Notes
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[1]
C. Delavaux et M.-H. Vignes, Les Procès de l'art, Petites histoires de l'art et grandes affaires de droit, Paris, Palette, 2013.
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[2]
À l'exception de l'ouvrage pionnier de L. Adam, Art on trial : from Whistler to Rothko (New York, Walker & Co, 1976) retraçant six procès emblématiques. Voir également les ouvrages de B. Edelman et N. Heinich, L'art en conflits, L'oeuvre de l'esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte, 2002 ; D. McClean (dir.), The Triais of Art, Londres, Ridinghouse, 2006 ; A. Julius, Transgressions, The Offences of Art, Royaume-Uni, Thames & Hudson, 2002.
-
[3]
Comme l'ont fait N. Walravens dans l'ouvrage L'oeuvre d'art en droit d'auteur, Forme et originalité des oeuvres d'art contemporain, Paris, IESA/Economica, 2005 et J. Ickowicz dans Le droit après la dématérialisation de l'oeuvre d'art, Dijon, Les Presses du Réel, 2013.
-
[4]
Civ. 14 mars 1900, DP 1900, I, 497.
-
[5]
Paris, 6 mars 1931, DP 1931, 2, p. 88, note M. Nast.
-
[6]
Civ. 1re, 16 mars 1983, RIDA, juill. 1983, p. 80.
-
[7]
Voir par exemple CA Chambéry 18 mai 1961, RIDA, avr. 1962, p. 120 : « Attendu que la photographie (...) représentant une jeune fille ne reflète aucun caractère particulier ou général, si ce n'est la fraîcheur de la jeunesse, oeuvre de la nature qu'il eut été maladroit de ne pas reproduire, mais à laquelle ne s'ajoute aucune empreinte d'art ».
-
[8]
Art. L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ».
-
[9]
Voir par exemple TGI Paris, 3e ch. 3e sect. 21 juin 2013, disponible sur legalis.net, à propos de la protection d'un tableau représentant les oies d'un couple de charcutiers dans un paysage de bruyère, l'oeuvre ayant été exploitée sur le site Internet, la camionnette, la devanture, les panneaux publicitaires et les sacs à provision de la charcuterie.
-
[10]
Civ. 1re 13 nov. 2008, Comm. com, électr. janv. 2009, comm. 1, note Chr. Caron.
-
[11]
Paris, 4e ch. 3 déc. 2004, D. 2005. 1237, note E. Treppoz .
-
[12]
TGI Paris, 28e ch. correct. 5 mai 2004, no Parquet 13256000660.
-
[13]
Cour des douanes de New York, 26 nov. 1928. Traduction de J. de Pass, issue de M. Rowell (préf.), Brancusi contre États-Unis, Un procès historique, Paris, Adam Biro, 2003 ; B. Edelman, L'adieu aux arts, Rapport sur l'affaire Brancusi, Paris, L'Herne, 2011.
-
[14]
Ouvrage L'Autre (L. Delahaye et J. Baudrillard) TGI Paris, 17e ch. civ., 2 juin 2004, Légipresse 2004, no 214, III, p. 156, note Chr. Bigot.
-
[15]
Ouvrage Perdre la tête (F.-M. Bannier) Paris 11e ch 5 nov. 2008, D. 2009. 470, note Chr. Bigot ; TGI Paris, 17e ch. civ., 25 juin 2007, Légipresse 2007, no 246, III, p. 234, note A. Fourlon.
-
[16]
L. Delahaye déclarait : « J'ai volé ces photos, c'est vrai, mais c'est au nom d'une vérité photographique que je n'aurais pas pu atteindre autrement ».
-
[17]
Paris, pôle 5, ch. 2, 18 janv. 2013, RG no 12/01583, Civ. 1re, 10 sept. 2014, pourvoi no 13-14.532, RTD com. 2014. 818, obs. F. Pollaud-Dulian.
-
[18]
Civ. 1re, 13 nov. 2003, Comm. com. électr. janv. 2004, comm. 2, note Chr. Caron.
-
[19]
Voir article L. 122-5 modifié du code de la propriété intellectuelle : « Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire (...) 9°. La reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une oeuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans le but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur ».
-
[20]
Civ. 1re, 15 mars 2005, Comm. com. électr. mai 2005, comm. 78, note Chr. Caron.
-
[21]
F. Duret-Robert, Le droit, du marché de l'art, Paris, Dalloz Action, 2013-2014, chapitre 14.
-
[22]
Civ. 1re 13 déc. 1983, D. 1984, jur. 340, note J.-L. Aubert ; Civ. 1re, 27 juin 2000, pourvoi no 98-15.483, Civ. 1re, 17 sept. 2003, pourvoi no 01-15.306, RTD civ. 2005. 123, obs. J. Mestre et B. Fages.
-
[23]
Trib de paix Nantes, 23 janv. 1947, D. 1947, jur. 220.
-
[24]
Civ. 1re, 5 févr. 2002, JCP G 2002, 148, note Y.-M. Serinet ; Civ. 1re 15 nov. 2005, RDLI 2006/14, 394, note N. Walravens.
-
[25]
Corte d'Appello di Firenze (Italie), 29 juill. 1914, vol. 173, sentenza no 731.
-
[26]
Paris, 13e ch. correct., 3 déc. 1985, Gaz. Pal. 1986, jur. 232.
-
[27]
K. Müller, Quand l'art est pris pour cible, 101 histoires improbables mais vraies, Paris, Prisma, 2014.
-
[28]
Die Zeit, 6 nov. 1987, Kunst im Eimer.
-
[29]
Aff. Pinoncely : TGI Tarascon, 20 nov. 1998, D. 2000. 128 ; D. 2000. 98 B. Edelman ; TGI Paris, 28e ch. correct. 24 janv. 2006, D. 2006. 1827, note A. Tricoire ; Paris, 12e ch. correct. 9 févr. 2007, RDLI 2007/27 no 879, note N. Walravens. Aff. Sam : TGI Avignon, 16 nov. 2007, D. 2008. 588, B. Edelman ; TGI Avignon, 7 août 2008, no 07/19902 ; Nîmes, 2 juin 2009, no 09/00461 ; Crim. 12 mai 2010, pourvoir no 09-85.672.
-
[30]
Ord. réf. TGI Paris, 10 mars 2005, JCP G. 2005, II, 10109, note P. Malaurie ; Paris, 8 avr. 2005, RDLI 2005/7, no 192, note A. Gautron cassé par Civ. 1re, 14 nov. 2006, RDLI 2006/23 no 279, note A. Gautron.
-
[31]
Voir la traduction inédite par Laure Duchâtel du procès-verbal d'interrogatoire de Véronèse devant le Saint-Office in Les Procès de l'art (C. Delavaux et M.-H. Vignes, Paris, Palette, 2013, p. 264).
-
[32]
Trib. civ. de la Seine, DP 1858, III, 62.
-
[33]
CAA Paris, 1er févr. 2012, no 10PA02521.
-
[34]
CAA Lyon, 24 mai 2011, no 10LY01792.
-
[35]
Conseil d'État, 29 déc. 2008, no 324646.
-
[36]
Ord. réf. Trib. adm. Versailles, 7 déc. 2010, no 1007847.
1Que l'on ne s'y trompe pas, Les Procès de l'art ne fait pas le procès de l'art. Il s'agit, au-delà des polémiques que suscitent les artistes, de porter un regard sur le riche contentieux que les oeuvres d'art ont alimenté au fil des siècles. De Véronèse à l'art conceptuel, c'est un vivier d'affaires illustres ou confidentielles qui a été soumis aux juridictions françaises ou étrangères comme a la Cour européenne des droits de l'homme. Loin du secret des ateliers ou de la reconnaissance des musées, ces conflits soulèvent toujours des questions fondamentales sur le rôle et le statut de l'artiste. Ce matériau n'avait curieusement fait l'objet d'aucun recueil de jurisprudence [2], et c'est de ce constat qu'est née l'idée de ce livre. Mais plutôt que d'y commenter les décisions judiciaires à la manière des Grands arrêts, parti a été pris de les raconter comme autant d'histoires et de donner à voir leurs véritables héroïnes que sont les oeuvres [3]. Replacés dans leurs contextes historique et artistique, ces Procès de l'art arpentent un vaste territoire iconographique. La lecture des attendus permet de mesurer l'extraordinaire attention que les juges réservent à l'analyse formelle, esthétique ou intellectuelle des oeuvres qui comparaissent devant eux. On perçoit, au travers du lyrisme de certaines décisions, la délectation des magistrats à s'inviter dans le débat sur la création. C'est aussi l'occasion pour les tribunaux de faire la part belle aux arguments fournis par les artistes eux-mêmes, dont les jugements se font l'écho. Ce faisant, la justice forge pas à pas, avec l'outil qui est le sien, une petite histoire de l'art qui tient indiscutablement son rang au sein de la grande.
2Au fil des affaires, les « règles de l'art » se dessinent, qui confèrent un statut si particulier à l'oeuvre et à l'artiste. On connaît l'apport fondateur de la jurisprudence française à un droit d'auteur qui, jusqu'à la grande loi du 11 mars 1957, se cantonnait à quelques laconiques textes consacrés au droit patrimonial. Le droit moral, créé de toutes pièces par les tribunaux, est le grand oeuvre de cette jurisprudence. C'est sans doute dans le domaine des beaux-arts que les magistrats se sont montré les plus audacieux, en imaginant le concept de droit de divulgation. En 1900, l'arrêt Whistler contre Eden consacre le principe selon lequel il appartient à l'artiste, et à lui seul, de décider de l'opportunité de divulguer son oeuvre, y compris dans le cadre d'une commande [4]. Ce droit discrétionnaire de l'auteur de livrer -ou non - son oeuvre au regard du public sera réaffirmé dans l'étonnante affaire du peintre Camoin, lequel s'était pris, un soir de 1914, à lacérer et jeter aux ordures une soixantaine de toiles de son atelier. Lorsque les oeuvres récupérées et reconstituées à la manière d'un puzzle apparurent sur le marché, la cour d'appel de Paris en ordonna sans hésitation la destruction « définitive » [5].
3Cette construction prétorienne du statut de l'artiste se poursuit après la promulgation de la loi du 11 mars 1957, qui codifie près d'un siècle et demi de jurisprudence. Dans le procès fleuve qui oppose Jean Dubuffet à la Régie Renault, les tribunaux franchissent une nouvelle étape au début des années 1980, avec la reconnaissance du droit pour l'artiste d'exiger du commanditaire d'une oeuvre monumentale rien moins que l'achèvement de celle-ci sur son propre terrain [6].
4Toutes les décisions ne brillent cependant pas par leur ouverture au geste artistique. L'histoire chaotique de la protection juridique de la photographie illustre les errements que peut susciter l'émergence de nouvelles techniques artistiques. Avant d'accéder au rang des oeuvres protégées, la photographie sera tour à tour réduite à une banale reproduction du réel [7] ou à la mise en oeuvre d'un vulgaire procédé chimique et industriel, puis assimilée à un dessin ou soumise à l'arbitraire de juges s'érigeant en jurys d'art. L'art contemporain, qui a désormais ses entrées au Palais, est à son tour le siège de résistances partagées par les tribunaux et la société dont ils sont le reflet.
5Le panorama des décisions prononcées au gré des époques et des pratiques artistiques révèle la permanence des conflits qui se jouent devant les tribunaux. Les artistes revendiquent inlassablement la reconnaissance de leurs créations et de leur statut. Ils entendent, comme ceux qui les soutiennent ou leur succèdent, récolter les fruits de leurs oeuvres, les acteurs du marché de l'art étant également parties prenantes. C'est enfin sur le territoire de la liberté d'expression et de création que s'affrontent les plaideurs.
Des oeuvres et des artistes en quête de reconnaissance
6Qu'est-ce qu'une oeuvre, qu'est-ce qu'un artiste ? Ces interrogations que l'on soumettrait plus naturellement au philosophe ou à l'historien de l'art qu'au juriste surgissent régulièrement devant les tribunaux. Mais, contrairement au théoricien de l'art, le juge se doit d'y répondre de façon univoque, sauf à commettre un déni de justice. On sait que la protection de l'oeuvre par le droit d'auteur est indépendante du mérite de celle-ci [8], et qu'en principe seul le critère de l'originalité guide le juge dans sa définition de l'oeuvre. Car la notion d'oeuvre de l'esprit issue de la propriété littéraire et artistique ne se confond pas avec celle d'oeuvre d'art. Aussi les tribunaux distinguent-ils des oeuvres que les théoriciens de l'art excluent de leur propre périmètre d'étude [9].
7La question se pose couramment lorsque le défendeur à une action en contrefaçon plaide que l'oeuvre à laquelle il a emprunté ne bénéficie pas de la protection du droit d'auteur. Elle s'élève aussi lorsque deux artistes se disputent la paternité d'une création. Confronté au bouillonnement des pratiques artistiques, le juge est sommé de qualifier des productions que n'envisage pas toujours la loi. L'art contemporain qui s'affranchit des modèles classiques de création interroge le public mais aussi la justice, mettant à l'épreuve les critères traditionnels de la jurisprudence. Auteur d'une installation in situ, dans un ancien hôpital psychiatrique, l'artiste Jakob Gautel a obtenu une timide reconnaissance de l'art conceptuel par les tribunaux français [10]. Les photographies de la performance d'Alberto Sorbelli travesti face à la Joconde se sont vues qualifiées d'oeuvres de collaboration, au motif que le performer en était le « sujet actif » et avait à ce titre permis la prise de vue « des moments de cette création » [11]. Est-il permis d'affirmer que, en 2014, le tribunal correctionnel de Paris a franchi un pas de plus dans la reconnaissance de la performance ? On est tenté de le penser à la lecture d'un jugement qui, pour déclarer l'artiste Steven Cohen coupable du délit d'exhibition sexuelle et le dispenser de peine, souligne « le caractère artistique » de sa performance et relève que celle-ci « s'inscrit dans son oeuvre » [12].
8En principe cantonnée à l'examen de l'oeuvre de l'esprit, la compétence de l'institution judiciaire s'étend exceptionnellement à celui de l'oeuvre d'art. Il est en effet des espèces où le juge a tout loisir de se départir de sa neutralité pour statuer sur le caractère artistique de l'oeuvre. Critère honni du droit d'auteur, le mérite refait ainsi surface dans d'autres disciplines juridiques, et au premier chef en droit fiscal. La célèbre affaire Brancusi, qui conviait la Cour des douanes de New York à déterminer si les étranges créatures du sculpteur répondaient à la définition fiscale des oeuvres d'art, en est l'exemple le plus saisissant. Elle amènera le juge à confronter les critères classiques et avant-gardistes de l'art, puis à admettre que « l'objet a la même finalité que n'importe quelle sculpture des maîtres anciens. Il est beau et de lignes symétriques et, en dépit d'une certaine difficulté à pouvoir l'assimiler à un oiseau, il n'en demeure pas moins agréable à regarder et d'une grande valeur ornementale » [13]. En 1928, ce jugement tombera comme un couperet pour l'État américain qui doit renoncer à la taxation, mais surtout pour les détracteurs de l'art moderne en général et de l'abstraction en particulier : n'en déplaise aux fervents de l'Académie, Oiseau dans l'espace est bien une oeuvre d'art !
9Le domaine de la liberté d'expression est lui aussi propice à l'exploration judiciaire du mérite artistique. On l'a récemment observé au détour des affaires Luc Delahaye [14] et François-Marie Bannier [15], mettant aux prises les deux artistes avec des anonymes photographiés à leur insu qui brandissaient le droit à l'image pour s'opposer à la publication de leur portrait au sein d'un ouvrage. Malgré une jurisprudence jusqu'alors très protectrice des droits de la personnalité, les artistes ont obtenu gain de cause en considération du mérite de leurs oeuvres. Car, sans le nommer, les juges français se sont subrepticement référés à ce critère, louant tantôt la « qualité des images », tantôt leur « intérêt artistique », voire « l'originalité de la démarche des auteurs » pour conclure au débouté des personnes photographiées. Par cet accueil bienveillant d'images « volées » [16] au nom de la liberté d'expression et de création, le tribunal et la cour de Paris ont, à leur manière, cautionné le champ de la création contemporaine.
Le commerce et les vicissitudes de l'oeuvre
10Comme toutes les créations protégées par le droit d'auteur, l'oeuvre d'art est le siège de droits intellectuels. Mais elle est avant tout le support original de droits corporels dont la valeur est souvent bien supérieure à celle des droits incorporels. Elle occupe à ce titre une place singulière qui justifie une pratique contractuelle, des usages mais aussi un contentieux spécifiques.
11Les tribunaux sanctionnent comme il se doit l'utilisation des oeuvres d'art au mépris du droit patrimonial, quel qu'en soit le moyen. Il faut, à ce titre, signaler la récente condamnation de la société Artprice.com au paiement de 300 000 euros de dommages-intérêts du fait de la constitution et de l'exploitation, sans autorisation de la succession Picasso, d'une base de données numériques d'oeuvres du maître. [17]. Dans l'affaire Utrillo qui opposait l'héritier du peintre à une chaîne de télévision ayant filmé une dizaine de toiles à l'occasion d'un bref reportage d'actualités consacré à une exposition de l'artiste, le diffuseur n'a pu s'abriter derrière le droit à l'information pour justifier l'exploitation querellée [18]. Vivement contestée par les professionnels de l'information, cette jurisprudence a été le déclencheur d'une retouche législative spécifique aux oeuvres d'art [19]. Prolongeant la tradition créative qui est la leur en matière artistique, les magistrats n'hésitent pas, à rebours de l'affaire Utrillo, à s'affranchir du carcan légal pour inventer de nouvelles exceptions au droit d'auteur, telle la théorie dite de l'arrière-plan. C'est ce qui a valu à Daniel Buren et Christian Drevet, auteurs d'un aménagement original de la place des Terreaux, d'être déboutés de leurs demandes formées à l'encontre d'éditeurs de cartes postales qui reproduisaient le célèbre site lyonnais sans autorisation ni mention de leur nom [20].
12Mais l'art est aussi un marché où se pressent désormais de nombreux collectionneurs en quête d'investissements. En écho à cette financiarisation des oeuvres, on assiste à la multiplication des espèces mettant en cause la responsabilité des professionnels, et en particulier des experts et commissaires-priseurs [21]. Acquéreurs ou vendeurs peuvent être tentés de solliciter l'annulation de la vente lorsque l'oeuvre s'avère dénuée des qualités attendues ou, à l'inverse, dotée d'une valeur insoupçonnée au moment de la transaction. On songe bien sûr aux fameux arrêts Poussin [22], mais une désuète et touchante affaire Chédorge offre un éclairage inédit sur la mission que peut s'arroger le juge dans le domaine de l'art. Fervent admirateur de Sarah Bernhardt, l'acquéreur d'un portrait que le catalogue de vente annonçait à tort être celui de son égérie réclamait fort logiquement l'annulation de la transaction. En vain, car le juge ne fut pour sa part sensible qu'à une seule chose : la réalisation de la main d'un peintre membre de l'Académie qui, assurément, aurait dû contenter l'adjudicataire [23] ! Transposé à l'art contemporain, le contentieux de l'annulation prend un tour singulier avec le « tableau-piège » de Daniel Spoerri, Mon petit déjeuner 1972, dont l'exécution matérielle par un enfant de douze ans, agissant sous la supervision de l'artiste, a suscité huit années de controverses judiciaires sur les notions d'authenticité et d'oeuvre originale [24]. Objet de toutes les convoitises, l'oeuvre d'art ne pouvait échapper au registre pénal et il est plaisant de se rappeler les circonstances du vol de la Joconde par l'Italien Vincenzo Peruggia [25] ou de la négociation de trois magnifiques mais faux Mondrian auxquels le Centre Pompidou a renoncé in extremis [26]. L'oeuvre est aussi la cible de dégradations ou destructions intempestives [27]. Certaines sont involontaires, comme celle de Fettecke, installation de Joseph Beuys constituée d'une motte de beurre de plusieurs kilos, dont la mise au rebut par le personnel de nettoyage du musée des beaux-arts de Düsseldorf a valu à la collectivité un procès dont elle se serait bien passée [28]. D'autres sont délibérées et leurs auteurs se plaisent parfois à revendiquer la performance, à l'instar de Pinoncely qui a coutume d'uriner dans le « ready made » Fountain de Marcel Duchamp sinon de l'attaquer au marteau, ou encore de Rindy Sam qui s'est, pour sa part, contentée de déposer un pourpre baiser sur un monochrome immaculé de Cy Twombly. L'un et l'autre ont dû répondre de leur « geste artistique » devant des juges répressifs, dont les décisions resteront à n'en pas douter dans les annales du droit de l'art [29].
Aux confins de la liberté artistique
13Le geste artistique est par essence acte de liberté. La fascination suscitée par l'image, la puissance évocatrice des oeuvres d'art sont à la mesure de la méfiance qu'elles éveillent. Aussi l'art et les artistes s'exposent-ils au contrôle des pouvoirs publics. Le potentiel subversif des oeuvres mobilise par ailleurs des groupements privés, dont il faut souligner l'activisme sur la scène judiciaire : à l'instar de L'Agrif ou de Croyances et Libertés, plusieurs associations se sont constituées, qui ne semblent avoir d'autre objet que de réclamer en justice l'anéantissement des oeuvres qui les tourmentent.
14Sans surprise, sexe et religion comptent parmi les thèmes de prédilection de ces observateurs zélés. C'est ainsi que les tribunaux de Paris et la Cour de cassation ont été saisis de la demande d'interdiction d'une affiche publicitaire revisitant La Cène de Léonard de Vinci aux fins de promouvoir une marque de vêtements. Les arguments avancés par le groupement qui trouvèrent grâce aux yeux des premiers juges [30] ne sont pas sans rappeler ceux que le Tribunal du Saint-Office défendait cinq siècles plus tôt pour tenter de contraindre Véronèse à amender une Cène jugée blasphématoire [31].
15Il est malaisé de dresser le catalogue des innombrables limites juridiques à la liberté d'expression et de création. Parmi celles-ci, les notions d'ordre public et de bonnes moeurs sont suffisamment vagues pour conférer au juge chargé d'en apprécier les contours un pouvoir considérable. Force est par ailleurs de constater que les entraves à la liberté artistique se réclament autant de l'intérêt public que de la préservation d'intérêts privés. En 1858, la famille de la comédienne Rachel obtient l'interdiction judiciaire d'un portrait mortuaire de celle-ci peint par l'artiste Frédérique O'Connell, doublée d'une mesure de saisie et de destruction de l'oeuvre [32]. Acte de naissance du droit à la vie privée et du droit à l'image, ce jugement affecte corrélativement le territoire de diffusion de la création.
16Mention particulière doit être faite du corps humain, siège de la personne et support occasionnel de l'oeuvre. Toujours riche en surprise, la jurisprudence fiscale ne conteste pas que les tatouages sont des « oeuvres originales (...) présent[ant] une part de création artistique » [33]. Mais elle souligne qu'en aucun cas leur réalisation ne peut être assimilée à une « livraison d'oeuvres d'art », dès lors que « le corps humain ne constitue pas un support susceptible de donner lieu à une livraison de biens » [34]. Le cadavre ne saurait davantage faire l'objet d'une exploitation commerciale, celle-ci se heurtant aux principes de respect, dignité et décence dus aux restes des personnes décédées. C'est ce qui a conduit la Cour de cassation à entériner l'interdiction pure et simple, quel qu'en soit le prétexte scientifique, éducatif ou artistique, de l'exposition Our body qui mettait en scène des cadavres humains conservés selon un procédé de « plastination ».
17Inspirée d'une conception romantique de l'art, la jurisprudence a doté l'oeuvre et l'auteur d'un statut juridique d'exception. L'art ne constitue cependant pas un monde à part aux yeux de la justice : soumis aux tribunaux, il se sécularise, devient une matière juridique comme une autre et n'offre aucune immunité à l'artiste ou à ses partenaires. C'est le paradoxe de cette confrontation du monde de l'art à celui du droit. Il est perceptible dans le rapport ambivalent des créateurs à la justice : de prime abord rebutés par la perspective de se frotter à l'institution judiciaire, les artistes s'adonnent en définitive avec une ardeur inédite à leurs procès.
18La dimension théâtrale de la cérémonie judiciaire offre parfois un piédestal inattendu aux oeuvres et à leurs auteurs. Née d'un dérisoire prétexte fiscal, l'affaire Brancusi est devenue le procès de l'art moderne, dressant une tribune d'exception aux défenseurs de l'abstraction qui se sont succédé à la barre pour adouber l'oeuvre du sculpteur. Inconnu sur la scène artistique, Pinoncely a médiatisé le procès que lui intentait l'État, appelé, selon ses propres termes, à « s'inscrire dans l'histoire de l'art », mais sans doute plus encore à assouvir son irrépressible besoin de notoriété.
19Du vol de la Joconde aux affaires Poussin, du faux testament de Bonnard au « selfie » d'un macaque, l'engouement du public pour les conflits de l'oeuvre ne se dément pas. Il faut dire que l'imagination débridée des artistes, mais aussi des tiers, irrigue un contentieux qui dépasse de loin la fiction. Dans le registre de l'insolite, les descendants de Louis XIV se sont plu à saisir les tribunaux administratifs d'une demande d'interdiction des expositions de Jeff Koons [35] et de Takashi Murakami [36] au château de Versailles, au motif quelque peu déconcertant de la « profanation » de la demeure royale.
20De nouvelles aventures judiciaires se profilent déjà sur tous les fronts. La stupéfiante découverte des chefs-d'oeuvre accumulés par milliers chez Cornélius Gurlitt augure de son lot de procès historiques. Les faux bronzes de Rodin, dont on dit que le marché est inondé, submergent également les prétoires. Lady Gaga répondra bientôt du plagiat que lui impute la plasticienne ORLAN, tandis que Coca Cola devra s'expliquer de son emprunt d'un père. Noël géant à la compagnie Royal de Luxe... Les tribunaux n'ont en somme pas fini de juger l'art !
Notes
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[1]
C. Delavaux et M.-H. Vignes, Les Procès de l'art, Petites histoires de l'art et grandes affaires de droit, Paris, Palette, 2013.
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[2]
À l'exception de l'ouvrage pionnier de L. Adam, Art on trial : from Whistler to Rothko (New York, Walker & Co, 1976) retraçant six procès emblématiques. Voir également les ouvrages de B. Edelman et N. Heinich, L'art en conflits, L'oeuvre de l'esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte, 2002 ; D. McClean (dir.), The Triais of Art, Londres, Ridinghouse, 2006 ; A. Julius, Transgressions, The Offences of Art, Royaume-Uni, Thames & Hudson, 2002.
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[3]
Comme l'ont fait N. Walravens dans l'ouvrage L'oeuvre d'art en droit d'auteur, Forme et originalité des oeuvres d'art contemporain, Paris, IESA/Economica, 2005 et J. Ickowicz dans Le droit après la dématérialisation de l'oeuvre d'art, Dijon, Les Presses du Réel, 2013.
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[4]
Civ. 14 mars 1900, DP 1900, I, 497.
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[5]
Paris, 6 mars 1931, DP 1931, 2, p. 88, note M. Nast.
-
[6]
Civ. 1re, 16 mars 1983, RIDA, juill. 1983, p. 80.
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[7]
Voir par exemple CA Chambéry 18 mai 1961, RIDA, avr. 1962, p. 120 : « Attendu que la photographie (...) représentant une jeune fille ne reflète aucun caractère particulier ou général, si ce n'est la fraîcheur de la jeunesse, oeuvre de la nature qu'il eut été maladroit de ne pas reproduire, mais à laquelle ne s'ajoute aucune empreinte d'art ».
-
[8]
Art. L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle : « Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ».
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[9]
Voir par exemple TGI Paris, 3e ch. 3e sect. 21 juin 2013, disponible sur legalis.net, à propos de la protection d'un tableau représentant les oies d'un couple de charcutiers dans un paysage de bruyère, l'oeuvre ayant été exploitée sur le site Internet, la camionnette, la devanture, les panneaux publicitaires et les sacs à provision de la charcuterie.
-
[10]
Civ. 1re 13 nov. 2008, Comm. com, électr. janv. 2009, comm. 1, note Chr. Caron.
-
[11]
Paris, 4e ch. 3 déc. 2004, D. 2005. 1237, note E. Treppoz .
-
[12]
TGI Paris, 28e ch. correct. 5 mai 2004, no Parquet 13256000660.
-
[13]
Cour des douanes de New York, 26 nov. 1928. Traduction de J. de Pass, issue de M. Rowell (préf.), Brancusi contre États-Unis, Un procès historique, Paris, Adam Biro, 2003 ; B. Edelman, L'adieu aux arts, Rapport sur l'affaire Brancusi, Paris, L'Herne, 2011.
-
[14]
Ouvrage L'Autre (L. Delahaye et J. Baudrillard) TGI Paris, 17e ch. civ., 2 juin 2004, Légipresse 2004, no 214, III, p. 156, note Chr. Bigot.
-
[15]
Ouvrage Perdre la tête (F.-M. Bannier) Paris 11e ch 5 nov. 2008, D. 2009. 470, note Chr. Bigot ; TGI Paris, 17e ch. civ., 25 juin 2007, Légipresse 2007, no 246, III, p. 234, note A. Fourlon.
-
[16]
L. Delahaye déclarait : « J'ai volé ces photos, c'est vrai, mais c'est au nom d'une vérité photographique que je n'aurais pas pu atteindre autrement ».
-
[17]
Paris, pôle 5, ch. 2, 18 janv. 2013, RG no 12/01583, Civ. 1re, 10 sept. 2014, pourvoi no 13-14.532, RTD com. 2014. 818, obs. F. Pollaud-Dulian.
-
[18]
Civ. 1re, 13 nov. 2003, Comm. com. électr. janv. 2004, comm. 2, note Chr. Caron.
-
[19]
Voir article L. 122-5 modifié du code de la propriété intellectuelle : « Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire (...) 9°. La reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une oeuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans le but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur ».
-
[20]
Civ. 1re, 15 mars 2005, Comm. com. électr. mai 2005, comm. 78, note Chr. Caron.
-
[21]
F. Duret-Robert, Le droit, du marché de l'art, Paris, Dalloz Action, 2013-2014, chapitre 14.
-
[22]
Civ. 1re 13 déc. 1983, D. 1984, jur. 340, note J.-L. Aubert ; Civ. 1re, 27 juin 2000, pourvoi no 98-15.483, Civ. 1re, 17 sept. 2003, pourvoi no 01-15.306, RTD civ. 2005. 123, obs. J. Mestre et B. Fages.
-
[23]
Trib de paix Nantes, 23 janv. 1947, D. 1947, jur. 220.
-
[24]
Civ. 1re, 5 févr. 2002, JCP G 2002, 148, note Y.-M. Serinet ; Civ. 1re 15 nov. 2005, RDLI 2006/14, 394, note N. Walravens.
-
[25]
Corte d'Appello di Firenze (Italie), 29 juill. 1914, vol. 173, sentenza no 731.
-
[26]
Paris, 13e ch. correct., 3 déc. 1985, Gaz. Pal. 1986, jur. 232.
-
[27]
K. Müller, Quand l'art est pris pour cible, 101 histoires improbables mais vraies, Paris, Prisma, 2014.
-
[28]
Die Zeit, 6 nov. 1987, Kunst im Eimer.
-
[29]
Aff. Pinoncely : TGI Tarascon, 20 nov. 1998, D. 2000. 128 ; D. 2000. 98 B. Edelman ; TGI Paris, 28e ch. correct. 24 janv. 2006, D. 2006. 1827, note A. Tricoire ; Paris, 12e ch. correct. 9 févr. 2007, RDLI 2007/27 no 879, note N. Walravens. Aff. Sam : TGI Avignon, 16 nov. 2007, D. 2008. 588, B. Edelman ; TGI Avignon, 7 août 2008, no 07/19902 ; Nîmes, 2 juin 2009, no 09/00461 ; Crim. 12 mai 2010, pourvoir no 09-85.672.
-
[30]
Ord. réf. TGI Paris, 10 mars 2005, JCP G. 2005, II, 10109, note P. Malaurie ; Paris, 8 avr. 2005, RDLI 2005/7, no 192, note A. Gautron cassé par Civ. 1re, 14 nov. 2006, RDLI 2006/23 no 279, note A. Gautron.
-
[31]
Voir la traduction inédite par Laure Duchâtel du procès-verbal d'interrogatoire de Véronèse devant le Saint-Office in Les Procès de l'art (C. Delavaux et M.-H. Vignes, Paris, Palette, 2013, p. 264).
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[32]
Trib. civ. de la Seine, DP 1858, III, 62.
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[33]
CAA Paris, 1er févr. 2012, no 10PA02521.
-
[34]
CAA Lyon, 24 mai 2011, no 10LY01792.
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[35]
Conseil d'État, 29 déc. 2008, no 324646.
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[36]
Ord. réf. Trib. adm. Versailles, 7 déc. 2010, no 1007847.