en Francophonie une singularisation des mécanismes en raison de la spécificité des faits générateurs des conflits et de la singularité de ces derniers, bien souvent intimement liés aux violences politiques postélectorales ? Esquisser une réponse oblige d'abord à revenir sur les ambiguïtés conceptuelles de la justice transitionnelle (I) pour mieux comprendre les contextes générateurs (II) et tenter, enfin, d'en tirer quelques enseignements (III) .
I. Les incertitudes de la justice transitionnelle
5Depuis l'apparition de la notion dans le vocabulaire des Nations unies dans les années 80 et l'utilisation du concept en appui à la justification à un certain nombre d'opérations de terrain visant la reconstruction des États (et l'émergence d'un droit international d'abord puis constitutionnel du post-conflit), l'idée de justice transitionnelle n'a cessé d'interroger, tant son existence et sa consistance peuvent être discutées. Mais c'est paradoxalement peut-être dans cette plasticité que réside toute la force opératoire de la justice transitionnelle. Pour autant, les ambiguïtés se retrouvent à plusieurs niveaux de construction du concept.
6Ambiguïté d'abord de la définition, et donc du contenu de la justice transitionnelle. Toutefois, deux éléments sont récurrents dans l'ensemble des définitions proposées par la doctrine : une transition (entendue dans son sens le plus large de rupture politique, institutionnelle, constitutionnelle...) et des violations massives des droits de l'homme. Ainsi, selon le secrétaire général des Nations unies, « [la justice transitionnelle] englobe[rait] l'éventail complet des divers processus et mécanismes mis en oeuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d'établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation ». Cette définition est suffisamment large non seulement pour s'adapter à l'ensemble des contextes mais aussi pour rassembler une diversité d'institutions qui peuvent être mobilisées dans le cadre de ces processus, pour ne pas réduire ces derniers aux seules commissions type vérité, contrairement à la représentation commune.
7Seconde série d'ambiguïtés, celles relatives à la transition : quand commence la transition ? La transition est-elle permanente ? Le « transitionnel » est-il nécessairement du « transitoire »? Autrement dit, un droit transitionnel peut-il durer ou n'est-il qu'un droit temporaire ? Et auquel cas, question essentielle en période de transition, quel est le degré de dérogations que l'on peut accepter par rapport au droit mis en oeuvre en période « normale » ? Dans le même sens, jusqu'à quel point les juges peuvent-ils déroger à l'application stricte d'un principe au nom de l'exigence de réconciliation nationale (on pense notamment ici au principe de proportionnalité ou au principe d'égalité dont il convient d'admettre en période transitionnelle une interprétation certainement moins conforme au droit sous peine de priver d'effet, et de légitimité, tout mécanisme, de justice transitionnelle) ? Autrement dit, dans quelle mesure ce droit transitionnel peut-il (ou doit-il) justifier des institutions et des interprétations judiciaires que certains qualifieraient, de « deuxième qualité » sous prétexte de transition ? Question fondamentale, tant cette ambiguïté renvoie à une autre : la justice transitionnelle n'est pas une justice d'exception ; c'est une justice de l'exceptionnel. Il ne saurait donc être question d'instaurer des juridictions d'exception sous prétexte de justice transitionnelle. C'est ici poser la question, notamment, de la place de la justice pénale militaire en période de justice transitionnelle. Souvent qualifiée de justice d'exception, en raison notamment de l'absence de garanties suffisantes qu'elle présente et du sentiment d'impunité qu'elle procure à ses justiciables naturels (les militaires) et d'insécurité qu'elle engendre pour ses justiciables non naturels (les civils), la justice transitionnelle ne semble pas devoir s'articuler à la justice militaire sauf à entretenir cette confusion entre droit transitionnel et droit d'exception.
8Autre ambiguïté qui en découle : comprendre ce que l'on met derrière la notion de justice transitionnelle. Peut-on vraiment parler de justice ? Au sens institutionnel ou organique ? Au sens social et sociétal ? Est-on face à une justice réparatrice, sanctionnatrice, réhabilitatrice ? Ou, dans un sens plus large, une justice entendue comme tout mécanisme participant à la réalisation de « l'idéal de justice », c'est-à-dire de lutte contre l'impunité ? Ce que recouvre le concept, c'est-à-dire sa compréhension, et moins le concept en lui-même, est peut-être le plus important car il doit permettre de saisir la diversité des contextes nationaux. En conséquence, l'expression justice transitionnelle, maladroitement importée de l'expression « transitional justice », ne peut-elle pas être remplacée par des notions plus opératoires et moins ambiguës susceptibles de mieux rendre compte de la variété des situations de crises et des processus de sortie de crise en cours : justice de transition ? justice en période de transition ? traitement du passé (pour emprunter à la doctrine suisse) ? Processus de « Transition, justice, vérité et réconciliation », pour renvoyer à la doctrine de l'Organisation internationale de la Francophonie et marquer fortement les séquences de ces processus et les principes sur lesquels ils reposent. En toutes hypothèses, il n'est pas sûr qu'aucune des qualifications retenues soit totalement satisfaisante... L'insaisissable justice transitionnelle... Et c'est bien là l'angle d'attaque favori de ses détracteurs au motif que la justice transitionnelle n'est pas du droit ; que si tout est justice transitionnelle alors rien n'est véritablement justice transitionnelle ; que si la finalité est de lutter contre l'impunité alors autant laisser faire la Cour pénale internationale et les juridictions ad hoc dont le mandat et le périmètre sont bien plus nettement identifiés etc.
9Dernière ambiguïté : la nécessité de prendre en compte deux mutations en cours de la justice transitionnelle, qui marquent particulièrement les pays africains francophones et qui constituent une rupture avec l'approche « classique » de ces dispositifs. D'abord, le constat aujourd'hui d'un glissement concernant l'auteur de la demande de justice transitionnelle. Ce sont en effet les États, qui sollicitent de plus en plus un appui quand, traditionnellement, les demandes venaient plus systématiquement des victimes (v. notamment les expériences colombienne, argentine, chilienne, etc.). Ensuite, l'internationalisation du droit pénal commande aussi, désormais, de considérer que la Cour pénale internationale (CPI) et plus largement les juridictions internationales ou internationalisées ne sont pas seulement un acteur de la répression mais sont bien partie intégrante aux dispositifs de justice transitionnelle, notamment en raison de leur fonction préventive, voire dissuasive, et, pour la CPI, de ses principes d'intervention au service de la lutte contre l'impunité.
10Ces réserves formulées, et si on postule néanmoins que la notion de justice transitionnelle a un sens en Francophonie (v. Fabrice Hourquebie, « La notion de justice transitionnelle a-t-elle un sens ? » Revue lituanienne de droit constitutionnel (Lietuvos Respublikos konstitucinio teismo Biuletenis), no 3 (11), 2008, pp. 127-139 et LPA no 90, 2009, pp. 6-8), les mécanismes de la justice transitionnelle s'adaptent toujours au pays dans lequel ils sont déployés (logique de contextualisation) - et c'est particulièrement vrai dans les pays francophones en raison de leur diversité - mais ils s'ordonnent toujours généralement autour de quatre grands principes mis en évidence par Louis Joinet dans son rapport sur la lutte contre l'impunité présenté à la Commission des droits de l'homme en 1997 (L. Joinet, « Un état des lieux des principes et standards internationaux de la justice, transitionnelle » in La justice transitionnelle dans le monde francophone : état des lieux, Conférence paper 2/2007, p. 5). Ces quatre principes sont autant de droits publics subjectifs des victimes, théoriquement opposables à l'État, certains pouvant primer sur d'autres selon les pays concernés et les spécificités des conflits.
11Le droit à la justice d'abord. Le choix de la juridiction compétente est important et le spectre des possibles est large dans l'espace francophone. Il peut s'agir d'une juridiction permanente telle que la CPI, un tribunal ad hoc comme le Tribunal pénal international pour le Rwanda, une juridiction hybride comme le tribunal au Cambodge, ou le Tribunal spécial au Liban, ou encore une juridiction nationale. Plus largement le recours à des processus extrajudiciaires peut être envisagé, le tout, et toujours dans une logique de complémentarité et d'articulation avec les mécanismes juridictionnels. Et notamment dans le cadre de la mise en oeuvre du droit à la vérité, second « pilier » de la justice transitionnelle. Les enquêtes prennent en effet le plus souvent la forme de Commissions de vérité, et de réconciliation qui n'engagent pas forcément de poursuites pénales à l'issue des informations obtenues. Les Commissions vérité ont pour mission « de recueillir [...] des informations permettant de mieux comprendre les mécanismes d'oppression violatrice pour en éviter le renouvellement ». Elles permettent ainsi de s'adresser à des milliers de victimes afin de comprendre l'ampleur et les types de violations commises et établir leur réalité. Là encore, la complémentarité avec les juridictions doit jouer. Les Commissions vérité ne sont pas destinées à agir comme des tribunaux et ne peuvent être un substitut à un processus judiciaire visant à établir des responsabilités criminelles individuelles. Elles rendent des conclusions à l'issue de leurs travaux ; conclusions sur la base desquelles il reviendra aux juridictions nationales d'engager ou de ne pas engager de poursuites. Et favoriser ainsi l'exercice du droit à réparation, troisième droit fondamental sur lequel repose la justice transitionnelle. Il s'agit ici d'une obligation posée par le droit international, qui peut prendre différentes formes : indemnisation matérielle, restitution des biens, mesures de réhabilitation pour les victimes, mesures symboliques comme par exemple, des excuses publiques, une commémoration ou un mémorial. Toute recommandation en vue de réparation ne doit pas être considérée comme un substitut à la traduction des responsables en justice ou comme un obstacle pour les victimes de demander aussi réparation devant les tribunaux (et donc d'obtenir une sanction juridique). Dernier principe, le droit à la réforme ou les garanties de non-répétition et les réformes institutionnelles, qui peuvent aussi être considérés comme un corollaire du droit à réparation : l'État doit procéder à des réformes institutionnelles notamment en matière de réforme des systèmes de sécurité (RSS) et de justice - afin de permettre la responsabilité pénale à l'égard des violations du passé supposées et de s'assurer que des institutions politiques efficaces et équitables puissent prévenir les abus éventuels futurs.
12Peu ou prou, toutes les expériences francophones de justice transitionnelle mobilisent ces principes directeurs qui sont priorisés selon les contextes nationaux et, surtout, selon la nature du conflit ou de la situation qui a induit le déploiement, des dispositifs.
II. Les contextes générateurs de justice transitionnelle
13Les processus de justice transitionnelle reposent sur une approche reconstructive et réconciliatrice, et ce particulièrement dans les pays de l'espace francophone marques par les ruptures historiques, les divisions nationales et communautaires et la fragilité des mosaïques ethniques et sociales. Ces dispositifs sont avant tout créés pour révéler, comprendre et établir l'histoire des violations passées afin de reconstruire une identité nationale qui va trouver son ancrage dans le partage d'une histoire commune de la violence. En mettant à jour la dignité perdue, les histoires personnelles s'agrègent pour établir une vérité et reconstruire l'histoire collective au fondement de la reconstruction d'une certaine idée de la Nation, voire du peuple. En reflétant un certain consensus social et en appuyant la refonte ou la mise en place d'un nouveau régime, les processus de transition, justice, vérité et réconciliation participent ainsi de la redéfinition d'un nouvel ordre politique et moral. Mais pour y parvenir, les normes et mécanismes de justice, vérité et réconciliation en période de transition ne peuvent pas être absolument uniformes et monolithiques ; ils doivent être au contraire suffisamment plastiques et flexibles pour s'adapter à la diversité et à la complexité des situations et circonstances dans lesquelles ils sont déployés.
14L'observation montre que, dans l'espace francophone, trois caractéristiques semblent partagées par la plupart des expériences nationales de justice transitionnelle. D'une part, l'objectif de réconciliation (directement ou indirectement, de manière explicite ou implicite) est la finalité de chaque processus ; et la nature des institutions mobilisées en dépendra. D'autre part, la plupart des processus de justice transitionnelle s'établissent en dehors de toute transition - « justice, transitionnelle sans transition » (R. Uprimny, www.dejusticia.org, Colombie) -, excepté notamment en Côte d'Ivoire, peut-être parce que le volet nécessairement institutionnel qui sous-tend toute transition politique, et constitutionnelle est à ce point lourd et complexe qu'il ne peut être immédiatement mis en place, dépassant ainsi le cadre du processus de justice, vérité et réconciliation. Ceci a pour conséquence de limiter l'effectivité des mesures de justice transitionnelle non seulement en fragilisant le travail des institutions mises en place mais aussi en relativisant la portée des recommandations produites dans le rapport final. Enfin, la justice transitionnelle en Francophonie repose sur une grande variété d'institutions mobilisées (commission vérité, commission d'enquêtes, tribunaux spéciaux, juridictions internationalisées, justice coutumière...), non de manière exclusive mais de manière complémentaire, le choix d'un type, d'institution plus qu'un autre, n'étant jamais neutre.
15Dès lors, trois types de situations privilégiées conduisent à l'instauration de processus de transition, justice, vérité et réconciliation dans l'espace francophone. Ce sont, d'une part, les hypothèses de crise (ou de conflit) ; d'autre part, les hypothèses de sortie de crise (ou post-conflit) ; et, enfin, les hypothèses mémorielles. Selon le fait générateur du conflit, l'objet du conflit, la nature des acteurs et l'intensité des ruptures constitutionnelles, le panel d'institutions mobilisées pour rechercher l'apaisement et la stabilisation variera.
16Pendant la crise, l'annonce de la mobilisation des processus de justice, vérité et réconciliation doit contribuer, dans l'urgence, à un retour au calme, à apaiser les tensions et à faire retomber l'intensité de la crise. Plusieurs expériences francophones sont caractéristiques à cet égard : la Côte d'Ivoire et l'instauration de la Commission vérité et réconciliation suite au refus de Laurent Gbagbo d'accepter la défaite électorale en 2011 qui engendra les violences politiques et trois mille morts ; la République démocratique du Congo et l'installation de la Commission vérité qui devait mettre fin au conflit armé et aux violences qui ont fait des millions de morts et de milliers de déplacés ; le Rwanda et la Commission nationale pour l'unité et la réconciliation nationale suite au génocide de 1994 ; le Togo qui, suite aux violences politiques et post-électorales récurrentes, instaura la Commission vérité, justice et réconciliation ; le Cambodge, avec la création des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens pour juger les hauts dirigeants Khmers ; le Burundi avec les Bashingantahe (justice coutumière), la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation et le projet de création d'un Tribunal spécial international pour faire la lumière sur les violences cycliques et les massacres qui frappent ce pays depuis son indépendance en 1962 ; ou encore Haïti, qui créa la Commission nationale de vérité et justice pour faire la lumière sur les violations des droits de l'homme commises par le pouvoir entre 1991 et 1994... (Pour plus de précisions voir « Les processus de transition, justice, vérité et réconciliation dans l'espace francophone. Guide, pratique », OIF, 2013, http://www.francophonie.org/IMG/pdf/guide-oif-tjvrbat-web1003.pdf). À l'issue de la crise (sortie de crise/post-conflit), c'est-à-dire quand la situation est moins crispée, ces processus sont déjà des instruments de dialogue national et de réconciliation pour reconstruire des bases solides au nouvel État. Ce fut notamment le cas au Maroc avec l'Instance équité et réconciliation ; au Liban avec le Tribunal spécial des Nations unies ; à Madagascar avec le Conseil de réconciliation malgache ou encore au Burkina-Faso avec le Conseil des sages. Ces hypothèses de crise, ou de sortie de crise sont de très loin celles qui rassemblent le plus d'expériences dans et hors espace francophone. Mais il reste aussi le cas plus marginal des processus mémoriels. Les Commissions type vérité ou d'enquête n'interviennent pas alors « à chaud », mais bien après qu'un certain temps, propice à l'apaisement mais pas à l'oubli, se soit écoulé depuis la situation tragique qui a marqué l'histoire d'un peuple. Ainsi leur travail, dans une perspective mémorielle, est d'établir les faits, avec la distance, suffisante qui donnera au travail d'investigation toute sa légitimité, en vue d'éclairer un pan de l'Histoire et de rétablir le sentiment national, le sentiment d'appartenance aux fins de partager, de la manière la plus apaisée possible, une histoire qui a profondément divisé la société. Ce fut le cas en Roumanie, en 2003 avec la création de la Commission d'enquête sur l'extermination des Juifs sur l'Holocauste ; ou encore au Canada avec la Commission de vérité et réconciliation chargée d'établir les faits sur les pensionnats indiens (écoles catholiques qui ont acculturé les enfants des peuples autochtones pendant près d'un siècle).
17Les exemples précédents le montrent : une des principales particularités de la justice transitionnelle dans les pays francophones est qu'elle repose sur une grande variété d'institutions (ce qui n'est pas forcément le cas sur le continent latino-américain notamment). La justice transitionnelle ne se réduit donc pas aux Commissions vérité (même si elles sont, nombreuses) ; il y a d'autres instances qui participent à la vérité et à la restauration du dialogue national, le tout dans une logique d'articulation et de complémentarité. Sur les 20 pays qui ont recours ou envisagent de recourir à ces dispositifs de justice transitionnelle dans l'espace francophone, 17 optent pour des institutions type Commissions vérité (Canada, Côte d'Ivoire, Ghana, Haïti, Madagascar, Mali, Maroc, République démocratique du Congo, Rwanda, Togo, Burundi, Tunisie ; Gabon ; etc.) ; 3 pour des Commissions d'enquête (Roumanie, Tchad, Tunisie) ; 1 pour une Commission d'établissement des faits (Tunisie.) ; 3 préfèrent recourir aux modes traditionnels de résolution des litiges (Burkina Faso -Conseil des sages ; Burundi - Bashingantahe ; Rwanda - Gacaca) ; et enfin 5 choisissent plutôt la justice internationale (ad hoc) ou internationalisée (Cambodge, Liban, Burundi, Rwanda, République démocratique du Congo).
18Il en découle deux remarques. D'abord, aucun de ces mécanismes n'est exclusif d'un autre et un même pays en situation de crise, de sortie de crise, de transition, ou de recherche de mémoire peut faire appel à plusieurs de ces dispositifs simultanément ou chronologiquement (le Rwanda avec le Tribunal pénal pour le Rwanda, la Commission unité et réconciliation et les Gacaca, le Burundi avec le projet de création de Commission vérité et réconciliation, le projet de création d'un Tribunal spécial pour le Burundi, et les juridictions coutumières Bashingantahe, la Tunisie avec la création de la Commission vérité et dignité et la Commission d'établissement des faits sur les affaires de malversations et de corruption, etc.). Ensuite, le choix d'un type d'institution plutôt qu'un autre n'est jamais neutre. Le choix peut d'abord être initié de l'intérieur, en fonction des besoins. Il renvoie ainsi à un contexte et aussi à un objectif (établir la vérité, identifier des faits, enquêter, permettre le dialogue national, favoriser la réconciliation...) ; il est en accord avec ce que le pays estime être le dispositif le plus probant et le plus adapté pour parvenir, dans les meilleures conditions, à la sortie de crise et à l'apaisement. Mais il peut aussi (et en même temps) être initié de l'extérieur, sous l'impulsion de la communauté internationale avec même, parfois, l'instauration de commissions d'enquêtes internationales ou une composition de la commission qui marque cette internationalisation du processus (voir l'expérience Sierra-léonaise des quatre commissaires nationaux et trois étrangers, membres de la Commission vérité).
19Quels enseignements doit-on alors tirer de ces constats pour qu'un processus de justice transitionnelle soit efficace et crédible ?
III. Quelques enseignements des processus de justice transitionnelle
20Les dispositifs de justice transitionnelle doivent être mis en place à l'aune des exigences nationales et internationales en matière de reconstruction de l'État de droit, de promotion des droits de l'homme, de justice et de la paix et de la lutte contre l'impunité. Le déploiement de la justice transitionnelle doit reposer sur la conciliation des impératifs inhérents à la lutte contre l'impunité en veillant à ce que les besoins de justice ne soient pas un obstacle à la paix ; en évitant de promouvoir les amnisties généralisées ; en installant dans le temps les formes de justice (de l'immédiat et du post-conflit à la stabilisation du post-conflit) ; en veillant au contenu des accords de paix (Colombie, Burkina Faso, Mali...), pour qu'ils ne soient pas des textes de circonstance, trop ambitieux ou irréalistes qui entendent régler de manière radicale, et non coordonnée tous les problèmes (apaisement, réconciliation, vérité...) ; et, en oeuvrant à la complémentarité des mécanismes de justice en période de transition avec les autres formes de justice, locale, nationale, régionale et internationale (en ce sens v. http://www.francophonie.org/ IMG/pdf/guide-oif-tjvrbat-web1003.pdf).
21D'où la nécessité d'être particulièrement vigilant aux indicateurs qui légitiment ou, à l'inverse, décrédibilisent les processus de justice transitionnelle. Car, malgré leur popularité, ces processus sont soumis à controverse, au regard de leur méconnaissance, de la mauvaise mise en oeuvre, de leurs principes ou de la progressivité de leur déploiement, notamment. Ces réticences face à cette « soft justice », « non justice », « justice transactionnelle », « justice de circonstances » ou, pire, « justice d'exception » montrent bien le travail de pédagogie qui repose sur les organisations et États qui en soutiennent la mobilisation et sur les acteurs impliqués. Ainsi, parmi les multiples défis qui se posent à la justice transitionnelle, celui de l'efficacité de ses dispositifs, c'est-à-dire de leur réussite, est certainement le plus légitime. Mais pour qu'un processus soit efficace encore faut-il qu'il soit sincère ; de sorte que la sincérité des processus de transition, justice, vérité, et réconciliation doit être l'exigence première. Elle suppose la confiance, l'implication et la compréhension par tous les acteurs et passe par l'appropriation desdits processus.
22Quatre écueils semblent dès lors devoir être surmontés, en Francophonie comme ailleurs. D'abord celui de la politisation des processus, en partie liée au statut de l'État de plus en plus impliqué dans les processus de justice transitionnelle, jusqu'à en être - presque paradoxalement - le pilote. Ainsi, au Mali, le ministère de la Justice semble diriger, en partie au moins, le processus de justice transitionnelle ; en Tunisie et en Égypte, des ministères ad hoc des droits de l'homme et de la justice transitionnelle sont créés. Ce pilotage institutionnel peut s'avérer nécessaire s'il permet la cohérence et la bonne mise en oeuvre, des processus ; en revanche, il est néfaste, s'il aboutit à la récupération du processus et à sa mise sous tutelle.
23Deuxième écueil, celui de la déconnexion avec la réalité du terrain. Les expériences qui ont connu un certain succès sont celles qui sont, véritablement ancrées dans la réalité (Ghana, Maroc, Togo, Sierra Leone, Afrique du Sud, Chili...). De sorte que d'autres États essayent de les adapter de manière plus empirique. Mais il convient d'être vigilant sur un effet induit de ce succès : les commissions (ce sont principalement elles qui sont concernées) s'imposent comme des éléments obligés de la sortie de crise et comme des dispositifs incontournables des architectures de paix... sans que soient toujours mesurés leur efficacité ou leur impact réel et sans que leur « transposabilité » à d'autres contextes transitionnels soit avérée.
24Troisième écueil, l'absence de soutien de la société civile au dispositif. Le processus sera d'autant plus sincère qu'il émanera de la société civile ou, en tous cas, qu'elle se l'appropriera. Ainsi, l'appel à la création d'une Commission vérité, justice et réconciliation nationale est-il porté par la population et les associations de la société civile en Guinée. Dans le même esprit, en Côte d'Ivoire, c'est la mise en place fin février 2013 des commissions locales dans tout le pays qui a représenté de nombreux espoirs face à une Commission dialogue, vérité et réconciliation jugée par beaucoup trop discrète depuis sa création (2011). Enfin, au Maroc, l'Instance équité et réconciliation (2004) a tenu à ouvrir les auditions de la commission aux journalistes marocains et étrangers, ainsi qu'aux ONG, et à les faire, retransmettre par la radio et la télévision nationale au bénéfice des populations.
25Dernier écueil, celui de l'inexécution et de l'absence de suivi des recommandations qui sont formulées par les Commissions vérité ou institutions équivalentes dans les principaux champs couverts par le mandat aux fins de justice, de réparation, d'établissement de la vérité et de réformes institutionnelles et sociales visant à garantir la non récurrence des violations des droits de l'homme. Rendre des recommandations fait partie du passage obligé pour toute Commission. Encore convient-il de les calibrer pour que les réformes qu'elles proposent restent réalistes et pragmatiques dans le temps et dans l'espace ; sans quoi leur inexécution équivaudrait à une perte de légitimité de la commission et une disqualification de son travail.
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27Les dispositifs de justice transitionnelle ne sont certainement pas la solution miracle à la résolution des conflits qui surviennent dans l'espace francophone. Leur ingénierie institutionnelle reste encore à imaginer. Mais des instruments existent- ils ont ce mérite-là pour eux - et leur encadrement, tant par le droit constitutionnel que par le droit international public, constitue déjà une des premières clefs de leur légitimité. La seconde clef réside peut-être dans leur promotion par l'échange d'expériences et la portée à connaissance des pratiques positives en la matière, si déterminantes pour les acteurs de la reconstruction. Desmond Tutu, à la tête pendant quatre ans de la Commission vérité sud-africaine, résumait parfaitement l'enjeu des processus de justice transitionnelle : « Il n'y a pas d'avenir sans pardon ». Voilà bien le défi.